CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le décès de J.-B. Pontalis tourne une page décisive de la psychanalyse française, position paradoxale pour un homme qui, témoin engagé dans sa discipline depuis plus d’un demi-siècle, n’a guère eu de goût pour des positions de pouvoir, même s’il ne s’y est pas dérobé et assumé son refus de se placer dans une position de maîtrise. Par ses rencontres, ses publications et ses activités éditoriales, il a regroupé autour de lui la quasi-totalité des personnalités marquantes d’une génération : celle d’anciens élèves de Jacques Lacan – ceux d’avant le lacanisme – qui, après avoir perçu les limites de l’approche structurale en psychanalyse, n’ont pu supporter « militantisme, recrutement et prosélytisme à tout va, dogmatisme péremptoire à toute épreuve, mimétisme confondant du style et de l’expression ».

2Jean-Bertrand Lefèvre-Pontalis (qui signera J.-B. Pontalis) naît dans une famille fortunée et érudite dont par la suite il n’a pas revendiqué toutes les valeurs, a bénéficié d’un accès aisé à la culture. Mais à neuf ans, son enfance a été tragiquement marquée par le décès prématuré de son père, ancien combattant de la Grande Guerre mal remis de ses traumatismes.

3En 1941, élève de Jean-Paul Sartre au lycée Pasteur de Neuilly, il s’oriente vers des études de philosophie. Il obtient son DES en 1945 avec un mémoire sur Spinoza. À l’issue d’une première année d’enseignement au lycée français d’Alexandrie, il est reçu à l’agrégation en 1949. Il enseigne ensuite deux ans au lycée de Nice puis un an en classe préparatoire à Orléans. Avec le parrainage de Maurice Merleau-Ponty, il est détaché au CNRS en 1954 et y travaille sous la direction de Daniel Lagache avant de quitter formellement l’institution en 1978. Intellectuel engagé, en 1960 il est l’un des signataires du « manifeste des 121 » légitimant l’insoumission dans la guerre d’Algérie. En 1964, il est chargé de conférences à l’École pratique des hautes études avant d’être membre de son conseil scientifique de 1986 à 1988.

4Il rejoint l’équipe des Temps modernes dès sa création, y publie ses premiers écrits psychanalytiques et ouvre la revue à d’autres psychanalystes. Membre du comité de direction de la revue en 1964, il ne suit pas Maurice Merleau-Ponty quand ce dernier, en conflit avec Jean-Paul Sartre, se retire. Néanmoins, il est amené à s’en éloigner à son tour en 1969 après la publication du dossier « L’homme au magnétophone » (cas d’un patient ayant mis en demeure son analyste de se justifier tout en enregistrant ses propos).

5Parallèlement, J.-B. Pontalis avait entrepris une psychanalyse avec Jacques Lacan en 1953. Peu après, il devient secrétaire de son séminaire dont il publie les comptes rendus dans le Bulletin de psychologie. Cette situation n’est pas sans paradoxe, car il se trouve alors simultanément patient et élève remarqué de son analyste. Quoi qu’il en soit, en même temps proche de Daniel Lagache, il cesse de fréquenter le séminaire en 1961. Il se rattache alors à la Société française de psychanalyse née en 1953 d’une scission avec la Société psychanalytique de Paris. La SFP n’a pas été immédiatement reconnue comme telle par l’Association psychanalytique internationale (API) qui a délégué une commission d’enquête à Paris pour évaluer la situation. Dans ses conclusions, le Comité de visite pose comme condition d’intégration de la SFP par l’API que Jacques Lacan et Françoise Dolto n’aient pas de fonctions didactiques en raison des particularités de leurs pratiques cliniques. Cet état de choses entraîne une vive tension dans l’institution. J.-B. Pontalis fait partie du groupe des « motionnaires » (avec Jean Laplanche et Daniel Widlöcher notamment) dont la prise de position va précipiter l’éclatement de la SFP. En 1964, Jacques Lacan regroupe autour de lui à l’École freudienne de Paris ses élèves les plus proches, tandis que les autres fondent l’Association psychanalytique de France (APF). À l’issue de cette crise, Pontalis interviendra moins directement dans la conduite des institutions psychanalytiques. Cependant, élu membre titulaire de l’APF en 1968, il en est le président de 1970 à 1972.

