1Dans le classement des savoirs, l’expert joue un rôle central. C’est vers lui que s’est portée l’attention des cogniticiens désireux de mettre en machine connaissances et raisonnements (Le Blanc, 2009). Autant détenteur que référent de ces savoirs, l’expert organise sa pensée et sa mémoire de façon à formuler à bon escient les réponses aux questions qui lui sont posées. Il structure en permanence ses connaissances, mène continuellement des extensions ou consolidations de son savoir, et est supposé avoir un regard critique sur ses propres savoir-faire. S’intéresser à l’expert pour la question du classement des savoirs, c’est s’intéresser à la façon dont les savoirs sont à la fois catalogués et rendus disponibles, agencés, classés et remis en cause.
2La norme Afnor NF X 50-110 donne une définition peu opératoire de l’expert. C’est « celui qui est reconnu comme apte à effectuer des travaux d’expertise ». De façon simplifiée, l’expert est celui qui sait, et à qui l’on se confie pour éclairer ou prendre une décision. L’expert est une personne qui « traite des informations et en produit d’autres considérées comme incontestables et dès lors utilisables dans la prise de décision » (Bouillon, 2012). Shanteau propose une caractérisation psychologique de l’expert (Shanteau et al., 2002) : c’est celui qui a l’assurance, le sens des responsabilités, la capacité d’adaptation ainsi qu’une bonne maîtrise de la communication. À cela s’ajoutent des éléments individuels comme la concentration, la capacité à travailler sous la pression, et à distinguer des exceptions aux règles énoncées. Selon Shanteau, il y a donc une double dimension de cette reconnaissance de la fonction d’expert : une dimension cognitive de la compétence, du savoir (connaissance) et une dimension sociale de la confiance, de la réputation (reconnaissance).
3Si le terme d’expert est débattu, c’est plutôt sur la notion d’expertise que se fait le consensus (Maxim et Arnold, 2012). L’expertise se détache de la personne, en faisant appel à des connaissances de la personne et en tirant profit de l’expérience ou de son antériorité dans la pratique. L’expertise se situerait même au-delà de l’expert : on pourrait dans celle-là combler les trous de connaissances de celui-ci, par l’activation de formules qualitatives (Kansou et al., 2012).
Formalisation des connaissances
4L’ingénierie des connaissances représente un champ scientifique que les entreprises s’accaparent en vue de leurs propres applications (Choi et Lee, 2003). Dans ce contexte, la connaissance, sa classification, son exploitation et sa transmission deviennent des enjeux sociaux et des enjeux industriels. Il suffit de regarder les mutations vécues par les médias (Wolton, 2012) ou par les acteurs de l’éducation pour mesurer l’impact de la marchandisation de la connaissance. Ajouter à cela la transformation des moyens techniques de diffusion et de communication des informations et l’on comprend que les sociétés de la connaissance évoluent sans cesse (Durampart, 2009).
5Historiquement les méthodes de gestion des connaissances se sont forgées sur l’accompagnement de l’expert dans l’explicitation de l’organisation de son savoir. Dans son discours, un expert ne restitue qu’une image pauvrement structurée de son activité, et c’est le recours à une tierce personne, un cogniticien, qui peut l’aider à formaliser. À la fin des années 1980, un anthropologue a ouvert la voie aux méthodes de formalisation des connaissances, avec Knowledge Oriented Design (KOD). Vogel (1988) met en parallèle le « face à face » entre cogniticien et expert, avec la situation de l’ethnologue face à ses informateurs. Il constate que « les informateurs des ethnologues sont pourtant manifestement experts de leur culture, et les ethnologues formalisent cette expertise sous une forme qui ressemble bigrement à celle des systèmes experts ». Il poursuit en indiquant que « l’objectif essentiel de KOD est de proposer des cadres de collecte et de modélisation de cette connaissance, et de tracer des voies de communication entre connaissance dépendante du sujet, et information manipulée par la machine ».
6À travers un modèle du discours de l’expert, Vogel pose sa méthode comme un intermédiaire linguistique entre les deux protagonistes. Partant d’un corpus discursif, le cogniticien va retenir des éléments clés structurant le savoir de l’expert : les concepts manipulés (représentations), les activités réalisées (actions) et les points de vue (interprétations). Les premiers se nichent essentiellement dans les groupes nominaux, et correspondent aux objets physiques. Ils se détaillent par des attributs (est-à, est-un, est-situé-à, etc.), par des valeurs (dont une valeur par défaut, des valeurs extrêmes, des procédures de calcul, etc.), des relations de subsomption ou d’équivalence. Les seconds sont principalement des groupes verbaux et témoignent d’actions. Ils sont liés à des transformations et se détaillent par des ressources consommées, des objets produits, des contraintes d’exécution. Enfin les points de vue de l’expert se détectent par l’aspect absolu ou affirmatif du discours : « il faut que… », « tous les… sont… », « c’est toujours… », etc. Selon que l’expert expose une interprétation personnelle du monde ou une manière d’agir, il donne des indications sur son savoir ou sur son savoir-faire. Les points de vue sont associés à des objets, traduisant des inférences, ou bien reliés à des actions, traduisant des contraintes.
