1Ces dernières années, les conséquences de l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC) et l’émergence (parfois difficile) de médias alternatifs dans les pays arabes apportent des nouvelles pistes de recherche en lien avec la problématique du cyberactivisme.
2Tout en cherchant à analyser comment, concrètement, les usages d’Internet ont joué un rôle d’accompagnement au mouvement de contestation né à Sidi Bouzid en Tunisie (et avant dans le bassin minier de Gafsa), nous apporterons un regard critique, et à la lumière des travaux de certains auteurs (Romain Lecomte [1], Larbi Chouikha, Riadh Ferjani, Yves Gonzalez-Quijano et Tourya Guaaybess) contre certaines visions et analyses qui adhèrent au déterminisme technologique et qui considèrent les réseaux sociaux comme un facteur majeur permettant la naissance d’une révolution arabe.
3Quel est le rôle exact des TIC dans le déclenchement et l’accélération de la révolution tunisienne ? En quoi leur usage favorise ou non l’émergence d’un nouvel espace médiatique qui pourrait lui-même faciliter l’émergence d’un espace public démocratique ?
4Pour aborder ces questions à travers les SIC, nous partons de l’hypothèse selon laquelle les TIC sont des facteurs, parmi d’autres, qui ont joué un rôle dans la transformation politique en Tunisie : elles ont contribué à l’avènement d’un espace médiatique nouveau (permettant le débat public contradictoire) mais ne jouent qu’un rôle mineur dans l’émergence d’un espace public tunisien. Au niveau méthodologique, nous nous basons sur une enquête de terrain sur l’usage de médias numériques pendant la période de contestation sociale et politique en Tunisie en 2011 [2].
5Pour ce faire, nous aborderons la manière utilisée par le régime de Zine el-Abidine Ben Ali pour contrôler le réseau Internet. Puis, nous traiterons les usages des TIC et les caractéristiques du cyber-militantisme en Tunisie, et nous terminerons par des données qui nous aideront à relativiser leur effet sur le processus de démocratisation en Tunisie et sur le développement d’un espace public arabe.
L’émergence des sites internet contestataires et les formes de contrôle du Net politique tunisien
6S’interrogeant sur l’espace public tunisien, Romain Lecomte (2009) souligne que « dans le contexte tunisien où les médias traditionnels que sont la télévision hertzienne et la presse sont censurés, on a observé depuis 1998 de nouvelles voix discordantes au sein d’un espace public virtuel particulièrement difficile à contrôler ». Nous notons que cet espace public d’expression et de communication qui a permis aux jeunes Tunisiens de s’exprimer est constitué par les espaces et réseaux numériques (Web, blogs, réseaux sociaux, etc.). Nous notons aussi que les médias traditionnels (TV, presse, radio) qui ont été sous l’emprise du pouvoir de Ben Ali commencent à changer de discours médiatique suite à la révolution de 2011.
Avant la révolution : militer ensemble mais à distance
7Avant la révolution tunisienne, les cyber-activistes ont été majoritaires mais peu visibles par rapport à la grande majorité des internautes tunisiens. Malgré le contrôle du Net par le pouvoir politique, ces cyber-activistes ont créé de nouveaux espaces numériques de discussion comme les forums et les sites internet contestataires (Nawaat, Takriz, Tuninews) développés au départ par la diaspora tunisienne à l’étranger (Ibid.).
8La naissance de la « cyberdissidence tunisienne » remonte à janvier 1998, lorsque « deux étudiants tunisiens, Foetus et Waterman, décident de créer une liste de diffusion appelée takriz, mot arabe pouvant être traduit par “ras-le-bol” et “emmerdement”. Deux ans plus tard, les deux fondateurs, ainsi que les membres les plus actifs de la liste font de Takriz un “e-mag”, suscitant l’enthousiasme au sein de la jeunesse tunisienne » (Lecomte, 2011). Ce net-activisme est caractérisé par un élargissement de l’espace Internet à des internautes résidant en Tunisie et à des internautes plus modérés, qui ont développé des espaces virtuels caractérisés également par une importante diversification des techniques d’expression utilisées (caricatures, critiques satiriques, images, vidéo, etc.). [3] Notons ainsi que les médias numériques comme Internet, la téléphonie mobile ou encore les médias transnationaux (Al Jazeera, Al Arabiya) ont contribué au changement du régime et à la fuite de Ben Ali.
