CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le centre de documentation et d’information (CDI) – espace documentaire d’organisation des savoirs, que l’on peut questionner à partir de la « tentative d’épuisement d’un lieu » (Perec, 1975) [1] et à propos duquel nous avions sollicité les représentations de praticiens de la documentation et d’usagers (Fabre et Veyrac, 2008) – est l’occasion d’interroger plus particulièrement les objets, matériels comme symboliques, qui participent à son classement et à son rangement. En effet, ce dispositif info-communicationnel (Couzinet, 2009), au travers de classifications, de listes, de classements alphabétiques, chronologiques, de fiches, d’index, de catalogues, de répertoires, d’inventaires, de cotes, etc. organise les savoirs.

2Dans un établissement scolaire, de nombreuses logiques de classement coexistent, notamment une logique basée sur les différentes disciplines enseignées, sorte d’organisation scolaire par matières, et une logique issue de la classification décimale universelle qui organise le savoir en dix grandes classes, mais également des logiques qui semblent liées aux supports et usages. Or celles-ci coexistent et peuvent complexifier la tâche du professeur-documentaliste lorsqu’il présente les ressources documentaires rattachées à ces différentes organisations. Ce dernier peut-il aider à échapper au pouvoir du classement des artefacts en termes d’organisation du savoir ?

3La logique de rangement, conséquence matérielle de l’organisation classificatoire, semble primer sur une logique des usagers, centrée sur l’information. Or, nous avons pu observer que cette prédominance tend à induire des logiques d’usages pensées par le professionnel, puisqu’il organise les espaces suivant des rangements parallèles. On peut alors se demander si le classement est donné à voir par les professeurs-documentalistes comme un élément nécessaire à l’appropriation du CDI par les usagers. En d’autres termes, quelle place ont la classification, le classement et le rangement dans la genèse instrumentale que nous nous proposons d’examiner, entendue comme processus d’appropriation de l’objet technique par le sujet pour en faire un instrument ? Les professeurs-documentalistes qui sont les concepteurs de ces espaces documentaires et pour qui les schèmes liés au classement, rangement, sont justifiés, intégrés, sont-ils les plus à même à suggérer des schèmes d’instrumentalisation aux usagers ? Leurs fonctions d’enseignement les incitent-elles à imposer un mode de pensée plutôt que de laisser les usagers développer leurs propres usages ?

4Pour répondre à ces questions, nous nous appuyons sur le double regard des sciences de l’information et de la communication et de la psychologie cognitive. Quatre professeurs-documentalistes, avec huit à seize ans d’expériences professionnelles dans la fonction, ont été observés lors de leur premier cours de documentation de l’année en établissement d’enseignement agricole. Nous avons choisi la classe de Seconde, car les élèves découvrent le lycée et ne disposent, au cours de l’année, que de quelques séances durant lesquelles l’enseignant doit favoriser l’utilisation des ressources documentaires. Outre l’observation (les enseignants ont été filmés tout le long de leur séance d’enseignement), un entretien préalable et un entretien postérieur à la séance ont été menés pour chacun des quatre professeurs-documentalistes. Pour notre analyse, nous avons sélectionné les épisodes qui concernaient le rangement, le classement pour collecter des indices de l’activité instrumentale et pondérer les discours sur ces pratiques relevés lors des entretiens. Une catégorisation déductive des discours nous a permis de compléter l’analyse des données recueillies.

Le CDI comme dispositif info-communicationnel

5Dans l’enseignement agricole, les CDI, que nous avions définis comme des dispositifs info-communicationnels, ont pour objectif la mise en visibilité des savoirs. Nous les avions interrogés comme outils de formation au travers de l’organisation des savoirs qu’ils proposent. Ainsi, les apprentissages documentaires visent à appréhender la complexité de l’organisation du savoir. Le traitement qui est effectué au sein du dispositif info-communicationnel primaire, le CDI, est l’« extraction de l’information du support fourni par un système primaire, [traitée] pour elle-même, [représentée] de façon symbolique » (Meyriat, 1985a). Le médiateur, le professeur-documentaliste, « fabrique des instruments que l’on appelle secondaires parce qu’ils fournissent à l’usager non pas l’information dont ils ont besoin, mais l’information nécessaire pour accéder à cette dernière » (Meyriat, 1985b). La classification est l’outil intellectuel normalisé utilisé pour construire ces instruments secondaires et rendre intelligible le classement aux usagers. Elle participe de la construction du dispositif info-communicationnel et se caractérise par un ensemble de savoirs spécifiques, principalement appuyés sur des normes de classement, elles-mêmes alimentées par des langues classificatoires à visée universelle.

