CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1C’est à partir du xviiie siècle que les savants se mettent à classer les êtres vivants en les hiérarchisant, des moins évolués aux plus évolués. Cette approche entraîne l’émergence d’un concept dont les conséquences seront dramatiques : l’existence d’espèces inférieures et supérieures, celle de l’Homme étant évidemment – anthropocentrisme oblige – supérieure à toutes. Dès lors, le débat se déplace sur la question de l’ascendance de ce dernier et de sa proximité avec les grands singes. Dès le début du xixe siècle, la thèse polyphylétique, qui rattache les populations humaines à différentes espèces de singes – excluant ainsi l’existence d’un ancêtre commun à tous les Hommes –, est soutenue par plusieurs savants, pour qui il est inconcevable que toutes les « races » se valent. La parution en 1859, puis en 1871, des livres du naturaliste anglais Charles Darwin marque un tournant, en confortant la théorie d’une ascendance simiesque de l’Homme. En remettant en question le paradigme jusqu’alors dominant du créationnisme et de la théorie du Déluge, l’évolutionnisme darwinien révolutionne le monde scientifique. L’impact de cette nouvelle théorie va être déterminant pour la reconnaissance de l’ancienneté de l’Homme. La question de ses origines sera ardemment débattue durant la seconde moitié du xixe siècle. Puis, comme les Hommes modernes, ils seront classés et hiérarchisés : des inférieurs aux supérieurs.

Premières catégorisations des humains

2La première différenciation connue de groupes humains est sans doute celle opérée par les anciens Égyptiens. Fondée sur leurs caractères physiques apparents, elle ne s’appliquait qu’aux populations voisines de l’Égypte [1]. Chez les Grecs de l’Antiquité, les divisions entre les peuples reposent sur la connaissance de la langue et de la culture grecque : l’Autre est alors le Barbare. En Europe, durant le Moyen Âge, on regroupe tous les Hommes dans les trois catégories de l’Ancien Testament. Monogéniste, la tradition biblique propose un modèle classificatoire de la descendance de Noé, notamment à partir de la « malédiction de Cham » (Poliakov, Delacampagne et Girard, 1976). Après le Déluge, Noé sort de l’Arche avec ses trois fils, Sem, Cham (ou Ham) et Japhet. Suite à la faute de Cham, son deuxième fils, qui lui manque de respect, Noé s’emporte et maudit sa descendance (ancêtres des peuples hamites d’Afrique), en particulier celle de son fils Canaan, qu’il voue à la servitude des enfants de Sem, ancêtres des Sémites [2]. Durant les siècles suivants, la « malédiction de Cham » sera utilisée pour légitimer la colonisation et l’esclavage des « Noirs ». Au début du xve siècle, l’idée de l’existence de « sang pur », qui semble apparaître dans la péninsule ibérique avec la fin de la reconquête sur les Maures par les souverains chrétiens, va entraîner la différenciation des humains en fonction de leur religion : chrétiens (« sang pur ») et non chrétiens (« sang impur ») (Paraf, 1964). Cette catégorisation des humains va se trouver confortée par la découverte des « Sauvages » à la faveur des voyages d’exploration qui se multiplient aux xve et xvie siècles. Dès lors, la différenciation entre « civilisés » (blancs et chrétiens) et « non civilisés » (« Sauvages ») prend corps et va justifier l’asservissement de ces derniers, considérés comme inférieurs. En 1677, le savant britannique William Petty émet l’idée de l’existence de « races » humaines équivalentes aux races des animaux d’élevage. Sept ans plus tard, le médecin et philosophe François Bernier suggère dans Le Journal des sçavans que les Hommes peuvent être classés en fonction leurs caractéristiques physiques, notamment de la couleur de la peau, en quatre grandes « races » : l’européenne, l’africaine, l’asiatique et la lapone [3]. Au siècle suivant, la classification des êtres vivants, en particulier par le naturaliste suédois Carl von Linné, va très vite entraîner celle des humains.