6À fin des années 1950, à la suite d’une initiative de Daniel Lagache, il travaille en collaboration avec Jean Laplanche à l’établissement du Vocabulaire de la psychanalyse qui parait en 1967. L’ouvrage, première synthèse des concepts freudiens, n’est pas un dictionnaire car dans son développement la psychanalyse a créé peu de néologismes, ayant préféré construire son langage par emprunt de termes relevant d’autres disciplines pour leur donner secondairement un sens spécifique. Le « Laplanche et Pontalis », en relevant l’évolution de chaque concept au fur et à mesure de l’approfondissement de la pensée de Freud et de ses successeurs, a mis en évidence l’originalité et l’unité d’une pensée jusque-là méconnue. Dans un souci littéraire, les premières traductions de Freud étaient souvent éloignées, infidèles. Lacan avait eu le mérite d’attirer l’attention sur l’importance du retour aux textes originaux mais sa propre lecture, aux yeux de la plupart de ses élèves, était apparue partiale et personnelle. Le « Laplanche et Pontalis » s’est situé dans une autre perspective. C’est pourquoi il est devenu dès sa parution une source commune pour les psychanalystes français qui, au-delà des querelles de chapelle en ne cessant de s’y référer, ont considéré d’emblée l’ouvrage comme un classique et comme un symbole de la psychanalyse française. Quelques années plus tard, Pontalis, entre-temps éloigné de Laplanche, a cependant regretté que le Vocabulaire n’ait pas laissé une place suffisante aux concepts freudiens en relation avec la littérature et la culture.

7En dehors de son activité de psychanalyste libéral poursuivie jusqu’à un âge extrêmement avancé, Pontalis assume de nombreuses responsabilités aux éditions Gallimard. En 1966, il fonde et dirige la collection « Connaissance de l’inconscient » qui rassemble des textes de grande qualité. Le programme de publication est particulièrement étendu, contribuant en particulier à mieux faire connaître en France D. W. Winnicott et les psychanalystes anglais du Middle group. Dirigées par J.-B. Pontalis, la Nouvelle Revue de psychanalyse paraît de 1970 à 1994, tandis que la revue annuelle Le Temps de la réflexion compte dix numéros de 1980 à 1989.

8Davantage ouverte aux sciences humaines, et par son exigence sur le contenu comme sur la forme des articles, la Nouvelle Revue de psychanalyse se démarque nettement de l’ensemble des publications psychanalytiques. Elle contribue à structurer la première génération post-lacanienne ; la découverte de l’œuvre de D. W. Winnicott est pour beaucoup un passage obligé pour se dégager de l’emprise de Lacan. Par principe, chaque numéro comprend plusieurs contributions de spécialistes des sciences humaines non psychanalystes. En retour, ils contribuent à valoriser la référence à la psychanalyse dans leur propre discipline. En pratique, parmi les psychanalystes les plus originaux et les plus rigoureux de la fin du xxe siècle, il n’en est guère qui n’aient collaboré plus ou moins régulièrement à la NRP.

9Outre le Vocabulaire de la psychanalyse, Pontalis a publié de nombreux articles scientifiques. Ils sont aujourd’hui regroupés en plusieurs volumes (Après Freud, 1968 ; Entre le rêve et la douleur, 1977 ; Fantasme des origines, origine des fantasmes, en collaboration avec Laplanche, 1985 ; Perdre de vue, 1988 ; La force d’attraction, 1990 ; Ce temps qui ne passe pas, 1997 ; Le Laboratoire central, 2012). Pontalis a contribué à plusieurs ouvrages collectifs, deux en particulier centrés sur son œuvre (Passé présent, 2007 ; Le Royaume intermédiaire, 2007). S’il n’est guère possible ici de résumer l’ensemble de ces travaux, notons du moins qu’ils sont tous caractérisés par une grande élégance de style et une rigueur d’exposition qui n’empêche pas pourtant le tact et la discrétion. Sensible aux limites de l’analyse structurale, Pontalis a travaillé les questions où celle-ci se trouvait en défaut. Hostile à l’esprit de système, il laisse toujours la place à l’ineffable comme à l’indicible. Il identifie la pensée de l’analyste en séance à une « pensée rêvante » (les hyperactifs étant pour lui des « insomniaques de jour »). Toutefois, ce n’est pas là l’essentiel de l’œuvre qu’il convient de placer du côté de la littérature. Si la quasi-totalité des psychanalystes ont des velléités littéraires, bien peu sont en mesure de satisfaire leur vœu secret. Pontalis était de ces privilégiés. En 1979, il entre au comité de lecture de Gallimard et en 1989, il crée et dirige la collection « L’Un et l’autre » qui demande à un auteur d’écrire sur un autre.