7Une fois ces éléments repérés, Vogel propose de les organiser : les concepts en taxinomie, les actions en actinomies et les points de vue en schémas. Pour la taxinomie, il reprend les visions du vivant élaborées au xixe siècle, et propose une « classification KOD » en cinq niveaux, soit une structure large et peu profonde, facilement appréhendable par l’esprit humain. Rassemblé sous une racine, le vocabulaire courant constitue un niveau générique. Entre les deux se situent les formes de vie dont les termes, bien que pertinents sont souvent absents du discours de l’expert. Ce discours manipule des objets concrets, or les formes de vie correspondent à des concepts abstraits ; ce sont des termes qu’il va donc falloir proposer à l’expert. Le niveau générique est ensuite détaillé en un niveau spécifique, puis un niveau variétal.
8Vogel complète cette pertinence syntaxique de la taxinomie par deux autres volets consacrés aux aspects structurels et sémantiques de cette taxinomie. Pour lui, une activité cognitive met en jeu des mécanismes invariants de façon indépendante du domaine, de la culture ou de la langue de référence.
9Aujourd’hui, les mises en forme de connaissances font appel à des méthodes issues de KOD. Ainsi, le champ de l’ingénierie de la cognition propose des outils permettant d’acquérir les connaissances, de les représenter, de les organiser ou de les exploiter (Dieng et al., 2000). L’accent est mis sur la détermination des connaissances stratégiques, celles sur lesquels l’effort de formalisation doit être porté (Ermine, 2010).
L’expert et sa personnalité
10L’expert n’est pas seul face à son savoir, et des cogniticiens sont là pour l’aider à formaliser. Mais tous les experts sont abordés selon une approche égalitaire, sans tenir compte des disparités liées aux personnalités des uns et des autres. Pourtant, dans le prolongement de la psychologie analytique initiée par Carl Jung, il existe plusieurs échelles de mesure de la personnalité. Certaines portent sur les traits de personnalité, c’est-à-dire des adjectifs censés qualifier la personne et éclairer sur son comportement ou son état affectif. D’autres portent sur les types de personnalité, c’est-à-dire des combinaisons d’attributs indiquant des tendances personnelles ou des réactions typiques. Les traits de personnalité sont nombreux, basés sur une échelle continue, non exclusifs et parfois superficiels. Il nous semble plus opportun de considérer ici les types de personnalité. Jung mentionnait trois axes de positionnement de la personnalité ; McCrea et Costa ont proposé cinq facteurs duaux que les psychologues dans les organisations utilisent pour évaluer par exemple la réaction au stress, les intérêts professionnels, ou encore la créativité, les relations interpersonnelles, etc. Nous présentons ici les indicateurs de Myers et Briggs, formant l’un des inventaires les plus utilisé en Amérique du Nord. Pouvant aboutir à une autoévaluation, ils emploient quatre grandes bipolarités : une attitude exprimant l’extraversion (E) ou l’introversion (I), une fonction rationnelle posée sur un axe allant de la pensée (T, pour think) aux sentiments (F, pour feeling), une fonction irrationnelle sur un axe entre sensation (S) et intuition (N) et un style de vie favorisant une approche rationnelle (J, pour jugement) ou irrationnelle (P, pour perception) des choses (Morin, 1996).
11Ainsi un type de personnalité extravertie (E) correspond à quelqu’un qui s’oriente vers l’extérieur, qui est intéressé par les personnes ou les gens qui l’entourent et qui aura tendance à agir par cycles : action, réflexion, action. Inversement, une personnalité introvertie (I) se concentre sur ses points d’intérêt, apprécie l’intimité et agira par cycles : réflexion, action, réflexion.
12Sur les autres axes, une personnalité sensitive (S) privilégie ses cinq sens et agit par étapes ; une personnalité intuitive (N) est imaginative, apprécie la nouveauté et agit en sautant des étapes ; une personnalité favorisant la perception (P) est spontanée, valorise le provisoire, anticipe le changement.
13L’indicateur de Myers-Briggs définit seize types psychologiques, résumés dans la cartographie ci-après (Kroeger et Thuesen, 1988). Tous ces types sont acceptables dans le contexte du travail et constituent des préférences, sans caractériser des comportements. En effet, le comportement humain est complexe, et l’indicateur ne peut pas donner toute la vérité sur une personne. Cet indicateur en quatre lettres représente une polarité des caractéristiques individuelles prises en compte (Extraverti/Introverti) (Sensitif/Intuitif) (Pensée/Sentiment) (Jugement/Perception). La lettre en minuscule concerne la fonction auxiliaire.
14Pour faciliter la reconnaissance de ces seize types, il est possible de transiter par la reconnaissance de quatre tempéraments (en bas des colonnes). Il s’agit de l’ensemble des caractéristiques d’une personne qui déterminent sa façon de se sentir, de penser, d’agir et d’apprendre. Ces quatre styles de tempéraments sont associés à des regroupements particuliers de fonctions et de styles psychologiques. Le modèle permet de reconnaître le tempérament de l’expert avant d’en découvrir le type psychologique.