3L’idée que l’Homme appartient au règne animal n’a été acceptée que très tardivement. Dans l’Europe médiévale et de la Renaissance, la conception finaliste de la nature – présente dès l’Antiquité (cf. L’Histoire des animaux d’Aristote) – est confortée par les textes chrétiens. Le monde est alors perçu comme une chaîne continue de plus en plus complexe et parfaite, qui va du monde minéral à Dieu en passant par le monde animal et l’humanité : c’est la Scala naturae. En 1735, Linné propose dans la partie zoologique de Systema naturae une première classification hiérarchique du règne animal dans laquelle il place l’Homme pour la première fois parmi les primates et au sommet de son « échelle ». Cette infériorisation des animaux, qui se retrouve dans la taxinomie anthropocentrique du siècle suivant, explique probablement le refus durant des siècles de situer l’Homme dans le règne animal et, plus encore, dans une lignée commune [4]. En effet, si une origine commune de l’Homme et des grands singes est envisagée dès le xviiie siècle par de grands naturalistes, dont Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (Histoire naturelle de l’homme, 1749), c’est Darwin qui développera cette hypothèse dans De l’origine des espèces par voie de sélection (1859) puis dans The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex. Considérée comme la « création de Dieu la plus aboutie », l’existence d’une parenté entre l’Homme et les singes soulève un tollé de protestations indignées de la part de l’Église, mais aussi du monde scientifique et de la « bonne société » notamment anglaise.

4C’est au xviiie siècle qu’apparaissent la première classification des humains et leur hiérarchisation, créant ainsi une « échelle des êtres humains ». C’est également à cette période que le concept de « race » fait son apparition dans le discours de certains érudits aristocrates, comme l’historien Henry de Boulainvilliers qui suggère dans son Essai sur la noblesse de France (1732) une spécificité raciale aristocratique [5].

L’échelle des êtres humains

5Dans sa première classification, Linné divise l’espèce Homo sapiens en six variétés : l’américaine (Homo sapiens rouge), l’européenne (Homo sapiens blanc), l’asiatique (Homo sapiens jaune), l’africaine (Homo sapiens noir), la monstrueuse (Homo sapiens monstrosus qui comprend les géants de Patagonie, les macrocéphales, les hommes à queue d’Afrique ou d’Asie, etc.) et la sauvage (Homo sapiens ferus). Ainsi, en créant une catégorie spécifique pour les « Sauvages », il les rapproche plus de l’animalité que des « civilisés » (Systema naturae, 1735). Dans le tome XI de son Histoire naturelle (1749), Buffon, également monogéniste, distingue six variétés géographiques d’humains, qu’il hiérarchise comme autant de degrés de civilisation [6]. Neuf ans plus tard, Linné, dans la dixième édition de Systema naturae (1758), sépare le genre Homo en deux espèces : Homo sapiens (ou diurnus) et troglodytes (Homo nocturnus). S’appuyant sur des critères physiques, géographiques, mais aussi comportementaux, il propose quatre « races » d’Homo sapiens sans explicitement les hiérarchiser : Europeus (blancs, sanguins et énergiques), Americanus (rouges, colériques et droits), Asiaticus (jaunes, mélancoliques et rigides) et Afer (noirs, flegmatiques et décontractés). Puis, pour différencier les singes et les « races humaines », diverses mesures anthropométriques vont être utilisées par les savants dont Louis-Jean-Marie Daubenton, Petrus Camper et Johann Friedrich Blumenbach (Reynaud-Paligot, 2006). Alors que pendant des siècles, le substantif « race » a signifié la lignée, la famille, à la fin du xviiie siècle, il est utilisé pour diviser l’humanité en différentes espèces, ce qui conduit à l’apparition d’une nouvelle doctrine, le racisme, idéologie qui infériorise l’étranger, l’Autre lointain. En effet, presque toutes les taxinomies du xviiie siècle postulent une inégalité multiforme entre les races, l’Homme blanc – et en particulier l’Européen – se situant toujours au sommet de la hiérarchie et le Sauvage au bas [7]. En Europe comme aux États-Unis, la hiérarchisation des races va servir la colonisation. C’est dans les sociétés esclavagistes des Antilles et des deux Amériques que, selon Pierre-André Taguieff (1998), la couleur de la peau devient un marqueur naturel : « Réduit à son statut de dominé et d’exploité, le Noir africain peut être méprisé, traité comme un sous-homme, une marchandise ordinaire. Il y a là une réinvention de la catégorie de l’esclave par nature. »

Le « paradigme racial »