10Pontalis soutient la position que la condition du lecteur, comme celle de l’écrivain, n’est pas très éloignée de la pratique psychanalytique et qu’elle constitue une voie privilégiée d’accès à l’inconscient. Si le premier roman est publié en 1980, par la suite le rythme de ses publications littéraires s’accélère. Il n’est guère possible de tracer de solution de continuité entre écrits « littéraires » et travaux « scientifiques » car ici la fonction de la littérature prolonge, encadre et anticipe la pratique de la psychanalyse. Il est plus facile d’analyser une difficulté psychique complexe en passant par le biais de la fiction littéraire, ce qui conduit en retour à dire classiquement que les romanciers, assurément inspirés, sont plus en avance que les psychanalystes. L’autre fonction, qui n’est pas la moins importante, est que l’écriture de fiction accompagne et favorise le travail d’auto-analyse qui s’impose à tout psychanalyste. Pontalis a publié deux romans Loin (1980) inspiré par son expérience alexandrine, et Un homme disparaît (1996) dont le héros, Julien Beaune (J. B.), est un médecin de tradition littéraire qui pourrait être son double. Pour l’essentiel, cependant, Pontalis développe une forme d’écriture qu’il appelle « autographie » : ni journal intime, ni chronique, encore moins autofiction. Les livres sont composées par des séries de textes relativement brefs, au grand pouvoir évocateur. Il en a publié un grand nombre (L’Amour des commencements, prix Fémina-Vacaresco, 1986 ; L’Enfant des limbes, 1998 ; Fenêtres, 1999 ; En marge des jours, 2002 ; Traversée des ombres, prix Valéry Larbaud, 2003 ; Le Dormeur éveillé, 2004 ; Frère du précédent, prix Médicis essai, 2006 ; Elles, 2007 ; Le Songe de Monomotapa, 2009 ; En marge des nuits, 2010 ; Un jour le crime, 2011 ; Avant, 2012 ; Marée basse marée haute, 2013). En outre, en 2012, il a publié, en collaboration avec Edmundo Gomez Mango, Freud et les écrivains qui, en quelque sorte, théorise la fonction de la littérature dans l’élaboration psychanalytique. Enfin, en 2011, Pontalis a reçu le grand prix de littérature de l’Académie française. Dans cette forme d’écriture de soi, Pontalis note ses pensées, ses émotions et ses associations d’idées en rapport avec sa vie privée comme avec sa vie professionnelle. Favorisée par un réel talent d’écriture, cette lecture est passionnante. Si les psychanalystes y retrouveront un écho de positions subjectives déjà affrontées dans leur pratique clinique, le lecteur non analyste aura, sous une forme écrite, une représentation de l’auto-analyse d’un psychanalyste.

11Il est particulièrement difficile aux psychanalystes de communiquer à propos de leur travail. Si les changements obtenus par la méthode psychanalytique sont difficilement compréhensibles pour les non-initiés et si seuls les initiés sont capables de comprendre ce dont il s’agit, ne sommes-nous pas devant un fonctionnement sectaire ? La lecture des textes littéraires de Pontalis apporte des éléments de réponse : le lecteur assistant à l’élaboration psychique nourrie de lectures, d’expériences de vie, des retours sur son enfance et son passé, des évocations nées au contact de ses patients, voit comment un analyste au travail élabore les événements de sa vie. De ce fait, cette lecture est sans doute l’un des rares moyens de percevoir de l’extérieur ce qu’est réellement la psychanalyse. Ici, Pontalis ne cache pas ses doutes, et le caractère provisoirement insuffisant de certaines élaborations. Il insiste sur le fait que le psychanalyste travaille toujours avec un reste incertain qui ne se laisse pas réduire. L’ensemble de ces textes, d’une élégance toute particulière, témoigne de la culture, de l’humour, de la retenue et du refus délibéré d’assumer une position d’emprise vis-à-vis des collègues. Comme le note Claude Janin, son biographe : « son œuvre littéraire est indissociable de son œuvre psychanalytique ».

12Il est habituel que les auteurs connaissent après leur mort une période de « purgatoire ». C’est qu’en général, les textes ont été portés non seulement pour leur qualité intrinsèque mais aussi par la publicité que l’auteur a pu faire autour de sa propre écriture. Des personnes rompues à cet exercice suscitent des illusions et des engouements qui se dissipent bien vite à leur disparition. Chez Pontalis, la situation serait plutôt inverse car il s’est contenté de poursuivre son œuvre, restant discret jusque dans l’expression de ses aveux. Rien ne lui semble plus risqué que de se prendre pour un psychanalyste. Dans Frère du précédent, il cite son frère aîné qui lui déclarait aux temps de leur jeunesse : « Mon bon Jean-Bertrand, publier de son vivant est d’un vulgaire, il faut se bâtir posthume. » Publié de son vivant, Pontalis, par ses publications et ses activités éditoriales, a eu une influence plus déterminante sur l’ensemble de la psychanalyse française que bien des auteurs plus tapageurs. Si ses écrits se sont imposés par leur valeur même, il n’y a pas lieu de craindre que leur intérêt soit amené à diminuer. Nous pouvons gager que son œuvre sera épargnée par le temps, par ce « temps qui ne passe pas ».

Samuel Lepastier
Samuel Lepastier, membre de la Société psychanalytique de Paris, est psychiatre et docteur en psychologie clinique. Ancien praticien attaché consultant de l’hôpital La Pitié-Salpêtrière, il a enseigné de 1976 à 2010 à l’Institut de psychologie (université Paris 5) puis à l’université Paris 10. Il est actuellement directeur de recherche au Centre d’études en psychopathologie et psychanalyse de l’université Paris 7 et chercheur associé à l’ISCC.
Courriel : <slepastier@gmail.com>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51585
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