1« Internet, une histoire belge ? » Cette affiche accueille le visiteur dans le hall du Mundaneum, au cœur de Mons, ville belge qui se prépare à devenir capitale européenne de la culture en 2015. Le slogan est l’un des nombreux signes de l’actuelle volonté de réappropriation de l’histoire de l’Internet par les Européens, visant à sortir d’une vision trop centrée sur les États-Unis. Surtout, il inscrit d’emblée le projet d’Henri La Fontaine et Paul Otlet dans la lignée des utopies et travaux que le monde numérique intègre aujourd’hui à sa généalogie.
2Cette interprétation présentiste de l’histoire a permis d’enrichir la visibilité et le sens d’une institution et d’un projet qui furent reconnus en leur temps pour des raisons différentes : de nos jours, le visiteur se déplace au Mundaneum pour y trouver l’histoire de l’Internet (par exemple grâce à l’exposition temporaire « Renaissance 2.0 ») plus peut-être que pour rendre hommage à Paul Otlet – que l’on qualifie de « père de la documentation » – et Henri La Fontaine – prix Nobel de la paix en 1913. Les interprétations et la réception à travers le temps de leur grandiose projet aux multiples ramifications éclairent les évolutions de notre regard sur la classification des savoirs.
« Classer le monde », un projet au service de la paix et de l’universalité
3Le Mundaneum est indissociable de la personnalité de ses fondateurs, juristes belges qui s’illustrent par leurs travaux sur la documentation, mais aussi par leur investissement dans le mouvement pacifiste européen. Rassembler et classer les savoirs du monde relève d’un projet global qui se construit dans le contexte spécifique des mouvements pour la paix, de la fondation de la Société des Nations (SDN) et des deux guerres mondiales [1].
4Spécialisé dans le droit international, La Fontaine y voit un moyen d’assurer la paix et n’aura de cesse de s’engager dans des associations dédiées à cet enjeu, notamment au sein du Bureau international de la paix qu’il préside à partir de 1907. Son engagement est manifeste aussi au service des luttes sociales, celle des femmes (il participe à la création de la Ligue belge du droit des femmes en 1892) ou des ouvriers (membre du Parti ouvrier belge, il est un des premiers sénateurs socialistes élu à la fin du xixe siècle).
5C’est d’abord la discipline juridique qui unit sa route à celle de Paul Otlet, autour de la rédaction d’un recueil de jurisprudence, avant que leur intérêt commun pour la bibliographie ne s’incarne dans la fondation en 1895 de l’Office international de bibliographie (OIB), suite à la première Conférence internationale de bibliographie tenue à Bruxelles. La création de l’OIB les conduit à proposer et élaborer un Répertoire bibliographique universel, pour lequel ils développeront la classification décimale universelle (CDU), inspirée des travaux de l’américain Melvil Dewey et dont la première édition en langue française des tables abrégées paraît en 1897. « La particularité de la CDU, par rapport à la classification de Dewey, est de développer les tables et d’introduire les tables auxiliaires qui comportent des signes de relation, des tables de subdivisions et des divisions analytiques. […] En d’autres termes, la classification s’effectue du général au particulier – principe même du raisonnement déductif – mais aussi en créant des signes de relation, franchit un pas supplémentaire vers l’abduction. » (Fayet-Scribe, 2010) La CDU, langage universel basé sur les nombres, est passée à la postérité en raison de sa très large adoption dans l’univers de la documentation. Mais c’est aussi l’idée même de documentation que les deux hommes vont enrichir, que ce soit par le Traité de documentation d’Otlet de 1934, par leur intérêt pour d’autres sources que les seuls livres (plusieurs sections sont créées entre 1905 et 1910 au sein de l’Institut international de bibliographie, dont l’Institut international de photographie ou le Musée international de la presse, idée à replacer dans un contexte intellectuel propice qui voit par exemple en 1893 à Paris l’ouverture d’un Musée des photographies documentaires), ou par l’élaboration et le recueil entre 1895 et 1930 de ces dix-huit millions de microfiches normalisées, encore visibles dans les rangées de meubles-fichiers conservés dans l’espace muséographique du Mundaneum.