6Au cours du xixe siècle, les savants s’appuient sur l’anatomie comparée et les méthodes anthropométriques, en particulier la craniométrie et la céphalométrie, pour établir la proximité physique de certaines « races », notamment celle des « Nègres », avec les singes, à côté de méthodes pseudo-scientifiques comme la phrénologie [8] ou la physiognomonie [9]. Georges Cuvier, le père de l’anatomie comparée, rapproche ainsi, dans un mémorandum daté du 1er avril 1815 adressé à Réaux, les Noirs et les Hottentots de deux espèces différentes d’orangs-outans ! En 1861, l’anatomiste Paul Broca écrit : « On a vu que la capacité crânienne des nègres de l’Afrique occidentale (1 372,12 cm3) est inférieure d’environ 100 cm3 à celles des races d’Europe [10]. » La craniométrie, qui a servi à légitimer les discours racistes, sera utilisée par les nazis comme support d’expositions afin que le public allemand puisse différencier les « races humaines ».

7Durant la seconde moitié du xixe siècle, la question des origines de l’humanité va diviser la communauté scientifique en deux camps : celui des partisans du monogénisme, qui défend une origine unique pour toutes les « races », et celui des partisans du polygénisme, qui soutient l’existence d’ancêtres distincts pour chaque « race humaine ». Les hypothèses polyphylétiques proposées par les anthropologues et les linguistes tentent d’établir des liens généalogiques entre plusieurs espèces de grands singes et les variétés humaines vivant dans la même région – celles d’Asie avec les orangs-outans et celles d’Afrique avec les chimpanzés ou les gorilles selon Abel Hovelacque et Georges Hervé (Précis d’anthropologie, 1887). Par exemple, l’anatomiste anglais Richard Owen distingue les « Nègres », selon lui proches du gorille (et donc de l’animalité), des autres « races » humaines [11]. Dans son célèbre arbre phylétique de l’Homme de 1868, le biologiste allemand Ernst Haeckel place lui aussi les « races noires », en particulier les San d’Afrique australe et les Aborigènes d’Australie, parmi les plus inférieures, les plus proches des singes [12]. Aux États-Unis, pour se justifier, les esclavagistes s’appuient sur les thèses des polygénistes comme Samuel George Morton ou Louis Agassiz, qui soutiennent que les « Nègres » appartiennent à une espèce différente et inférieure à celle des Blancs [13]. Les fondements du racisme se retrouvent dans ces théories racialistes qui explosent durant la seconde moitié du xixe siècle ; le diplomate Joseph Arthur comte de Gobineau en a été le premier théoricien. Dans son malheureusement célèbre Essai sur l’inégalité des races humaines (six volumes parus entre 1853 et 1855), il prône la supériorité de la « race blanche » (en particulier de la « race aryenne ») sur les autres et n’hésite pas à corréler la blancheur de la peau avec la beauté physique, la supériorité intellectuelle et la moralité. En outre, il ajoute à sa classification de l’humanité en trois grandes « races » (blanche, jaune et noire) une quatrième : la « race dégénérée », car pour lui, par leurs comportements, « les Sauvages l’ont toujours été et le resteront jusqu’à leur disparition » ! Par ailleurs, pour Gobineau et Morton, le métissage des races a des conséquences désastreuses. Suivant leur thèse, les sociétés esclavagistes vont prohiber le métissage qui sera sévèrement sanctionné (Taguieff, 2002). L’œuvre de Gobineau, traduite en allemand en 1898, deviendra une référence pour les théoriciens du nazisme.

8Après la reconnaissance de l’existence de « l’Homme tertiaire » en 1872, grâce aux nombreuses découvertes exhumées lors des fouilles de sites préhistoriques qui se multiplient en France et à l’étranger, aux schèmes polyphylétiques en vigueur vont être incorporés les fossiles humains. Dès lors, les savants regroupent les Hommes fossiles par « races » et les hiérarchisent. Utilisant l’analyse comparative entre les « races » et les fossiles humains, les anthropologues affermissent le présupposé de l’existence de « races » supérieures et inférieures, caractérisées par leur degré de proximité avec les singes. Par ailleurs, les savants transformistes ou évolutionnistes placent l’Homme sur une courbe régulièrement ascendante, créant ainsi un écart exagérément grand entre l’Homme des origines, proche des singes, et l’Homme actuel. Par exemple, l’anthropologue allemand Hermann Klaatsch propose un arbre phylogénique où les deux branches principales émergent d’un ancêtre commun hypothétique, le Propithèque. L’une des branches figure la lignée regroupant les Hommes d’Afrique, les gorilles et l’Homme de Néandertal ; la seconde, celle des Hommes d’Asie et d’Europe, l’orang-outan et l’Homme fossile d’Aurignac [14]. Les défenseurs du polygénisme, tout en admettant une parenté entre l’humanité primitive et les singes anthropomorphes, estiment néanmoins que les humains actuels ne sont pas les descendants de ceux qui ont vécu pendant le Quaternaire : la vieille race aurait disparu sans laisser de traces et aurait été remplacée par une humanité nouvelle (Homo sapiens). Il faudra attendre plusieurs décennies pour que la plupart des savants reconnaissent à l’homme préhistorique des comportements sociaux et symboliques complexes. L’hypothèse polyphylétique, soutenue jusque dans les années 1930, disparaîtra avec la reconnaissance de l’unité de l’espèce humaine.