Classement, classification et rangement au sein du dispositif CDI

6Le système de classement (ou « plan de classement ») permet de retrouver facilement et rapidement un document et permet aux lecteurs de remettre eux-mêmes les documents consultés à leur place. Il assigne à chaque document une place unique, est extensible pour pouvoir accueillir nouveaux documents et nouvelles thématiques. Le classement consiste à attribuer au document une place précise au sein d’un dispositif documentaire. Cette opération matérielle suit généralement, depuis le libre accès aux fonds documentaires, un classement par sujets, lequel s’est développé suivant un outil intellectuel, premier type de langage documentaire que l’on qualifie de classificatoire. Les langages classificatoires permettent d’octroyer un indice à chaque document en fonction de son sujet dominant ; cet indice, qui sert à construire la cote du document, c’est-à-dire l’indication de sa place dans l’espace documentaire, se présente sous forme abrégée, généralement numérique : c’est la classification [2]. Quel que soit le système de classement en vigueur, c’est la cote qui indique l’« adresse » du document, la place qu’il occupe au sein du dispositif documentaire.

7Cependant, certains dispositifs ne suivent pas ce principe de classement unique, en offrant différents types de classement selon le statut, le support ou encore les différents moments de leur diffusion. Un classement est en partie tributaire de la connaissance de la classification, de ce langage documentaire à la fois outil professionnel et savoir disciplinaire en information-documentation dont l’historique, la philosophie n’est pas neutre et induit la manière dont les savoirs sont organisés (Fabre et Couzinet, 2008). Ainsi, nous pensons que le dispositif documentaire n’est pas simple support à l’apprentissage de méthodes d’accès au savoir, mais intrinsèquement mêlé à la construction de la culture informationnelle. Pilier de compréhension du savoir, il apparaît capable d’aider à la construction individuelle des connaissances et par là même, plus largement, d’éclairer, pour tout citoyen, l’organisation globale des savoirs (Ibid.). Cependant ce dispositif, en mettant en œuvre un ensemble d’outils intellectuels, participe à la mise en visibilité d’artefacts que l’on a choisi d’analyser sous l’angle de l’instrument.

La genèse instrumentale : notion d’instrumentation et d’instrumentalisation

8Avec l’invention de la théorie de la genèse instrumentale, Rabardel (1995) défend résolument une approche anthropocentrée qui tient compte de l’activité humaine et de ses caractéristiques non pas pour aider à résoudre des problèmes techniques de conception d’un dispositif mais pour placer l’activité des utilisateurs au centre du processus de conception. Cette théorie s’appuie sur l’héritage de plusieurs courants de la psychologie, dont le courant piagetien et vygotskien. Les notions de schèmes et les déterminants historico-culturels de l’activité humaine y sont donc largement présents.

9Le schème est, selon Vergnaud (2007), « une forme invariante d’organisation de l’activité et de la conduite pour une classe de situations déterminée », « dont la fonction est d’engendrer l’activité et la conduite en situation ». Il est composé de buts, règles, invariants opératoires et inférences. Les schèmes correspondant à un artefact sont des instruments. On peut distinguer deux grandes directions dans le processus de genèse instrumentale : du sujet vers l’artefact et de l’artefact vers le sujet. À propos de la première direction, on parle d’instrumentalisation : c’est le processus d’enrichissement des propriétés de l’artefact par le sujet. Le sujet attribue à l’artefact une fonction, et rend l’artefact instrument. L’artefact peut être instrumentalisé momentanément ou plus durablement ; l’instrumentalisation n’entraîne pas nécessairement une modification de l’artefact même. Pour la seconde direction, on parle d’instrumentation. L’artefact induit une assimilation par le sujet de nouveaux schèmes, de nouvelles façons d’organiser son action, de nouvelles façons de penser. Par exemple, si le sujet rencontre une nouvelle situation, le schème peut se modifier, s’enrichir, se complexifier, du fait des propriétés de l’artefact, afin de permettre une activité adaptée à la nouvelle situation. A contrario, par instrumentalisation, l’artefact peut être détourné afin de s’adapter aux schèmes du sujet. On parle aussi de « catachrèse » pour désigner le détournement par l’usager des fonctions prévues lors de la conception de cet objet. Les genèses instrumentales se nourrissent de ce double processus d’instrumentation/instrumentalisation. Ce cadre proposé offre une focale d’analyse des séances d’enseignement que nous avons observées.

