1Alain Desrosières nous a quittés le 15 février 2013 à l’âge de 72 ans. Auteur du premier ouvrage en France consacré à l’histoire de la statistique sociale (La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993 ; 2e éd., 2000), il a développé une pensée très originale sur le rôle de la quantification dans la société, trouvant une route de crête entre les deux visions critiques opposées habituelles de l’adoration et de la dénonciation du nombre, qui devrait intéresser les lecteurs d’une revue dont le nom Hermès pourrait aussi caractériser sa capacité à tisser des liens entre les choses et les personnes appartenant à des mondes étrangers.
2Polytechnicien (X 1960) ayant choisi de servir l’État au plus près de la demande sociale, il avait rejoint le corps des administrateurs de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), où il a fait toute sa carrière. Mais de l’intérieur de cette grande machine à produire des données statistiques et des études économiques, il a partagé sa réflexion avec des statisticiens et des sociologues ou économistes d’autres institutions et d’autres pays. Cette réflexion a pour point de départ sa rencontre avec Pierre Bourdieu, son professeur, avec lequel il collabore pour de premières études sur la société algérienne, et dont il partage l’idée que les données sociales ne sont pas « données » mais résultent d’un processus de production de connaissances dont il faut éclairer les conditions sociales de possibilité. Cette idée inspire ses travaux sur le système productif français pour lesquels il mobilise les techniques d’analyse de données de Benzecri, et des échanges avec Michel Volle (1980) sur « le métier de statisticien » et les nomenclatures industrielles. En 1976, il organise avec Jacques Mairesse les journées d’études de Vaucresson sur l’histoire de la statistique qui donneront lieu aux deux volumes (1977, 1987) de Pour une histoire de la statistique édités par l’Insee, premières études d’une histoire française de la statistique du point de vue de son versant administratif, producteur de « données ». Alain Desrosières y publie un texte très complet et documenté sur l’histoire des nomenclatures socio-professionnelles dans lequel il soulève le paradoxe que constituent l’apparente rigueur mathématique des relevés statistiques et la non moins apparente complexité sociale des conventions qui président à la classification. Détaché au Centre de sociologie européenne, il organise une journée d’études « Statistique et sociologie » en octobre 1982 qui témoigne de sa volonté de poursuivre un dialogue embryonnaire entre les deux disciplines mais surtout d’en inverser le rapport utilitaire pour initier une sociologie des processus de production du nombre. Chargé de la refonte des CSP, il se réfère explicitement à la Distinction pour « dénaturaliser les catégories », défendre leur nature hybride de construction logique et sociale et l’articuler à la nomenclature des professions. Le double résultat est la nouvelle nomenclature (dite PCS) et la publication avec Laurent Thevenot du petit livre remarquable sur les catégories socioprofessionnelles (1988).
3Dans les années 1980, Alain Desrosières, à la tête de la division des études sociales, sera responsable de deux éditions remarquables des Données sociales (1984-1987) encore largement inspirées de Bourdieu, mais il se rapproche du groupe de sociologie politique et morale (GSPM) et des travaux de l’École de la Régulation, en particulier ceux de Thévenot, Boltanski, Eymard-Duvernay et Salais. Des titres comme L’Économie du codage social (1983), Les Investissements de formes (1986), Les Économies de la grandeur (1991), Le Travail. Marchés, règles, conventions de Salais et Thevenot (1986) ouvrent la voie à une interprétation du codage statistique en terme de convention à la fois logique et sociale, et en révèlent le caractère contingent et relatif à un contexte et un état du contrat social.
4Dans le même temps, Alain Desrosières découvre les théories de Callon (sur la traduction et l’acteur réseau) et de Latour dans Les Microbes, guerre et paix (1984) et La Science en action (1989), qui adaptent à une sauce française les thèses très décapantes de l’École anglaise des sciences studies. Il y trouve des méthodes (le programme fort, l’étude des controverses, l’anthropologie de laboratoire) pour penser la statistique, y compris la statistique mathématique, en terme d’enjeux de société, de stratégie d’acteurs, et de construction des notions de preuve et de vérité. Il mobilisera par exemple la notion de convention d’équivalence et d’incommensurabilité pour s’opposer à la mise en série longue de données statistiques élaborées sur la base de conventions différentes, ou pour dénoncer les abus de la modélisation économétrique, ou bien encore ceux du benchmarking généralisé des années 2000.