9Entre 1840 et 1860, pour expliquer pourquoi certaines sociétés ont progressé et d’autres non, les anthropologues (notamment John Fergusson MacLennan, Lewis Henry Morgan et Johann Jakob Bachofen) vont s’appuyer sur les systèmes racialistes : c’est la naissance de l’anthropologie sociale et culturelle. Dès lors, pour différencier les « races », en plus de leurs caractères physiques et moraux, leur langue et leur histoire sont prises en compte.

Évolution progressive et unilinéaire des cultures

10Au cours de la seconde partie du xixe siècle, la théorie de l’évolution et l’ethnocentrisme provoquent l’essor de l’évolutionnisme culturel lié à l’idée d’un progrès constant de l’humanité : elle serait passée de la sauvagerie primitive à la civilisation grâce au développement des techniques de subsistance (Morgan, 1877. Ancient Society). Dans le contexte de l’époque, les comportements techniques, sociaux et religieux des Européens sont perçus comme les plus évolués. En outre, durant cette période dominée par la science positiviste, la théorie du progrès se différenciait de celle, antérieurement acceptée, de la dégradation humaine (vision adamique et chute de l’Homme après le péché originel).

11La vision linéaire et progressive de l’évolution de l’Homme s’associe à une classification hiérarchique des races humaines, de la plus ancienne à la moins ancienne, de la plus civilisée à la moins civilisée. Dans ces typologies racialistes, les « Sauvages » – considérés comme l’antithèse des « civilisés », les plus « inférieurs des inférieurs », le « Blanc » et les cultures européennes leur étant techniquement et socialement supérieurs – doivent donc être « éduqués ». Le modèle du progrès par amélioration personnelle, la lutte en étant le moteur, va être suggéré par le sociologue anglais lamarckien Herbert Spencer. Cinq ans après la parution du livre de Darwin, dans Survival of the Fittest in Principles of Biology de Spencer, la sélection naturelle des espèces devient chez les êtres humains la « survie du plus apte ». Ce « darwinisme social » repose sur le présupposé que l’hérédité a un rôle prépondérant dans l’évolution humaine, que les caractères innés (hérités) l’emportent sur les caractères acquis par l’éducation, et postule que la lutte pour la vie est l’état naturel des relations sociales entre les Hommes. Pour ses partisans, cette sélection naturelle favorise le progrès à la fois de l’Homme biologique et des sociétés humaines. Cette même explication biologique, reposant sur le paradigme d’une évolution humaine progressive et linéaire, expliquerait les disparités observées entre les sociétés et l’existence de peuples « primitifs ». Au milieu du xixe et au début du xxe siècle, ce « darwinisme social », légitimant l’existence de « races » ou d’individus « inférieurs », va servir à justifier « scientifiquement » des politiques sociales fondées sur l’individualisme et la lutte pour l’existence : exploitation de la classe prolétarienne, esclavage, colonisation, eugénisme, extermination de certaines ethnies et conflits entre nations.

