CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Geneviève Jacquinot, Image et pédagogie, Paris, éditions des Archives contemporaines, 2012, 200 p. [1re éd. 1977 – édition revue et augmentée]

1C’est en tant que documentariste nouvellement chargé de former des étudiants de Sciences Po à l’usage de la pratique filmique comme mode d’expression en sciences humaines que j’ai découvert tout récemment Image et Pédagogie, dans l’édition de 1977, alors même que je cherchais à formaliser les acquis de l’expérience et du croisement de diverses démarches apparentées comme l’anthropologie visuelle ou le cinéma documentaire. C’est un de ces livres que l’on referme avec le sourire, content d’y avoir trouvé le contenu exact qu’on y cherchait, et avec la satisfaction de se dire que l’on n’aurait pas mieux fait.

2Le constat initial de l’élargissement du champ des possibles didactiques grâce à l’apparition des moyens de diffusion était valable en 1977 : il le reste aujourd’hui comme il le sera demain. Les moyens ont évolué (c’est une question de technique), mais la question de la pertinence de l’exploration de ces possibles reste toujours aussi centrale (c’est une question de didactique). En 1977, le nouveau moyen de diffusion à disposition de la pédagogie était l’audiovisuel : le cinéma ou la télévision. En 2013, nous parlons de vidéo, de film ou de web-documentaire, autrement dit de la même chose. Il s’agit toujours d’image animée et quel que soit son mode de réalisation, la stratégie qui la gouverne devrait toujours être la même.

3Dans son introduction, Geneviève Jacquinot déplore que celle qui est la plus répandue consiste à « traduire en image » un contenu prédéterminé pour « faire passer le message ». Elle appelle de ses vœux une nouvelle forme générative d’écriture filmique qui modifierait, dans sa mise œuvre, le processus d’apprentissage en s’appuyant sur la spécificité du moyen d’expression. Un film n’est pas un texte. Les modalités cognitives de saisie de ces deux modes d’expression ne sont pas équivalentes. Dire ceci n’est pas prôner un relativisme de l’information, mais simplement rappeler une évidence.

4Alors quelle stratégie mettre en place ? Comme le rappelle Geneviève Jacquinot, la stratégie didactique vise l’enrichissement du répertoire cognitif de l’apprenant, donc l’intention d’instruire. Un discours ouvert qui donne à apprendre et non ce qu’il y a à apprendre. Une « pédagogie du processus » plutôt qu’une « pédagogie du transport ». Un spectateur-élève qui ne soit pas considéré comme « passif », mais impliqué dans l’apprentissage, actif dans l’appropriation de l’image, au service d’une démarche productive.

5D’où la nécessité d’éduquer à l’image. La « caméra-stylo » est encore du domaine de l’utopie techniciste et « l’analphabétisme audiovisuel reste la chose la mieux partagée ». L’ignorance et l’inculture face à l’image et à sa lecture, tant des étudiants que du corps professoral, obligent à mettre en place une pratique structurée et constructive d’un enseignement global de l’image et des médias. L’idée qu’il suffise de mettre une caméra entre les mains d’un étudiant ou d’un enseignant pour qu’il réalise un film et s’exprime plus librement qu’avec le verbe, sous prétexte que nous serions dans une « civilisation de l’image » ou à l’heure du Web 2.0, est un leurre. Regarder une image, en comprendre la structure, la composition, les articulations avec d’autres à travers le montage, cela s’apprend. Faire un film au lieu d’écrire un texte pour rendre compte d’un travail universitaire nécessite une formation spécifique. Mon expérience me prouve que lorsque l’exercice est bien mené, ses résultats sont aussi étonnants que puissants, la pratique filmique agissant comme une sorte de révélateur pour les étudiants qui en ressortent profondément marqués. Pour explorer l’ensemble des possibles de l’image, il est nécessaire de prendre au sérieux le « texte filmique », de dépasser le « passage du monde mondain au monde du spécialiste » qui reproduit l’enseignement classique, frontal, unidirectionnel où le discours est roi et où « les pédagogues ne font confiance qu’à la parole – à leur parole – et se méfient de l’image » : d’où le caractère généralement très bavard des films didactiques, comme si un film ne disant pas explicitement au spectateur ce qu’il faut voir et entendre ne lui permettait pas d’en comprendre le sens.