De l’instrumentation…

La déambulation

10L’examen des quatre films correspondant aux séances pédagogiques de découverte du CDI laisse apparaître des convergences dans la manière dont elles sont conduites. Elles comprennent trois temps : un temps en « situation de classe », assis, avec un enseignant que les élèves doivent écouter (sur le lieu du CDI pour trois cas, en dehors du CDI pour un cas) ; un temps où les élèves sont invités à se déplacer dans le CDI pour réaliser une tâche donnée par l’enseignant ; et enfin, à nouveau un temps en « situation de classe ». Tous les enseignants font l’appel en début de cours, donnent des consignes pour réaliser une tâche de « découverte du CDI » et rappellent les élèves pour un moment de bilan, de correction, d’échange sur la réalisation de la tâche. Celles-ci sont différentes d’un enseignant à un autre, mais toutes nécessitent de la part de chacun des élèves de se déplacer dans le CDI pour prendre connaissance des lieux, des rangements, des classements, etc. Que le classement soit présenté de manière déductive (le professeur présente la logique de rangement et de classement, puis les élèves sont invités à l’éprouver par une mise en situation) ou inductive (les élèves sont invités à découvrir les logiques de classements et de rangement pour ensuite en rendre compte et écouter leur professeur leur indiquer la « vraie » logique qu’ils n’auraient éventuellement pas découverte seuls), on constate qu’il s’agit d’un incontournable pour les enseignants. Tout se passe comme si se déplacer dans le CDI pour y repérer les logiques de rangement et de classement était un préalable à un bon usage du centre. Cet enjeu de savoir que semble être la déambulation est un composant important, un moyen pour s’acculturer à des objets indicateurs du classement tels que « cote » et « périodique ».

La classification

11La classification peut être considérée comme un artefact, entendu comme « une chose susceptible d’un usage, élaborée pour s’inscrire dans des activités finalisées » (Rabardel, 1995). Ses usages sont explicités par les professeurs-documentalistes observés. Cependant, l’idéologie développée au travers du choix du découpage du savoir en dix grandes classes n’est pas abordée. L’instrumentation est forte, dans le sens où l’intention idéologique (Couzinet et Courbières, 2005) sous-jacente à la catégorisation du monde n’est pas explicitée et ne permet donc pas de s’en affranchir ou d’avoir du recul. Le principe du système décimal est présenté via un tableau au sein duquel les élèves positionnent des thématiques, sachant que « plus le thème est précis, plus l’indice est long [3] ». Le lien entre la classification et le rangement est précisé avec le rappel des couleurs comme moyen mnémotechnique. « Un livre sur les arbres, 5, et 58 la botanique. Ce qui est juste derrière vous. Vous repérez des gommettes vertes, le 5 est vert dans le tableau, c’est pourquoi les gommettes sont vertes sur les livres 5 ». Il n’y a pas d’explication sur le choix de la couleur. L’idée de la norme n’est pas abordée ; pourtant, la classification décimale est souvent représentée par une palette de couleurs prédéterminée qui est devenue une norme à son tour et ce dans l’ensemble des lieux, depuis les bibliothèques des écoles primaires jusqu’aux CDI des collèges et des lycées.

12La classification ne concerne cependant pas l’ensemble des rangements, on relève des « rangements à part ».