12La hiérarchisation des « races » et le paradigme de l’évolution progressive et linéaire de l’humanité sont également à la base du « mythe de la race aryenne » qui dérive de l’idée, sans fondement scientifique, que les premiers peuples parlant les langues indo-européennes et leurs descendants jusqu’à l’époque moderne auraient constitué une « race » distincte. Selon Haeckel, les Indo-Germains (Allemands, Anglo-Saxons et Scandinaves) constituent la « race » la plus évoluée de l’humanité. Quant à l’anthropologue Georges Vacher de Lapouge, un des premiers théoriciens de l’eugénisme, persuadé que le sort du monde reposait sur la victoire des Aryens sur les Juifs, il publiera en 1899, le texte de son « cours libre de science politique, professé à l’Université de Montpellier, 1889-1890 », sous le titre : L’Aryen, son rôle social, ouvrage sur lequel se fondera l’antisémitisme nazi. La classification des « races » initiée par Gobineau continue de faire autorité jusqu’à la première moitié du xxe siècle.

Persistance de la taxinomie raciale au xxe siècle

13La classification de l’humanité en « races » va se poursuivre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En 1933, l’anthropologue franco-suisse George Montandon divise « l’espèce humaine » en cinq « grand’races » (europoïde, mongoloïde, négroïde, vedd-australoïde, pygmoïde), elles-mêmes divisées en vingt « races » subdivisées en « sous-races » (La race, les races. Mise au point d’ethnologie somatique). Il affirme que les Jaunes, les Noirs et les Blancs ne descendent pas de la même race de singes. En Allemagne, les principales classifications sont établies par les anthropologues Günther, célèbre raciologue du Troisième Reich, et Eickstedt qui, en 1934, dans Théorie de la race et l’histoire raciale de l’humanité, distingue trois groupes géographiques (caucasien, mongoloïde et négroïde) qu’il subdivise en 36 « races ». En France, le concept de « race » sera utilisé en 1928 lors des débats sur les métis d’Outre-mer et introduit en métropole sous la Troisième République en 1939. Elle entrera dans le domaine juridique sous le régime de Vichy, avec en particulier la reconnaissance du statut des Juifs. Élargi aux groupes se différenciant par leur religion ou leur nationalité, le concept va aussi être utilisé aux États-Unis dans le cadre de l’auto-identification (ou auto-déclaration) et des recensements [15].

14Le début du xxe siècle est également marqué par l’essor de l’eugénisme, doctrine initiée par l’anthropologue britannique Francis Galton. Dans son ouvrage de 1899, il déclarait qu’il fallait, pour maintenir la lignée de la « race supérieure », éviter le mélange des sangs (c’est la notion de « race pure ») par une reproduction sélective en favorisant les unions de personnes de même classe sociale (natural inheritance). Aux États-Unis, où l’identité nationale est au cœur des préoccupations, on s’inquiète du taux élevé de fécondité chez les nouveaux migrants. Les thèses eugénistes du zoologue américain Charles Davenport vont directement causer la stérilisation de 60 000 Américains ! Son manuel scolaire a fourni les bases idéologiques de l’Holocauste (1911. L’Hérédité dans la liaison à l’eugénisme). En opposant, dans The Passing of the Great Race (1916), la « race alpine » et la « race méditerranéenne » (qui, selon lui, souffre de métissages divers avec les peuples négroïdes) à la « race nordique », l’avocat américain Madison Grant joue également un rôle actif dans le renforcement des restrictions législatives sur l’immigration et la politique de stérilisation aux États-Unis. L’Europe n’est pas en reste, comme l’attestent les écrits du physiologiste Charles Richet, farouchement opposé au métissage : il faut, note celui-ci, « qu’une autorité conduise l’élimination des races inférieures (la race jaune, et surtout la race noire), puis celle des “anormaux” [16] ». Mise en place dès 1933, la politique eugénique et raciste nazie promulgue un ensemble de décrets dont les objectifs sont d’une part de favoriser la fécondité des humains « supérieurs » et d’autre part de freiner voire stopper la reproduction des « inférieurs », qu’ils soient handicapés, socialement indésirables ou racialement « impurs » [17]. Durant la Seconde Guerre mondiale, Georges Montandon publie plusieurs ouvrages eugénistes et antisémites. Nommé en 1943 directeur de l’Institut d’études des questions juives et ethnoraciales, qui publie Le Cahier jaune, il fera distribuer aux étudiants en médecine une traduction en français parue en 1943 du Manuel d’eugénique et hérédité humaine du médecin nazi Otmar von Verschuer alors responsable de l’Institut d’anthropologie à Berlin (Kevles, 1995). Un an plus tard, dans Le Cahier jaune du 15 avril, Montandon publiera, en collaboration avec le journaliste d’extrême droite antisémite Henri Coston, le malheureusement célèbre Je vous hais, une brochure de 50 pages où 500 documents dénoncent le soi-disant rôle des Juifs dans la culture, la prostitution, les trafics, les crimes rituels et le terrorisme.