Durant et après la révolution : militer ensemble dans un espace virtuel et un espace réel
9En Tunisie, le développement des blogs et l’usage massif du réseau social Facebook et de sites de messagerie électroniques comme Yahoo, MSN, Gmail, sont les phénomènes les plus remarquables de l’évolution de l’usage d’Internet dans les pays arabes. Ces outils de communication ont contribué à l’élargissement des espaces de communication donnant lieu à la mobilisation citoyenne. Dans ce sens, Larbi Chouikha et Éric Gobe (2011) écrivent : « avec le développement des réseaux sociaux et l’accroissement des internautes, Internet est devenu un espace autonome d’expression et de socialisation politique d’une partie de la jeunesse tunisienne ». La révolution arabe nous renseigne aussi sur les pratiques d’usages des TIC qui ont été adoptées par les internautes afin de contourner un espace médiatique monopolisé par le pouvoir en place. Comme le souligne « Ahmed », jeune étudiant de 25 ans : « pendant et après la révolution, nous utilisons Facebook, les blogs et les réseaux sociaux pour militer et pour avoir les droits au développement local, au travail et à la dignité [4]. »
Les « arts de faire [5] » avec les TIC et le cybermilitantisme en Tunisie
10Le développement des usages des TIC dans le monde arabe mérite d’être souligné. Leur introduction en Tunisie [6] a été perçue comme un signe de progrès technologique. En effet, et malgré une introduction tardive et lente dans la société tunisienne, les usages pendant la révolution tunisienne ont suscité beaucoup d’interrogations.
L’émergence d’un journalisme participatif
11Nos investigations et nos recherches empiriques ont révélé le rôle accordé à Internet (en tant que support de communication et d’information) dans la contestation sociale et politique en Tunisie. Les interviewés évoquent le développement d’un journalisme participatif et citoyen.
12Selon « Ahmed », 22 ans : « Je suis devenu un journaliste ! Internet, réseaux sociaux et blogosphère nous ont permis de faire la couverture des manifestations, et contourner un espace médiatique marqué par la censure et dominé par un discours de propagande pour Ben Ali et sa famille. Pour moi, ce média nouveau a rempli son rôle en tant que média alternatif au service de la révolution et du peuple tunisien [7]. ». Selon « Hamdi », 33 ans, « Internet est un outil de communication interpersonnelle qui a effectivement facilité la circulation de l’information à l’intérieur et à l’extérieur de la Tunisie [8]. » Un autre interviewé, « Jamel », 27 ans, diplômé de Sidi Bouzid et qui travaille à Zarzis dans le bâtiment, parle même « de changement de manières et méthodes de s’informer » ; selon lui, « en Tunisie, les outils les plus utilisés sont les ordinateurs, les téléphones portables et Internet. C’est pour cette raison, je préfère être équipé d’outils et être connecté pour pouvoir m’informer et discuter avec mes amis [9]. »
13Selon un autre interviewé, « Lamine », 23 ans, ouvrier de Zarzis, la communication électronique a ainsi « remis en question les informations transmises à travers la radio et la télévision nationale. Le public de médias fait confiance aux sources d’informations citoyennes. Les journalistes traditionnels, travaillant dans les médias nationaux, ne remplissent plus leurs fonctions en tant que journalistes exerçant la fonction de couverture de l’actualité nationale. Les journalistes, c’est nous les citoyens ordinaires, c’est nous les révolutionnaires [10]. »
Internet comme outil de mobilisation sociale : une communication militante
14Pour le sociologue Pierre-Noël Denieuil (2012), « depuis la rue et avec l’aide des vidéos amateurs (fournies par les téléphones portables) et des ordinateurs, les messages numériques et les blogs ou encore les sites Twitter ou Facebook ont relayé les appels à manifester ». Selon « Soukeina », jeune étudiante de 22 ans de Zarzis, « nous sommes solidaires et déterminés à éradiquer et lutter contre la dictature. Nous avons libéré notre pays grâce aux nouveaux médias qui ont rempli, dans tous les cas, un rôle important pour garantir le succès de la mobilisation populaire et citoyenne [11]. »
15Comme le dit aussi à juste titre un interviewé, « Ramzi », 40 ans, enseignant, Internet a permis « d’être solidaires, d’être une famille, d’écouter les révolutionnaires, d’être à leurs côtés, de discuter, militer, se rassembler, ensemble à distance et se rencontrer de face à face [12]. » En effet, cette idée rejoint celle de Rita Chemaly (2011) qui considère que « la création de groupes Facebook et de hashtags sur Twitter – qui regroupent et catégorisent les flux d’informations et rassemblent autour d’initiatives communes – a été un élément important pour s’organiser et faire connaître les valeurs dont les cyberactivistes sont porteurs ».