Les rangements « à part »

13Les rangements « à part » sont un état de fait que l’on retrouve dans tous les CDI analysés. Ainsi, au sein des ouvrages, « les documents sur les métiers de l’agriculture, prévention des risques professionnel, on les a mis un petit peu à part ». Idem en ce qui concerne les manuels scolaires : « Les manuels scolaires, c’est un peu spécial, ils sont tous retirés des matières ; on ne va pas trouver en maths le manuel de maths ; les manuels sont tous ensemble dans un coin là-bas, c’est par discipline ; c’est plus facile ensuite de s’y retrouver dans les étagères. »

14En ce qui concerne le classement des périodiques, si leur particularité est présentée par l’ensemble des enseignants observés, elle est rarement accompagnée de la distinction entre périodiques et non-périodiques. Ils sont toujours rangés à part, dans un endroit non thématique (parfois par ordre alphabétique des revues), véhiculant ainsi une catégorie séparée, mais dont la signification n’est pas explicitée. Il n’est ainsi pas possible de déceler les critères qui différencient le périodique des autres ouvrages. La logique de rangement n’est pas explicitée, le statut « périodique » n’étant pas questionné au-delà du fait qu’il ne faut pas emprunter le dernier numéro, sous-entendu que la fraîcheur de l’information constitue un critère d’intérêt et de pertinence pour l’usager.

15Le local des archives est, quant à lui, exposé de façon particulière : « Les archives, c’est un espace où vous n’entrez pas ; celui-là c’est clair net et précis, vous rentrez pas. » Il est précisé : « Y en a qui ont regardé ; vous avez vu ce sont de grandes étagères, pleines de boîtes en carton, pleines de revues classées par date, par numéro, etc. », mais les praticiens se positionnent comme uniques usagers de ce rangement particulier qui, de ce fait, n’est pas explicité. « Si vous avez besoin de quelque chose pour une recherche, c’est nous qui irons vous sortir les documents des archives aux archives ; tout simplement pour que ce soit rangé en fait ; l’idée c’est que ça reste rangé sinon on trouve plus rien après. » On peut dire que la sanctuarisation d’un lieu, doublé d’un espace de vacuité, laisse libre cours à toute représentation sans adéquation avec la réalité de l’intérêt des ressources utilisées. Par exemple, le manque d’explication concernant les archives nous paraît contribuer à des usages empêchés. Ainsi, l’inaccessibilité de cette partie du fonds peut signifier que l’information est assez précieuse pour nécessiter un classement à part. On peut se demander si les professionnels valorisent ainsi une information qu’ils semblent juger confidentielle en choisissant de la rendre difficile d’accès. Le rangement est alors une mise à l’écart, une préservation plutôt qu’un mode d’accès pour les élèves.

16Les archives, dont un enseignant ouvre la porte pour laisser entrevoir aux élèves la difficulté de rangement (les archives ne sont pas en libre accès, « sinon on n’y retrouve plus rien »), ont donc un statut de rangement différent, leur non-accessibilité étant potentiellement liée à un intérêt moindre. On peut alors se demander si, pour les professionnels, le choix des rangements induit des usages spécifiques.