15Durant tout le xixe et la première moitié du xxe siècle, les classifications anthropologiques, les approches évolutionniste et diffusionniste, le comparatisme ethnographique utilisé par les préhistoriens, les expositions coloniales et universelles, relayées par les magazines illustrés, le Musée ethnographique du Trocadéro, dont la muséographie accréditait l’idée que les groupes humains présentés étaient plus proches des hommes préhistoriques que du visiteur occidental, ont renvoyé une image infériorisante de l’Autre et conforté l’idée de la supériorité des Blancs civilisés européens. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’évolution linéaire de l’Homme, l’évolutionnisme culturel des sociétés et les classifications raciales sont rejetés par la majorité des scientifiques. En outre, en démontrant l’origine commune de tous les Hommes actuels, les préhistoriens et paléoanthropologues ont porté un coup décisif à la notion de « races » par nature. Dans les années 1970, avec l’essor de la génétique, qui a montré que l’espèce humaine partage le même patrimoine génétique à 99,8 %, le concept de « races », qui n’a donc aucun fondement biologique, est totalement abandonné. Cependant, de nos jours le terme conserve un usage social ou juridique. En outre, l’utilisation récente de « marqueurs génétiques » a relancé le débat sur la notion d’espèce humaine. Dans leur publication de 2002, des chercheurs américains concluent que l’auto-identification raciale pouvait continuer à être utilisée dans le cadre médical [18]. Ce renouveau de la différentiation raciale inquiète certains scientifiques, d’autant qu’en 2003, dans The Geography of Thought : How Asians and Westerners Think Differently and Why, le psychologue Richard Nisbett suggère que, depuis des milliers d’années, la cognition humaine n’était pas partout la même !

16La classification et surtout la hiérarchisation des « races », en accentuant les différences entre nous et l’Autre, ont justifié certaines idéologies comme le colonialisme, l’esclavagisme, le darwinisme social ou l’eugénisme, et créé des mythes comme celui de « peuple aryen ». Ce détournement des acquis biologiques à des fins idéologiques a forgé le racisme populaire qui persiste encore aujourd’hui. En effet, si actuellement nous sommes conscients que l’espèce humaine, tant sur le plan biologique que culturel, est à un certain stade de transformation situé dans un continuum, force est de constater que l’altérité n’est toujours pas acceptée par tous.