Des liens de solidarité et de sociabilité : militer ensemble pour une cause commune
16La jeunesse tunisienne, formée par des activistes et des blogueurs [13], a mis en place des moyens pour revendiquer de nouvelles formes de socialisation. Pour Rita Chemaly (2011), les nouveaux médias ont été utilisés pour « créer de nouveaux liens de solidarité et de sociabilité entre ceux qui informent et ceux qui reçoivent l’information pour contourner la censure et informer en continu et en direct des événements ». Ces espaces de discussion ont été utilisés pour inviter les citoyens à manifester et pour créer des espaces de mobilisation et favoriser des actions collectives communes afin de faire partir Ben Ali [14]. Comme le souligne « Sami », étudiant de 25 ans originaire de Zarzis : « Pour moi, Internet est un vrai média au service du peuple révolté, grâce à Internet nous avons mis en place des actions et pu faire connaître notre lutte commune et nos revendications [15]. »
17Un autre rôle des réseaux sociaux observé lors de la révolution tunisienne est la mise en place de nouveaux canaux d’informations et supports médiatiques. Des médias traditionnels (Al Jazeera, Al Arabiya, etc.) ont publié des vidéos amateurs envoyées par des jeunes Tunisiens. Afin de toucher un large public, certains médias comme Al Jazeera, France 24 en arabe, ont même diffusé sur leurs antennes des messages demandant aux gens d’envoyer des vidéos au cas où ils seraient témoins d’un événement particulier. Ces messages écrits et vidéos ont été envoyés par l’intermédiaire de téléphones portables, de comptes sur les réseaux sociaux.
18À ce stade de notre analyse, nous pouvons dire que les nouveaux et les anciens médias ont ainsi favorisé un espace médiatique différent de l’espace médiatique [16] de la période de Ben Ali et marqué par le débat contradictoire et la multiplicité de regards.
Un contournement d’usages ?
19La politique de torture de journalistes et la multiplication de stratégies de censure de médias ont contribué à la multiplication des pratiques de contournement des espaces médiatiques par des usagers qui ont investi les espaces numériques pour créer des médias alternatifs. Selon la majorité des personnes que nous avons interrogées, des supports de communication ont été mis en place, tels que la messagerie électronique, Facebook, Twitter ou encore les blogs et les SMS et mails. Selon « Mohsen », un jeune de 21 ans sans emploi, Internet « a été utilisé comme espace virtuel d’information au service de la révolution. Moi, j’ai participé aux manifestations après avoir consulté Facebook et Twitter qui m’ont informé de l’évolution des événements et l’organisation des manifestations populaires [17]. »
20Même si les réseaux sociaux ont connu une croissance remarquable en Tunisie, ils ne semblent pas, aujourd’hui en tout cas, en mesure de concurrencer des médias plus classiques tels que la télévision satellitaire (par exemple, Al Jazeera, Al Arabiya, France 24, etc.). Pour conclure cette partie, nous pensons que l’impact exact des TIC sur la révolution est un phénomène à relativiser et que les conséquences sociales et politiques de l’utilisation massive par les jeunes Tunisiens des TIC restent à mesurer sur le long terme et méritent à elles seules une recherche approfondie. Nous essayerons d’apporter quelques éléments de développement de cette problématique dans les paragraphes suivants.
Les TIC dans la révolution tunisienne : un impact à relativiser
21Nous notons au départ l’idée selon laquelle le succès des réseaux sociaux numériques est « une réaction à l’indigence des médias traditionnels et au rétrécissement des espaces d’expression », pour reprendre les termes de Larbi Chouikha (2006).
22Loin d’adhérer au déterminisme technologique et loin de faire l’éloge de la société en réseaux (Castells, 2001), il est tout de même important de reconnaître l’apport exact des TIC et dire que le net-activisme est perçu comme un nouveau moyen de mobilisation sociale et politique, susceptible d’accélérer et d’accompagner le changement social et politique. Toutefois, nous pensons qu’il faut aussi relativiser la place des TIC et leur impact (cf. Durampart, 2009) dans les pays arabes. Il nous semble pertinent de comprendre les raisons essentielles qui ont accéléré la révolution tunisienne (la répartition des richesses entre les régions, le chômage, la précarité, etc.), C’est pourquoi la révolution tunisienne « n’est pas une révolution Internet, mais simplement une révolution à l’heure de l’Internet » comme le dit à juste titre Yves Gonzalez-Quijano (2012).