L’expert et ses compétences
15Au-delà de son savoir et de sa personnalité, les compétences de l’expert indiquent la façon dont il utilise ce savoir et se comporte dans son activité professionnelle. La reconnaissance de compétence se fait très souvent par les pairs, au sein de communautés implicites. Elles ne sont pas seulement liées à l’homme reconnu compétent, et Brassac (2008) avance qu’elles sont fortement distribuées dans la tête de l’expert, dans son corps, dans l’environnement, dans les personnes rencontrées, dans la documentation, dans les instruments qu’il manipule, ou encore dans les machines sur ou avec lesquelles il travaille.
16Pourtant, l’entreprise aborde la compétence sous le simple angle des qualifications requises pour un poste donné. Cette notion est héritée de Bloom qui distinguait trois domaines d’apprentissage associés à des aptitudes différentes. L’apprentissage cognitif serait associé aux aptitudes mentales (knowledge) ; l’apprentissage affectif aux capacités émotionnelles (attitudes) ; et l’apprentissage moteur aux aptitudes manuelles et physiques (skills). On retrouve plusieurs termes en ergonomie et en psychologie du travail pour désigner ce que l’on regroupe sous la notion de compétences, pour parler d’une forme opératoire de la connaissance. Dans les années 1990, des démarches de gestion ont vu le jour pour classifier et promouvoir les compétences internes et constituer des référentiels métiers sur la base de l’identification des compétences individuelles, collectives et transverses des employés (Le Bellu, 2011).
17C’est grâce aux compétences que l’on distingue un expert d’un novice :
- A est plus compétent que B s’il sait faire quelque chose que B ne sait pas faire et A est plus compétent au temps t’ qu’au temps t s’il sait faire ce qu’il ne savait pas faire ;
- A est plus compétent s’il s’y prend d’une meilleure manière ;
- A est plus compétent s’il dispose d’un répertoire de ressources alternatives qui lui permettent d’adapter sa conduite aux différents cas de figure qui peuvent se présenter ;
- A est plus compétent s’il est moins désarmé devant une situation nouvelle.
18Proposées à l’intersection de trois domaines (socialisation et biographie de l’individu ; expérience professionnelle ; formation), les compétences sont alors décomposées grâce à une triple instrumentation développée par Brunel (2010) :
- au niveau de l’instrumentation symbolique et/ou sémantique : les compétences/capacités conceptuelles ;
- au niveau de l’Instrumentation objectale : les compétences/capacités techniques ;
- au niveau de l’Instrumentation sociale : les compétences/capacités humaines.
19Ainsi l’expert et son savoir allient connaissances et reconnaissance. Les éléments de connaissances avancés sont jugés pertinents pour éclairer une situation ou prendre une décision. Mais ils gardent une part d’implicite, reliée à la personnalité dont nous avons présenté seize types. La force de persuasion et de conviction de l’expert dépend de sa compétence à transmettre, de son ouverture aux autres et de son leadership.
20Les efforts entrepris par les ingénieurs de la connaissance sont destinés à détacher le savoir de l’individu et l’expliciter pour le diffuser par les nouveaux moyens de communication. À la lumière de ce qui a été présenté, cette entreprise ne peut pas se contenter de discuter de la connaissance formalisée, de ce qu’elle désigne des concepts, des actions ou des points de vue ; elle doit aussi prendre en compte la personne qui s’exprime, mettre en regard savoir et personnalité.
21Les efforts de formalisation aboutissent notamment à des livres de connaissances, ou des programmes de formation. Concernant la manière dont la transmission de ces connaissances s’effectue, c’est le contexte d’apprentissage et la personnalité de l’apprenant qui entrent en jeu. Selon que la formation s’effectuera sur le tas ou qu’elle concernera des réflexions, qu’elle se situera dans un cadre d’analyse des pratiques ou en anticipation de ces pratiques, ou qu’elle n’envisage que des savoirs théoriques, les paramètres dans lesquels s’exprimeront personnalités et compétences des protagonistes varieront grandement.
22En revanche, il est illusoire de croire qu’un résultat de captation de connaissances est véritable et éternel. Il reste une part de subjectivité dans l’organisation d’un savoir, et des outils existent pour aborder la personnalité et les compétences d’un expert. C’est dans le couplage des méthodes d’ingénierie des connaissances et des outils de description de la personnalité que l’on doit regarder.
23L’expert ne se limite pas à son domaine de savoir, il met aussi nécessairement en œuvre une capacité à communiquer. Il range, il classe son savoir, il émet des expertises, mais c’est dans la dimension de communication de son expertise que l’on pourra trouver les traces de ses opérations de rangement, opérations qui assurent à la fois continuité et pérennité de son statut d’expert.
24Il nous semble donc important d’engager les experts dans une réflexion personnelle et critique vis-à-vis de leurs savoirs, et de traduire cet engagement dans les explicitations menées par les ingénieurs cogniticiens. Ainsi, nous apprendrons beaucoup sur la manière dont l’esprit humain organise et classifie ses connaissances.