5La troisième impulsion qui motive ses recherches vient du renouvellement de l’histoire de la statistique mathématique, par les travaux d’historiens comme Perrot et Bourguet, Stigler (1986), par les exposés du tout nouveau séminaire d’histoire du calcul des probabilités et de la statistique (EHESS) animé par Bru, Barbut et Coumet, et surtout par les travaux du groupe de Bielefeld, édités par Kruger et al. (The Probabilistic Revolution, 1987, 1989) qui lui fournissent une vision internationale et interdisciplinaire de la statistique, mélangeant pour la première fois les deux traditions internaliste-mathématique et externaliste-politique. Les approches des sciences studies et de la théorie des conventions vont lui permettre d’articuler ces deux aspects dans de premières publications touchant à la statistique sociale de Quetelet, March et Cheysson, à la statistique administrative passée au filtre de la comparaison des différents systèmes statistiques européens, et à diverses études institutionnelles (SGF, SNS, CNS, ENSAE).
6C’est à cette unification que se consacre encore son livre majeur, La Politique des grands nombres, publié à la Découverte en 1993 et traduit en plusieurs langues dont l’anglais en 2002. Cet ouvrage est un récit intégré, tissé, de ces deux histoires de la statistique, l’histoire sociale des institutions et méthodes de production, relevés (enquêtes versus registres) codage et enregistrement, et l’histoire cognitive des mises en forme des produits de cette opération et de leur enrôlement comme instrument de preuve (régression versus analyse factorielle). Cette histoire mixte (mais pas encore unifiée) sur plus de deux siècles se lit parfaitement bien parce qu’elle ne satisfait à aucune érudition inutile, Desrosières s’obligeant à problématiser sociologiquement toutes les innovations et controverses rencontrées. Ces controverses sont enfilées comme des perles sur un ou deux fils, toujours en tension entre deux pôles, qui forment les thèmes de prédilection de l’auteur : tension historiographique entre histoire des sources et histoire des usages mathématiques, tension méthodologique entre histoire internaliste et histoire externaliste, tension interprétative entre une vision réaliste de la statistique (elle décrit une réalité) et une vision constructiviste (la réalité résulte de sa construction statistique sur une base conventionnelle). L’articulation de ces mises en tension n’est pas totalement résolue comme il le reconnaît dans la postface de la seconde édition (2000), mais les nouvelles influences de Hacking et de Foucault, la défense des sciences studies mises en cause dans l’affaire Sokal, les nouveaux travaux de jeunes chercheurs sur les politiques publiques feront progresser sa pensée, le texte sur les cinq régimes de l’État, du marché, et des outils et méthodes statistiques (1996) venant combler ce manque.
7La fin des années 1990 est consacrée à l’exploitation des retombées de son livre : il inaugure le premier cours « réflexif » de l’ENSAE sur l’histoire des statistiques, il intègre en 1992 le comité de rédaction de Genèse, et lance en 2002 les premières « journées de sociologie de la quantification » qui comportent deux volets – histoire de la statistique et histoire de la comptabilité – témoignant, au même titre que sa collaboration avec Ève Chiapello à propos de la positive accouting theory en 2006, de sa volonté d’élargir son champ de recherche à la comptabilité, jugée similaire à la statistique de bien des points de vue, notamment leur double capacité à décrire et constituer une réalité économique en usant d’un équivalent.
8Au début des années 2000, il rejoint comme chercheur associé le centre Koyré et fréquente régulièrement les séminaires de modélisation du climat (Dahan) et de gouvernement de la science (Pestre). En février 2006, il contribue au lancement des premières « journées d’histoire de la statistique » à l’Insee, qui connaîtront une seconde édition en mars 2008. Les textes qu’il publie alors lui permettent d’articuler sérieusement les deux visions réalistes et constructivistes de la statistique : le réel est construit comme l’avaient déjà affirmé Bachelard et Bourdieu, mais sur la base d’une vision antérieure qui a un contenu réaliste, et de conventions négociées fixant la définition des objets, et la « qualité des quantités », qui introduisent le social au cœur même de la logique métrologique des ordres et des classes. Le recueil d’articles en deux volumes qu’il publie aux Mines (2008), sous les titres Pour une sociologie historique de la quantification et Gouverner par les nombres, fonde sa « sociologie de l’argument statistique » à la fois sur une microsociologie des conventions, ce que traduit l’équation « quantifier, c’est convenir + mesurer », et sur une macrosociologie des régimes de l’expertise scientifique que traduit le tableau des rôles de l’État et des outils statistiques associés. Ce sont les bases d’une double construction, sociale et cognitive, du chiffre qui préside simultanément à l’imposition de la preuve et l’imposition du pouvoir de gouverner.
9Les hommages qui ont été rendus à Alain Desrosières à l’occasion de sa retraite, à l’Insee par ses collègues, à Berlin (2008) par le centre Marc Bloch et le Max Planck Institute, à Montréal (2011) par l’Uqam lui délivrant le titre de docteur honoris causa, ont confirmé, non seulement l’audience qu’ont eue ses travaux, mais aussi l’aptitude remarquable de cet homme à construire des liens entre des mondes aussi divers que les mathématiques et la politique, sans se départir d’une modestie exemplaire.