23D’un point de vue plus théorique cette fois, la création d’un espace public est un processus lent, pour emprunter les termes d’Éric Dacheux (2008). Il passe par l’émergence de lieux (ici médiatiques) favorisant le débat public, mais aussi par un processus d’institutionnalisation dans lequel l’État joue un rôle clé, puisque la sphère publique est un espace de médiation entre l’État de droit et la société civile. Reste donc, et c’est tout l’enjeu de l’époque actuelle, à créer un véritable État de droit. Pour le dire autrement et suivant les travaux de Dominique Wolton (1998), « si dans nos sociétés individualistes de masse, l’espace public est largement médiatique, il n’y a aucun rapport génétique entre média et démocratie ». Hier, la presse est née dans l’Ancien régime ; aujourd’hui encore, les médias sont souvent des instruments de propagande aux mains des régimes autoritaires. Certes, les nouveaux médias – le régime Ben Ali en a fait l’expérience –, sont moins aisément contrôlables que d’autres. De plus, ils viennent pluraliser l’espace médiatique. Reste que celui-ci ne peut devenir le centre d’un espace public que si, d’un côté, une société civile se mobilise et s’engage physiquement dans l’espace public et que, de l’autre, s’institutionnalise un régime garantissant la liberté de la presse et instaurant un espace public institutionnel. Comme le disait Éric Dacheux (2004) à propos de l’Europe, « l’espace public est au moins autant un espace d’actions politique que de communication médiatique ».
24Il est difficile, nous semble-t-il, de penser les TIC comme le seul moyen pour encourager le développement de l’espace public tunisien en dehors de son ancrage culturel. À travers cette contribution, nous avons pu démontrer deux éléments. Premier point, la capacité des activistes à utiliser les TIC a bien joué un rôle clé dans la mobilisation révolutionnaire, même si cette révolution obéit à des logiques sociales, économiques et culturelles qui s’inscrivent dans un temps beaucoup plus long que celui de leur émergence. Deuxième point, « il faut se garder de confondre espace public et espace médiatique » pour reprendre les termes d’Éric Dacheux (2008). Il semble bien qu’émerge en Tunisie un nouvel espace médiatique, structuré à travers le développement d’Internet, des réseaux sociaux, des médias transnationaux, des chaînes satellitaires et du téléphone mobile. Ce nouvel espace médiatique est une contribution importante à l’émergence d’un espace public tunisien, mais sans l’engagement physique des citoyens en amont et sans la mise en place d’un État de droit en aval, la révolution tunisienne ne pourrait pas donner naissance à un espace public démocratique.
Notes
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[1]
Voir notamment les travaux de Lecomte, 2010.
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[2]
Pour les besoins de cette recherche, nous nous sommes appuyés sur une série d’entretiens semi-directifs réalisés auprès d’usagers d’Internet, dans les villes de Zarzis et de Sidi Bouzid en Tunisie (c’est dans cette dernière ville que s’est brûlé vif Mohamed Bouazizi). Cette recherche exploratoire a porté sur quinze hommes et quinze femmes ayant entre vingt et quarante ans (du 21 au 25 avril 2012, durée moyenne de l’entretien : une heure). Les interviewés nous ont demandé de garder l’anonymat. Seul le prénom de la personne sera indiqué. Pour des raisons de format, il nous sera difficile d’exploiter ici l’ensemble des entretiens. Je tiens à remercier les personnes interrogées pour leur accueil et la collaboration appréciée.
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[3]
Voir à ce propos Lecomte, 2009 et Robert, 2011.
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[4]
Extrait de l’entretien avec Ahmed, Sidi Bouzid, 23 avr. 2012.
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[5]
Nous empruntons cette expression à Michel De Certeau, L’Invention du quotidien, t. 1 : arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
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[6]
Nous notons l’organisation du Sommet mondial de la société de l’information à Tunis en 2005.
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[7]
Extrait de l’entretien avec Ahmed, Sidi Bouzid, 23 avr. 2012.
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[8]
Extrait de l’entretien avec Hamdi, Sidi Bouzid, 23 avr. 2012.
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[9]
Entretien avec Jamel, Zarzis, 21 avr. 2012.
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[10]
Entretien avec Lamine, Zarzis, 22 avr. 2012.
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[11]
Extrait de l’entretien avec Soukeina, Zarzis, 22 avril 2012.
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[12]
Extrait de l’entretien avec Ramzi, Sidi Bouzid, 23 avr. 2012.
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[13]
D’ailleurs, un de ces blogueurs, Slim Amamou, a occupé après la chute de Ben Ali en 2011 le poste de ministre secrétaire d’État pour le Sport et la Jeunesse en Tunisie. Il a démissionné quelques mois après sa nomination.
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[14]
Le 12 janvier, le monde entier a eu connaissance en temps réel de la photo du décès par balle d’un enseignant franco-tunisien à Douz.
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[15]
Extrait de l’entretien avec Sami, Zarzis, 21 avril 2012.
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[16]
Pour plus d’informations sur le sujet de l’espace médiatique tunisien, nous renvoyons le lecteur aux travaux de Ferjani, 2003.
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[17]
Extrait de l’entretien avec Mohsen, Sidi Bouzid, 24 avr. 2012.