6À travers la recension, la conservation, la normalisation, c’est une recherche d’universalité, garantie d’un idéal de paix, qui préside à l’action d’Otlet et La Fontaine, tout comme dans leur Encyclopedia Universalis Mundaneum, composée de tableaux sur 8 000 panneaux mobiles. Toute leur œuvre incarne cette aspiration, que ce soit la création de l’Union internationale des associations en 1907 ou la réalisation d’une « exposition-musée » visant à réunir des collections internationales pour illustrer le monde et ses connaissances à partir de 1920, dans ce qui devient le Palais Mondial-Mundaneum. Ambition tout aussi œcuménique et encore plus spectaculaire si elle avait vu le jour, avec la Cité mondiale, centre international de la connaissance pour la paix, que nourrit Paul Otlet. Il s’attachera les collaborations des architectes Andersen puis Le Corbusier pour ce projet, qui unit le savoir universel, la classification et l’architecture en un système de pensée global, qui a son pendant dans l’investissement d’Henri La Fontaine à la Conférence de la paix de Versailles, à la fin de la Première Guerre mondiale, et à l’Assemblée de la SDN de 1920 à 1922. Preuve de l’étroite union entre ces différentes visions, La Fontaine tentera de faire de Bruxelles le siège de la Commission internationale de coopération intellectuelle (une préfiguration de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture [Unesco]), avec le Palais mondial comme noyau central.
7Ce que l’on commence à appeler le Mundaneum est déjà en 1920 un lieu atypique à Bruxelles, occupant une centaine de salles. Alors que son réseau international ne cesse de s’étendre, que les requêtes affluent à l’Institut international de bibliographie, que le Répertoire bibliographique universel reçoit la reconnaissance de la SDN ou du Congrès international des bibliothécaires, et que les travaux des deux Belges rencontrent le succès lors des expositions universelles, le Mundaneum subit des affres politiques et financiers, culminant en 1934 quand le Palais est fermé. Cette fermeture ouvre la voie à une itinérance des collections qui ne s’achèvera qu’en 1993, lorsque le sauvetage de ce qui reste des fonds prend place à Mons, grâce à l’acharnement des collaborateurs d’Otlet et des Amis du Mundaneum et au soutien d’Elio di Rupo, bourgmestre de Mons devenu Premier ministre belge.
8Outre les émouvants meubles-fichiers – qui, après avoir séjourné à la Bibliothèque royale, prennent place en 1998 dans un espace muséal dont la salle rectangulaire coiffée d’une voûte et l’imposant globe terrestre central souhaitent symboliser par la scénographie la démarche des deux hommes –, le Mundaneum possède aujourd’hui deux bâtiments d’archives dédiées à l’héritage matériel mais aussi spirituel d’Otlet et La Fontaine : archives du féminisme, du pacifisme (par exemple celles du Comité national d’action pour la paix et le développement), collections iconographiques d’affiches, cartes postales, plaques de verres ou encore fonds dédiés aux expositions universelles, qui consacrèrent en leur temps les initiatives des deux hommes.
Le « Google de papier »
9Bien que cet héritage justifie à lui seul le souci de préserver l’histoire et la mémoire du Mundaneum, un nouvel éclairage est jeté sur le projet depuis quelques années, comme en témoigne l’article du Monde du 19 décembre 2009, « Le Mundaneum, Google de papier ». Otlet et La Fontaine rejoignent la longue et sinueuse lignée qui mène au « réseau des réseaux », aux côtés de Vannevar Bush, Ted Nelson et Tim Berners-Lee ou Jimmy Wales, sur la carte de l’Atlas of Science (Borner, 2010) exposée aux côtés des portraits de grandes figures du monde numérique à l’occasion de l’exposition Renaissance 2.0.