6Comment faire alors un film didactique ? Geneviève Jacquinot ne répond pas à la question, et ceux qui pensent trouver là un livre de recettes seront déçus. Cependant, elle propose une « échelle de performativité didactique » qui peut permettre une certaine évaluation des films pédagogiques.

7« Au degré zéro » se trouvent les cours enregistrés sans aucune écriture filmique, au contenu discursif fort, impliquant très faiblement l’élève pensé comme passif, recevant le contenu dispensé par le spécialiste. « Au degré moyen », un traitement filmique fait timidement son apparition à travers l’intégration de différents modes de référence, passant du monde du spécialiste au monde de la classe par le commentaire, ce qui permet au responsable du contenu de garder la main mais de minimiser encore le travail productif du spectateur. « Au degré plein », le traitement filmique est complètement exploité, l’élève supposé devient un spectateur actif qui élabore lui-même le sens à partir du matériau donné à voir et à entendre. Resterait à poser le problème des différents niveaux de lectures et de lecteurs !

8Image et Pédagogie date de 1977. Sa réédition en 2012 est bienvenue parce que le propos n’a pas pris une ride. C’est d’ailleurs pour cette raison que le corps du texte n’a pas été modifié, et le respect de la pagination de la première édition est judicieux. L’entretien de Geneviève Jacquinot et l’introduction de Jöelle Le Marec mettent l’ouvrage dans son contexte et apportent un éclairage précieux. Il est cependant fâcheux que l’importance d’Image et Pédagogie souligne le manque assourdissant de documents de référence sur la question du film didactique. En 2013, ce livre est encore incontournable, non pas comme archive, mais comme pierre angulaire d’un domaine toujours à construire.

9Benjamin Sylvand

10Médialab, Sciences Po Paris

11Courriel : <benjamin.sylvand@sciences-po.org>

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13Il est des ouvrages de recherche qui accompagnent toute une vie professionnelle. Image et pédagogie est de ceux-là. Pour bien comprendre son importance, il convient de se replonger dans le contexte des années 1970 et du début des années 1980. Alors que l’ordinateur individuel reste encore une promesse, le téléviseur est déjà bien installé – à la maison surtout où le flux télévisuel captive tous les publics autant qu’il suscite craintes et réserves d’une certaine intelligentsia ; à l’école, dans une moindre mesure, où le téléviseur est utilisé par des enseignants militants, le plus souvent pour consulter des vidéogrammes enregistrés, conçus et réalisés spécifiquement pour des usages scolaires. Dès 1974, Louis Porcher attire l’attention sur le rôle de ce média singulier. Bien que les pratiques télévisuelles des jeunes échappent pour l’essentiel au contrôle de l’école (comme à celui des parents), elles sont massives. Leur rôle quant à l’éducation et aux apprentissages est tel qu’il n’est pas exagéré d’évoquer une école parallèle. Dès lors, c’est la forme scolaire et toutes les ressources qu’elle mobilise pour sa mise en œuvre qui sont questionnées. Et c’est là aussi qu’intervient magistralement Geneviève Jacquinot (ou encore Jacquinot-Delaunay) pour défendre une thèse dont la vitalité et l’actualité restent entières aujourd’hui, alors qu’Internet est peut-être en passe de reléguer la télévision au rang de simple service Web. Comme elle l’écrit dans les toutes dernières lignes de la conclusion de son ouvrage, « l’image est toujours pédagogique – même si c’est d’une façon qui échappe au pédagogue ».