Logique de fonctionnement vs logique d’utilisation

17L’activité d’un professeur-documentaliste a pour spécificité de rendre explicites les logiques de fonctionnement du CDI – i.e. les logiques propres à l’activité des concepteurs professionnels que sont les professeurs-documentalistes : ranger, classer – à l’usager. Les logiques des usagers ne nécessitent pas a priori d’avoir à ranger (le rangement leur préexiste, tout au plus ont-ils à remettre à sa place un document consulté), ni même à classer. Dans le cas de l’enseignante qui retient notre attention, on observe pourtant que les contraintes liées à l’exercice du métier de professeur-documentaliste sont données à voir pour justifier des rangements. Ainsi, l’un des professeurs-documentalistes précise le circuit des périodiques, support mouvant au sein de l’espace CDI : « Les volets sur lesquels on pose le dernier numéro, on soulève et il y a une réserve, l’année en cours par exemple ; les anciens numéros ne sont pas forcément en archives ; les archives, c’est cette pièce-là qui vous est interdite ; si vous avez besoin d’un ancien numéro c’est nous qui y allons pour vous. Une grande pièce qui permet de stocker beaucoup d’anciens numéros qui sont utiles pour vous mais qu’on n’a pas la place de stocker ici dans la salle de consultation. » L’un des professeurs-documentalistes tente de faire distinguer par les élèves différents documents, l’un étant un ouvrage de fiction, un roman, l’autre un ouvrage documentaire : « Ils sont identiques ? Qu’est-ce qui les différencie ? » L’élève répond : « Ils sont rangés. » L’enseignant : « Les deux sont rangés, il faut pas croire, ils sont pas rangés de la même façon mais ils sont rangés », sans donner de précision sur les différents types de rangements en présence. L’enseignant semble chercher ici à donner des repères aux élèves sans aborder la logique de ce rangement ni du classement choisi, ni même préciser les éléments de savoir qui permettraient d’identifier la différence entre ces deux types de documents, classés dans des espaces différents du fait de l’information qu’ils contiennent : une information utile de l’ouvrage documentaire vs une information culturelle, littéraire, contenue dans le roman, qu’elle qualifie de « livre de loisir ». L’artefact lieu prend le pas sur l’artefact document, le lieu est alors associé à un type d’usage et c’est ce qui est mis en avant dans le repérage de l’organisation de l’espace. Ainsi est imposée une forme de pensée sans qu’elle soit explicitée ; la place des bandes dessinées à part, à support particulier, mobilier particulier, ce qui induit une hiérarchie dans les types de documents et par conséquent sur le type d’information proposée. De la même manière : « Les périodiques, revues mensuelles sont placés ici mais, les journaux, les quotidiens sont sur l’estrade à côté des romans, là-haut. » Là encore, il n’y a pas d’explication précise sur la séparation de ces documents, ni sur le type d’information, ni sur le critère de la périodicité qui pourtant justifie le classement.

18Le rangement instrumente donc l’usage comme le confirme cet échange autour de la question de l’enseignant : « Pourquoi avoir placé les revues près des BD ? » Alors que l’un des élèves répond « pour que ce soit plus accessible depuis l’espace “zen [4]” et plus lisible », l’enseignant précise « parce qu’on y vient finalement pour la même chose, pour une lecture… de quel type, un peu de détente, on peut survoler ». Le fait que l’organisation spatiale des documents détermine les types de pratique de lecture et l’usage des documents est donné ici à voir par l’enseignant qui tente de faire expliciter à l’élève le lien entre lieu et usage.

19L’un des professeurs-documentalistes insiste sur le fait qu’il est important de « bien re-ranger » les périodiques que consultent les élèves et ce grâce à l’artefact « page de couverture photocopiée » accolée sur le volet du présentoir du périodique, sorte de fantôme en lieu et place du document, qui indique à l’emprunteur l’endroit où il doit replacer le document. Un autre enseignant quant à lui demande aux élèves, durant la séance de découverte, de re-ranger les documents qu’il avait au préalable sortis des rayonnages. Ici, le schème « ranger » permet d’accéder au schème « trouver », l’enseignant vérifiant auprès des élèves que, s’ils ont su remettre les ouvrages à la bonne place, cela signifie qu’ils ont compris le classement. On voit ainsi s’entremêler plusieurs instrumentations du rangement : les séances de découverte ont pour enjeu de développer chez les élèves-usagers des schèmes d’usage liés au rangement, ainsi qu’au classement afin de pouvoir se soumettre à la logique de l’ensemble artefactuel composé par l’espace documentaire. Mais les enseignants donnent-ils à voir à leurs élèves des possibilités de s’affranchir des logiques sous-jacentes à ces artefacts ?