10Si certains voient dans le projet des deux Belges une préfiguration de Google – toute discutable, la classification des savoirs chez Otlet et La Fontaine se voulant explicite, universelle, certes fondée sur les nombres, à la manière du code qui fait tourner les algorithmes de la firme californienne, mais avec une base de classement qui suit des critères savants et transparents –, le parallèle peut aussi être fait avec le Web, développé à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern) par Tim Berners-Lee à la fin des années 1980, soit près d’un siècle plus tard et sans connaissance des travaux des Belges, mais dans la poursuite de ceux de Vannevar Bush (As We May Think) ou de Ted Nelson (Xanadu). En effet, les fiches du Répertoire bibliographique universel se voulaient capables de répondre non seulement à la question des ouvrages écrits par un auteur, mais aussi des autres ouvrages écrits sur un sujet donné, permettant la navigation de fiche en fiche entre les savoirs. En s’appuyant sur un intense réseau humain (Fayet-Scribe, 2010), en cherchant à développer une encyclopédie universelle, Otlet et La Fontaine sont-ils des héritiers des Lumières et du positivisme ou/et préfigurent-ils notre société de la connaissance ?
11« La table de travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée, un téléphone. Là-bas, au loin, dans un édifice immense sont tous les livres et tous les renseignements. De là, on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la question posée par téléphone. Un écran serait double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément. Il y aurait un haut-parleur si la vue avait besoin d’être aidée par une donnée ouïe, et ce perfectionnement pourrait aller jusqu’à rendre automatique l’appel des données sur écran », peut-on lire dans le Traité de documentation : le livre sur le livre, théorie et pratique (1934). Comme le relève Van den Heuvel (2010), Otlet était convaincu que les médias les plus récents de son époque – surtout la radio – transformeraient ou même remplaceraient le livre comme diffuseur de connaissances. En se penchant sur la Mondothèque, reconstituée au Mundaneum à partir de ses dessins, on peut aussi en faire un précurseur du cross- et trans-média, voire de l’interface homme-machine.
12Mais, comme le note Benjamin Thierry, ces éléments nous rappellent surtout que l’infobésité et le déluge informationnel sont un sentiment qui existe déjà à la fin du xixe siècle [2], ainsi que la foi technicienne qui voit dans l’outil le moyen de dépasser, d’augmenter, les capacités humaines. Otlet (1908) n’écrit-il pas pour justifier un Répertoire universel de documentation : « La production scientifique devient plus intense, les publications scientifiques se multiplient, ainsi que le nombre de personnes qui peuvent ou qui doivent utiliser les informations contenues par milliers et milliers dans les livres, les revues et les journaux. Conséquence oblige : il faut rendre de mieux en mieux accessible au grand public ces masses énormes de documents » ? Or, par une curieuse inversion de l’histoire, on ne voit plus Internet comme la suite d’une longue liste d’utopies, de recherches, d’évolutions, mais de manière téléologique Otlet et La Fontaine comme les précurseurs d’une réussite « ultime » : Internet, dont il convient de retrouver les anticipations. Dans son dernier livre, Evgeny Morozov (2013) dénonce d’ailleurs l’Internet-centrisme et le solutionnisme de la Silicon Valley, qui voient dans les outils numériques la solution à tous les « maux » de notre temps et pensent le monde sur le modèle distribué qui préside à la mise en place du réseau des réseaux. Il pointe une épistémologie à part entière au service d’une quasi-religion… critique d’un système de croyance à laquelle Otlet fut également confronté quand ceux qui étaient hostiles à la Cité mondiale la renommèrent « cité vaticane ».
13De cette réinterprétation a posteriori de l’histoire, de la redécouverte de l’aventure intellectuelle d’Otlet et La Fontaine, surgissent des questions contemporaines : alors que concernant Paul Otlet, « le point culminant de son parcours intellectuel est atteint avec la traduction dans sa forme urbaine de ses théories sur la connaissance. Dès 1910, il concentre toute son énergie à la conception de la Cité mondiale, sorte de cité des sciences (ou des savoirs) avant l’heure » (Manfroid, 2010), quelle vision du monde et des savoirs préside aux projets de Google ou Wikipedia ? Si les pionniers belges associaient explicitement la classification et la circulation des connaissances à une vision politique du monde, à des valeurs pacifistes, et mettaient les outils au service d’une cause politique assumée, quels sont les fondements politiques, éthiques et moraux qui guident les entreprises numériques investies dans l’économie et la société de la connaissance leur ayant succédé ?