14J’ai lu (et relu) son livre dans trois périodes de ma vie professionnelle : la version originale publiée aux Presses universitaires de France en 1977 comme jeune enseignant puis doctorant sous la direction de l’auteure ; sa traduction portugaise par Manuel Pedras et Lia Oliveira éditée par Pedado, au vernissage de laquelle j’ai eu le plaisir de participer à Braga en juillet 2006 lors d’un colloque international sur les usages des portfolios numériques ; enfin, la réédition de 2012 aux éditions des Archives contemporaines, revue et augmentée pour le plus grand intérêt des lecteurs et qui fait l’objet de cette recension. Chaque lecture fut différente car le texte, à la fois accessible et très consistant, propose plusieurs entrées à ses lecteurs attentifs.

15La première est incontestablement épistémologique et prend la forme d’une leçon magistrale sur l’élaboration de la recherche dans le champ des médias en éducation. La démarche exposée est faite de rigueur et d’exigence mais aussi de pragmatisme et de liberté. Il faut dire que l’objet de recherche est inédit et trouve difficilement place dans la structuration classique des disciplines scientifiques lors de sa publication. Le projet n’est rien moins que d’« interroger la structure du message audio-visuel à intention didactique pour connaître son fonctionnement […] avec pour objectif à long terme le souci de l’améliorer », sans oublier pour autant que les situations d’usages sont déterminantes au point que « c’est souvent avec un “mauvais document” qu’on fait le mieux travailler une classe ». La didactique doit être comprise ici dans son articulation avec la pédagogie, moins comme un corpus de méthodes ou de moyens pour un apprentissage spécifique qu’au sens premier de rendre intentionnellement l’image propre à instruire. Le recours sans concessions à l’appareil sémiologique organise l’analyse d’un corpus de trois « films pédagogiques » constitué avec précaution (Les Magdaléniens, Le Hamster, Montréal). On observe toute la force d’une discipline contributive (la sémiologie) appliquée à une problématique qui relève d’une interdiscipline (les sciences de l’éducation au travers de la didactique ; les sciences de l’information et de la communication par l’étude des médias). C’est à une démonstration par l’exemple que se livre Geneviève Jacquinot-Delaunay, qui n’a jamais cessé depuis d’appeler de ses vœux cette « mise en dialogue » des sciences de l’éducation et celles de l’information et de la communication à des fins théoriques mais aussi praxéologiques. C’est là un véritable engagement, traduit en actes dans cette recherche mais qui traverse toute son œuvre bien au-delà des seules publications scientifiques, comme le souligne Joëlle Le Marec dans la préface, établissant un parallèle avec l’œuvre de Michel de Certeau.

16Cette première lecture, aussi immédiate que profonde pour certains, notamment pour l’ancien étudiant que je suis, n’est sans doute pas la première espérée par l’auteure. Ce qu’elle vise, c’est la communication de son travail de recherche sur les rapports de l’image à la pédagogie. L’emploi du terme image au singulier marque l’ambition réelle du propos. Le film pédagogique, analysé avec rigueur et méticulosité, vient comme un échantillon d’une catégorie bien plus générique : l’image. Finalement, il s’agit d’identifier ce qui rend l’image didactique. Les résultats discutés dans l’ouvrage sont précurseurs, notamment en ce qu’ils sont en rupture avec bien des certitudes antérieures qui restent malheureusement encore vivaces. Au risque de simplifier à l’extrême, on retiendra que ce n’est ni le contenu substantiel de l’image (lié aux programmes d’enseignement par exemple) ni les moyens techniques de sa production, pas plus que l’institution qui la promeut ou le public auquel elle est prescrite qui fondent le potentiel didactique d’une image. L’important est ailleurs. C’est lorsqu’elle n’est pas pervertie par un processus de scolarisation excessif que l’image peut susciter « chez le lecteur une faculté de participation et d’élaboration cognitive ». Sont alors en jeu les caractéristiques propres de l’image et celles de sa mise en œuvre. Les conclusions de Geneviève Jacquinot-Delaunay rejoignent là des travaux beaucoup plus récents abordant la problématique sous d’autres angles, notamment celui des sciences cognitives.