Notes

  • [1]
    Les Rot, ou Égyptiens, peints en rouge, les Namou, jaunes avec un nez aquilin, les Nashu, noirs avec des cheveux crépus, et les Tamahou, blonds aux yeux bleus.
  • [2]
    Les fils de Japhet sont les ancêtres des peuples indo-européens.
  • [3]
    Sans nom d’auteur : Nouvelle division de la terre par les différentes espèces d’hommes qui l’habitent, envoyée par un fameux Voyageur à M. l’abbé de la *** à peu près en termes.
  • [4]
    Pour avoir suggéré, dans Dialogues (1616), que les Hommes descendaient des singes, le philosophe italien Vanini fut brûlé vif en 1619.
  • [5]
    Les aristocrates descendraient des Francs (conquérants, donc supérieurs) et les gens du peuple – le tiers état – des Gallo-Romains (envahis, donc inférieurs).
  • [6]
    Il suggère qu’à l’origine tous les Hommes étaient blancs, les autres couleurs résultant d’une dégradation due à leur éloignement plus ou moins grand de la zone climatique tempérée. Cette hypothèse sera plus tard reprise par les monogénistes allemands Blumenbach et Kant (cf. Poliakov, 1971).
  • [7]
    Voir par exemple les écrits de : Maupertuis, Dissertation physique à l’occasion du Nègre Blan (1744) et Vénus physique (1745) ; de Meiners, Esquisse d’une histoire de l’humanité (1793) ; de White, An Account of the Regular Gradation in Man, and in Different Animals and Vegetables (1799).
  • [8]
    Étude du caractère et des aptitudes intellectuelles d’après la conformation externe du crâne, fondée par le médecin Franz Josef Gall et popularisé par le physiologiste allemand Johann Caspar Spurzheim.
  • [9]
    Le caractère d’une personne est déduit de son apparence physique, en particulier des traits de son visage – méthode développée par le théologien suisse Johann Kaspar Lavater dans Physiognomische Fragmente (1775-1778).
  • [10]
    « Sur le volume et la forme du cerveau, suivant les individus et suivant les races », Bulletins de la Société d’anthropologie, vol. 2, p. 139-207.
  • [11]
    1862. On the Zoological Significance of the Brain and Limb Characters of the Gorilla, as Contrasted With Those of Man.
  • [12]
    Édition française : Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, Paris, Schleicher, 1909.
  • [13]
    Morton S.G., Crania Americana ; or, A Comparative View of the Skulls of Various Aboriginal Nations of North and South America : To which is Prefixed An Essay on the Varieties of the Human Species, Londres, J. Dobson, 1839.
  • [14]
    « Die Aurignac-Rassz und ihre Stellung in Stammbaum der Meinschheit », Zeitschrift für Ethologie, n° 42, 1910, p. 513-577.
  • [15]
    Gibson C. et Jung K., 2000. Historical Census Statistics on Population Totals by Race 1790 to 1990, and by Hispanic Origin, 1970 to 1990, For The United States, Regions, Divisions, and States. Population Division, US Census Bureau, septembre, Working Paper Series No. 5.
  • [16]
    Richet C., La Sélection humaine, Paris, Alcan, 1919, cité dans Pichot, 1995. Prix Nobel de médecine en 1913, Richet fut membre de l’Institut de France et président de la Société française d’eugénique de 1920 à 1926.
  • [17]
    On estime qu’environ 400 000 personnes, en Allemagne et dans les territoires annexés après 1937, ont été stérilisées entre 1934 et 1945 (Massin B., « Stérilisation eugénique et contrôle médico-étatique des naissances en Allemagne nazie : la mise en pratique de l’Utopie médicale », in Giami A. et Leridon H. (dir.), Les Enjeux de la stérilisation, Paris, Ined, 2000).
  • [18]
    Risch, N., Burcha, E., Ziv, E. et Tang, H., « Categorization of Humans in Biomedical Research : Genes, Race and Disease », Genome Biology, vol. 3, n° 7, 2003, p. 1-12.
Français

Au cours du xixe siècle, la science progresse dans la connaissance des régions colonisées et des peuples qui y vivent. Cette « ethnographie » va propager l’idée, d’une part, que toutes les « races » ne sont pas égales et, d’autre part, que celle des Européens est supérieure aux autres. Durant cette période, les savants classent les espèces vivantes des inférieures aux supérieures et, au sein de l’espèce humaine, ils hiérarchisent les individus en fonction de leur « race » en se fondant en priorité sur la couleur de leur peau. La reconnaissance, dans les années 1860-1880, de la préhistoire en tant que discipline scientifique va, dans un premier temps au moins, conforter cette vision inégalitaire des « races ». En utilisant l’analyse comparative entre les singes et les Hommes actuels et, désormais, fossiles, les anthropologues affermissent le présupposé de l’existence de « races » supérieures et inférieures. En outre, l’évolution des cultures est perçue comme une transformation unilinéaire et progressive : de la sauvagerie primitive (représentée par les Préhistoriques et les « Sauvages ») à la civilisation. Ces hiérarchisations, biologique et culturelles, entraîneront le développement d’idéologies aux conséquences dramatiques pour certains humains.

Mots-clés

  • « races »
  • hiérarchisation
  • préhistoire
  • évolution culturelle

Références bibliographiques

  • En ligneBlanckaert, C., « Un fil d’Ariane dans le labyrinthe des origines… Langues, races et classification ethnologique au xixe siècle », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 17, 2002, p. 137-171.
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  • Kevles, D. J., Au nom de l’eugénisme : génétique et politique dans le monde anglo-saxon, Paris, Presses universitaires de France, 1995.
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Marylène Patou-Mathis
Marylène Patou-Mathis est docteur en préhistoire, directrice de recherche au CNRS, vice-présidente du conseil scientifique du Muséum national d’Histoire naturelle. Elle est spécialiste des comportements des Néandertaliens et des premiers hommes modernes d’Europe et auteur de plus de 160 publications scientifiques.
Courriel : <patmath@mnhn.fr>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51550
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