… à l’intrumentalisation

20L’ensemble des schèmes ou composantes de schèmes qui ont été repérés dans les observations alimentent le processus d’instrumentation, c’est-à-dire, selon Rabardel (1995), visent à modifier les sujets : il s’agit pour les enseignants de modifier les façons de percevoir le monde des élèves, afin que ces derniers puissent utiliser le CDI. Le rangement et le classement sont au cœur de ce processus d’instrumentation des élèves par les enseignants. Qu’en est-il du processus opposé de la genèse instrumentale, qui agit dans le sens inverse entre le sujet et l’artefact, nommé instrumentalisation ? Qu’en est-il des schèmes ou de ses composants qui sont donnés à voir aux élèves par les enseignants, permettant aux usagers d’agir sur l’artefact documentaire ? Les enseignants indiquent-ils aux élèves comment s’approprier le CDI, comment le modifier, agir dessus pour l’adapter à leurs schèmes existants ? On trouve peu d’éléments au travers de l’analyse des enregistrements audiovisuels qui laissent entrevoir des possibilités d’instrumentalisation.

21Deux enseignants mettent en garde les élèves vis-à-vis des livres « mal rangés ». L’un d’eux argumente par le fait qu’un document remis en rayon par l’élève sans passer par les « retours » amènera la professeur-documentaliste à considérer ce document comme non rendu, ce qui peut être gênant pour l’usager en question. « Après un emprunt, lors du retour des livres, ne les remettez pas en rayon. Ne vous dites pas “je sais où elle se range, hop je la remets directement dans le bac”. Passez par l’accueil car il faut qu’on enregistre le retour. Ça arrive qu’on cherche des livres, vous dites les avoir rendus mais nous on les a pas vus passer. On risque de vous les facturer. »

22Un autre enseignant argumente qu’il ne faut pas « déclasser » pour éviter les conséquences pour les professeur-documentalistes et pour les usagers. « Le remettre à sa place car quelqu’un d’autre peut penser qu’il est perdu, y compris le documentaliste, et ne pas le prêter pendant six mois. Parfois y a des petits malins qui s’amusent à les cacher en plein milieu des livres. C’est un petit jeu qui peut lasser. Et surtout ça vous sert pas à vous, car le jour où vous en avez besoin, si tout le monde avait fait comme vous… Nous on n’a pas le temps de faire un inventaire et un grand rangement toutes les semaines. » Ainsi, indirectement, par des mises en garde plutôt que par des annonces d’action désirées, les enseignants donnent à voir aux élèves quelques traces, qui restent ténues, de ces processus d’instrumentalisation.

Difficultés pour les professionnels à valoriser les processus d’instrumentalisation ?

23La théorie de la genèse instrumentale (Rabardel, 1995) nous a offert un cadre qui nous a permis d’envisager les relations de l’usager au dispositif au travers du double processus instrumentation/instrumentalisation. La complexité, inhérente au dispositif info-communicationnel, incite à la mise en place de médiations dont les séances de découverte nous ont permis de mettre au jour des « usages enseignés », les schèmes nécessaires pour l’appréhension de l’organisation du CDI mis en avant par les professeurs-documentalistes.

24Pourtant, comme nous l’avons vu, la fonction d’enseignement peut se réaliser par l’ostension de l’arbitraire sous-jacent à la classification et ainsi, permettre aux usagers de s’en saisir à des fins « superficielles » et momentanées de recherche d’information et non de catégorisation pérenne du monde, des savoirs.

25La place minime de l’instrumentalisation dans les résultats s’explique probablement en partie par le protocole choisi pour cette recherche, à savoir le choix d’observer des premières séances. L’enseignant, à ce moment-là de l’année, insiste probablement davantage sur le cadre d’usage à respecter et ne laisse guère le champ à l’expression de catachrèses, de tactiques de détournement (Certeau, 1990). Des recherches futures pourront explorer, sur la durée, la possible apparition d’un processus d’instrumentalisation. S’agit-il pour l’enseignant d’empêcher l’instrumentalisation du dispositif documentaire par les élèves ou de le laisser faire, l’autoriser, l’inciter, voire l’enseigner ? Il y aurait probablement des différences selon les professeurs-documentalistes du fait de leur conception de la genèse instrumentale des élèves, le processus d’appropriation nécessaire à l’usage du CDI. Ce sont ces différentes conceptions que cet article a éclairées.