17Enfin, comment ne pas lire l’ouvrage en se référant à notre environnement médiatique actuel ? Les questions posées à l’endroit de l’image au travers des films pédagogiques télédiffusés se transposent aisément à ce qui nous est donné à voir (et à entendre) aujourd’hui sur les écrans de tous nos terminaux numériques connectés à Internet. On est saisi par la similitude des situations. Pas plus que la télévision, Internet ne saurait se réduire à ce panoptique de la médiocrité que d’aucuns dénoncent. Il est également, plus encore peut-être que la télévision des années 1970, une formidable école parallèle, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir mais qui remet en cause les fondements même de notre école, sa structure et ses principes hérités du xixe siècle. C’est d’ailleurs à repenser l’école qu’invite Geneviève Jacquinot-Delaunay dans plusieurs articles récents, à l’heure des médiacultures, plutôt que de continuer à chercher à scolariser les nouveaux médias. Toute cette réflexion est déjà en germe dans Image et Pédagogie.

18Saluons pour conclure l’initiative de cette réédition, d’autant plus que les compléments apportés par Geneviève Jacquinot et Joëlle Le Marec sont passionnants. Elle permettra au lecteur nostalgique de retrouver un ouvrage dont le succès a précipité sa disparition des rayonnages des libraires. Elle permettra surtout à un public nouveau et diversifié d’interroger le rapport entre médias et éducation en adoptant un point de vue qui reste novateur et utilement dérangeant.

19Jean-François Cerisier,

20Laboratoire Techne (EA 6316), Université de Poitiers

21Courriel : <cerisier@univ-poitiers.fr>

En ligne

Séverine Arsène, Internet et politique en Chine, Paris, Karthala, 2011, 420 p.

22Le livre de Séverine Arsène présente le dispositif de contrôle d’Internet instauré par la Chine, que l’on pourrait qualifier de gouvernance si ce terme n’avait pas une connotation plutôt démocratique. Cet ouvrage repose sur une surveillance des médias et de l’actualité chinoise et sur des entretiens approfondis d’internautes, le tout faisant suite à une thèse de l’auteur. La politique de contrôle d’Internet en Chine est décrite en détail dans ses dimensions sociales ; la construction de limites par le pouvoir et l’intégration de celles-ci par les internautes sont montrées. Les dimensions techniques, juridiques et financières du contrôle n’y sont que peu ou pas traitées. Cette surveillance est fréquemment résumée par l’idée qu’en Chine, il est possible de parler de tout sauf de politique. En même temps, l’auteur relève que « la Chine semble constituer un exemple privilégié pour explorer toute la subtilité de ces recompositions du jeu politique en contexte autoritaire ». En effet, le cas apparaît comme idéal, puisque de nombreux pays tentent de différentes manières de réguler et de contrôler l’usage politique et social d’Internet, ce qui le rend encore plus intéressant.

23Pour son étude, l’auteur fait appel à la notion de cadrage développée par Erving Goffman et indique que le cadre de prise de parole est donc interactionniste, dans le sens où la négociation et le discours se font dans et autour de normes et limites. Les cinquante entretiens menés illustrent ces éléments, ce qui précise l’étude dans toute sa dimension académique. Par ailleurs, les références utilisées parcourent trois champs principaux : la science politique, la communication et la sociologie.

24Séverine Arsène peut ainsi écrire : « cela contribue en particulier à circonscrire la parole critique des individus ordinaires à l’intérieur d’un champ considéré comme privé, tandis que la parole publique est réservée à une présentation consensuelle de la nation. »

25Le travail montre que cette situation est le fruit de deux facteurs. D’une part, l’absence chez les citoyens d’une croyance dans le poids et le rôle d’une parole publique individuelle, fait à la fois historique et culturel. D’autre part, la volonté partagée entre la population et le gouvernement de préserver un consensus sur la représentation, et donc sur la cohérence, de la société puis de la nation.

26Ce propos est précisé par l’auteur lorsqu’elle montre que « c’est donc bien la dimension politique de l’échange qui est niée ici, au sens de discussions autour de la chose publique. » En d’autres termes, il semble plus important pour les internautes de protéger une image unifiée du pays – et l’on retrouve ici la notion d’harmonie prônée par le gouvernement – que de risquer de briser le vivre ensemble par des discours.

27Dans un tel contexte, les individus sont donc guidés tout en assumant un comportement codifié. Toutefois, l’auteur prend soin de voir si ce respect reste une convention consciemment adoptée, ce qui semble être le cas en filigrane de nombreux entretiens.

28La justesse de ce constat souligne la valeur de l’ouvrage et est partagée par de nombreux chercheurs sur la question, en langue française, anglaise et chinoise.

29En 2013, le livre de Séverine Arsène trouve alors une limite et constitue un repère. Il est fort utile pour repérer et comprendre les démarches, actions et choix des internautes et du gouvernement concernant l’usage politique d’Internet. Il trouve logiquement sa limite temporelle, car les développements récents – notamment avec l’usage de Weibo, le Twitter chinois – montrent que les débats, les mouvements, les expressions d’individus sont de plus en plus fréquents, et souvent assumés. Si une limite est en passe d’être franchie, Internet et politique en Chine en fournit le cadre.

30Olivier Arifon

31Université libre de Bruxelles

32Courriel : <Olivier.arifon@ulb.ac.be>

Fred Turner (trad. Laurent Vannini), Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, Caen, C&F éditions, 2013, 427 p.

33Cinq ans après sa parution en anglais sous le titre From Counterculture to Cyberculture : Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, les éditions C&F mettent à disposition des lecteurs francophones la traduction de l’ouvrage que Fred Turner a consacré à Stewart Brand. La préface de Dominique Cardon, la traduction de Laurent Vannini, les illustrations tirées d’images d’archives, notamment celles du Whole Earth Catalog, objet éditorial original et profondément contre-culturel imaginé par Stewart Brand à la fin des années 1960, enrichissent un ouvrage qui passionnera tous ceux qui souhaitent remonter aux sources de l’utopie numérique, au moins à une large partie de celle-ci, tant ces sources sont en définitive variées, depuis le Mundaneum jusqu’à la pensée de Vannevar Bush ou celle de Donna Haraway et de son Cyborg Manifesto. Stewart Brand ne constitue pas l’une des figures les moins notables de ces courants et il est bel et bien un homme d’influence comme le propose le titre français, tant par son rôle de passeur et de véritable nœud de réseaux humains et entrepreneuriaux variés, que par sa capacité à lui-même se nourrir d’influences très diverses qui vont des mouvements hippies et néo-communalistes aux recherches du Stanford Research Institute, et en particulier de l’Augmentation Research Center autour de Douglas Engelbart, en passant par les Trips Festivals et le PARC (le Palo Alto Research Center de Xerox).

34Ce livre tisse et en même temps dénoue en permanence l’écheveau complexe, historique et contextuel, qui le mène d’une entreprise éditoriale inédite, celle du Whole Earth Catalog, qui marquera profondément toute une génération, à une autre toute aussi marquante pour cette même génération et ses enfants, celle de la revue Wired, en passant par les communautés virtuelles auxquelles donne vie The Well (The Whole Earth ’Lectronic Link). Fred Turner n’oublie pas, en explorant ces facettes qui constituent l’itinéraire d’un enfant de la contre-culture, d’en souligner les paradoxes, échecs, contradictions, détours, abandons et chimères au même titre que les réussites insolentes, incongrues, démonstratives ou plus larvées.