Notes

  • [1]
    Georges Perec s’installe place Saint-Sulpice à Paris et, pendant trois jours, note tout ce qu’il voit afin d’établir une sorte de liste de la quotidienneté d’un lieu. Le résultat de cette démarche artistique d’observation est l’ouvrage Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1975.
  • [2]
    Deux classifications sont principalement utilisées dans les bibliothèques et centres de documentation en France : la classification de Dewey et la classification décimale universelle. C’est cette dernière que l’on retrouve majoritairement dans les CDI des lycées agricoles.
  • [3]
    Cette citation, ainsi que les suivantes, présentées entre guillemets, sont des extraits des discours des enseignants.
  • [4]
    Espace de détente constitué de fauteuils de couleurs disposés en cercle.
Français

La question de l’intervention du classement et du rangement dans le processus d’appropriation des savoirs par les usagers d’un centre d’information et de documentation (CDI) est instruite par la théorie de la genèse instrumentale. Cette théorie définit un double processus instrumentation/instrumentalisation qui permet d’analyser quatre séances pédagogiques de découverte de CDI réalisées par des professeurs-documentalistes, du point de vue des usages mis en évidences par les enseignants.

Mots-clés

  • classification
  • classement
  • rangement
  • dispositif info-communicationnel
  • genèse instrumentale

Références bibliographiques

  • Certeau, M. (de), L’Invention du quotidien, tome I : arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
  • Courbières, C. et Couzinet, V., « Du bleu horizon à l’horizon documentaire : représentation des savoirs à l’aube de la construction européenne », in Timimi, I. et Kovacs, S. (dir.), Indice, index, indexation, actes du colloque international organisé les 3 et 4 novembre 2005 à l’université Lille III par les laboratoires Cersates et Gérico, Paris, ADBS, coll. « Sciences et techniques de l’information », 2006, p. 81-93.
  • Couzinet, V. (dir.), Dispositifs info-communicationnels : questions de médiations documentaires, Paris, Hermes-Lavoisier, coll. « Systèmes d’information et organisations documentaires », 2009.
  • Fabre, I. et Couzinet, V., « Désir, curiosité, culture informationnelle : l’organisation des savoirs au cœur de l’histoire des idées », Revue canadienne des sciences de l’information et de la bibliothéconomie, vol. 32, n° 3-4, 2008, p. 85-105.
  • En ligneFabre, I. et Veyrac, H., « Des représentations croisées pour l’émergence d’une médiation de l’espace documentaire », Communication & Langages, n° 156, p. 103-115.
  • Meyriat, J., « Information vs communication ? » in Laulan, A.-M., L’Espace social de la communication : concepts et théories, Paris, Retz-CNRS, 1985a, p. 63-89.
  • Meyriat, J., « La didactique de la communication écrite dans la perspective de la science de l’information », Schéma et schématisation, n° 22, 1985b, p. 67-77.
  • Rabardel, P., Les Hommes et les technologies, une approche cognitive des instruments contemporains, Paris, Université Paris VIII, 1995.
  • En ligneVergnaud, G., « Représentation et activité : deux concepts étroitement associés », Recherches en éducation, n° 4, 2007, p. 9-22. En ligne sur : <www.recherches-en-education.net/IMG/pdf/REE-no4.pdf>, consulté le 24/04/2013.
Isabelle Fabre
Isabelle Fabre est maître de conférences en SIC à l’université de Toulouse, à l’École nationale de formation agronomique. Ses recherches s’inscrivent dans l’UMR Éducation, Formation, Travail, Savoirs, principalement sur la médiation des espaces documentaires et sur l’activité professionnelle des documentalistes au travers des dispositifs, instruments et représentations. Elle a récemment publié « Médiation documentaire et médiation culturelle dans l’espace du musée », Communication & Langages, n? 173, 2012.
Hélène Veyrac
Hélène Veyrac est psychologue, docteur en ergonomie, maître de conférences en didactique des savoirs professionnels, membre de l’UMR Éducation, Formation Travail, Savoirs. Elle mène des recherches sur le travail des enseignants sous l’angle ergonomique et s’intéresse avec Isabelle Fabre à l’appropriation d’espaces documentaires par des usagers, du point de vue des professionnels en charge de médiation dans ces espaces.
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51578
Pour citer cet article
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