35Tous ceux qui se demandent quelle fut la part de la contre-culture, des idéaux communautaires, le poids du contexte historique, qu’il soit politique, culturel ou économique et social, dans la genèse et le développement des usages en réseau, notamment dans celui des communautés virtuelles, trouveront ici des réponses fécondes, qui enrichissent notre compréhension de l’innovation et de la place de groupes impliqués dans le développement, l’acculturation et l’appropriation des technologies. Si notre logique peut achopper sur le passage d’un réseau parfois présenté à son origine comme libertaire à un réseau profondément libéral, on découvre dans la vie de Stewart Brand à quel point ses deux logiques ne sont pas antithétiques et comment des hommes ont su marier flower power et Silicon Valley.

36De l’après-guerre aux années 1990, Fred Turner ne se contente pas de suivre Stewart Brand, mais cherche à décrire et comprendre le parcours intellectuel et professionnel d’un personnage atypique, enthousiaste et infatigable entrepreneur, capable de synthétiser, marier des sphères éloignées en leur donnant sens, et de fédérer des communautés en un système de pensée global qui rencontre les attentes d’une partie de son temps. Tout à la fois visionnaire, idéologue, esprit libre et itinérant, mais aussi rigoureux et solidement ancré dans ses convictions, Stewart Brand offre à Fred Turner, au-delà de sa personnalité et de son parcours atypiques, l’opportunité d’écrire une biographie collective, où se croisent en permanence des hommes qui ont marqué à ses côtés l’histoire de la contre-culture ou/et du monde numérique, tels Ken Kesey, fondateur des Merry Pranksters, John Perry Barlow, resté célèbre par sa déclaration d’indépendance du cyberespace de 1996, Larry Brilliant, avec lequel il conçoit The Well, Howard Rheingold qui donne écho au monde des communautés virtuelles en 1987, Steven Levy à celui des hackers, Esther Dyson, journaliste de la Silicon Valley et investisseuse en capital-risque… autant de « gourous du digital », comme les nomme à juste titre Dominique Cardon, qui jalonnent une route qui mène de l’exode d’une partie de la jeunesse de la vie communautaire réelle vers celle en ligne et de la « critique artiste » vers son intégration dans le capitalisme digital qu’incarne Wired.

37Au terme de ce très dense ouvrage, on ressort convaincu que ce parcours, singulier et collectif à la fois, à travers la contre-culture et la cyberculture que nous déroule Fred Turner, parcours richement documenté d’archives de presse, d’entretiens, de lectures d’historiens tels Paul Edwards, Janet Abbate et Paul Ceruzzi, jette un regard utilement décalé et enrichissant pour notre compréhension du « réseau des réseaux » et plus largement du numérique et des imaginaires d’Internet, auxquels déjà Patrice Flichy à la fin des années 1990 avait consacré une étude stimulante.

38Le livre de Fred Turner suit un plan chronologique, selon un schéma qui au fil des pages devient parfois attendu, tant on sait que dans son souci de permettre au lecteur de capturer une époque et un réseau qui fourmille en permanence, il consacrera systématiquement des digressions utiles à décrire et expliquer le parcours de chaque personnage et objet convoqué, que ce soient les hackers, les dômes géodésiques ou encore la pensée de Wiener, le collectif d’artistes USCO ou Space War. Ce sens du détail n’a d’égal que celui de ses éditeurs français, qui ont fait le choix de composer leurs titres en caractère Windsor, ceux-là mêmes qui constituaient la signature visuelle du Whole Earth Catalog, pour accompagner notre immersion dans la « marmite psychédélique » des années 1960-1970.

39Valérie Schafer,

40ISCC

41Courriel : <valerie.schafer@iscc.cnrs.fr>

Coordination 
Brigitte Chapelain
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51587
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