CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Encyclopéder les connaissances » (Morin, 1967) constitue un projet et une méthode pour articuler les savoirs. Classer, c’est se demander comment construire les connaissances et produire une hypothèse liant cognition humaine et pratiques classificatoires. Les « grands formats » (Serres, 2004), modèles organisateurs de nos connaissances, ont été les lieux de recherche de formes universelles (celles des dictionnaires, des encyclopédies et des taxonomies), idéaux de la clarification ordonnée et de l’entretien perpétuel de la connaissance. La reconfiguration des pratiques de connaissance dans le numérique s’accompagne du déplacement de la fonction encyclopédique. Les formats dynamiques, ceux des ontologies et de la cognition partagée, sont devenus des principes d’ordonnancement dans une écologie de la connaissance ouverte. Ils sont aujourd’hui associés à des pratiques à caractère encyclopédique tenues par les individus dans l’espace social. L’encyclopédie semble y trouver une nouvelle modernité.

« Encyclopéder » comme activité de connaissance

Le format, socle de la connaissance encyclopédique

2Le format relève de l’économie de la connaissance. Il constitue un modèle matériel et immatériel de la connaissance liant la mise en forme de l’information et le modèle d’organisation de ses représentations. L’organisation d’un outil de connaissance, comme l’encyclopédie, lie logique des savoirs et dynamique des usages. Le format est, d’une part, l’ordre d’assemblage des connaissances et, d’autre part, un principe d’usage. Le « système figuré des connaissances » de l’Encyclopédie proposé par D’Alembert en est l’expression. Un ordre unit l’encyclopédie aux outils d’agencement des informations et des connaissances, et relie pour tout format classifiant organisation et usages. Une encyclopédie fonctionne ainsi à la fois comme objet épistémique et comme outil cognitif. Pour Serres (2004), le format, dans son sens général, est « principe d’ordre et de formation de connaissances ».

3Le format figure la connaissance. Comme le suggère Foucault (1995), les connaissances ne sont pas représentées seulement par des mots et des phrases et par leur classement (thésaurus, taxonomies), mais par des systèmes signifiants solidaires du système de classification. Foucault interroge : « quand nous instaurons un classement réfléchi, […] sur quelle “table”, selon quel espace d’identités, de similitudes, d’analogies, avons-nous pris l’habitude de distribuer tant de choses différentes et pareilles ? ». Les formats ne sont pas seulement des modèles technicistes mais représentent et mettent en œuvre des fonctions de distribution intentionnelle de la connaissance, une région « médiane », « ce qui nous permet de penser cela » (Ibid.). Les encyclopédies sont ainsi à la fois des objets de connaissance historiquement déployés et des systèmes d’information partagés entre organisation matérielle et intention de connaissance. Hedstrom et Kings (2006) soulignent le rôle des organisations matérielles et de leurs usages : « l’infrastructure épistémique de l’économie de la connaissance est née de bibliothèques, archives, musées, galeries, zoos, aquariums, et d’autres collections systématiques qui permettent aux individus et aux sociétés de savoir ce qu’ils savent et de faire ce qu’ils font ». L’unité de construction et l’usage sont solidaires : ainsi la terre de Mercator émerge du format de sa projection cylindrique, les encyclopédies de leurs nomenclatures, le réseau de son graphe, sortes de designs cognitifs fondateurs. Le classement des connaissances humaines est lié à la préfiguration d’un « monde » connu, tel celui du bestiaire de l’encyclopédie chinoise. Ce sont ces médiations entre connaissances et ordre classificatoire, tels les formats du numérique (blogs, wikis, tweets, réseaux sociaux, revues de presse, plateformes de ressources, etc.) ou leurs « micro-formes » (Liu, 2010 [1]) qui sont les moteurs des activités connaissantes.

L’encyclopédisme : classer et connaître

4Le projet encyclopédique a toujours été indissociable d’une réflexion sur l’organisation des connaissances, d’un ordre fondateur ou d’une langue parfaite (Eco, 2010). L’ordre de présentation des savoirs n’est pas un simple rangement mais une structure épistémique relevant de la question de la représentation de la totalité du savoir, d’une éducation complète. L’« encyclopédisme » formule le projet de régler conjointement le problème de l’ordre du savoir et celui de la recension à travers la logique de l’ordonnancement (global, partiel ou ouvert) des livres comme des idées.

5Encyclopédie et organologie de la connaissance sont associées par leurs origines et leur histoire. L’Organon d’Aristote est resté le modèle de l’œuvre logique de classement. Il représente un modèle de classification universelle et de bibliothèque idéale. Le format logique aristotélicien définit trois ordres, celui de l’identité (la propriété, la définition), celui du regroupement (le même et l’autre, comme frontières), celui de la hiérarchie (du général, le genre, les êtres vivants, au plus complexe, le déterminé de l’espèce et du singulier, la famille, le chien ou le chat) et de la filiation par degré taxonomique : genre, espèce, famille, individu. Ainsi il n’y aurait de classement que du général au particulier : connaître est permis par la détermination du rapport hiérarchisé de l’espèce à l’individu. L’objet du savoir est la nature de la classe, pour le vivant celle de l’espèce ; l’art de connaître est la distinction. La deuxième classification, emboîtement hiérarchique des classes, est un groupement logique qui porte non pas sur ses objets mais sur leurs déterminations et sur le non-chevauchement des classes (les branches de l’« arbre » taxonomique). Cette logique (de raison et de langage) est représentée par les taxonomies zoologiques de recension du vivant, celle de Linné étant encore utilisée de nos jours.

6Bacon (1561-1626) établit le projet d’une Grande Instauration (Instauratio Magna, Novum Organon, partie 2). Ce nouvel universalisme ne propose pas un inventaire mais une division des sciences à la mesure des facultés humaines : la mémoire pour l’histoire, la raison pour la philosophie, l’imagination pour la poésie (1876). L’« ordre baconien inversé » (philosophie, littérature, histoire) sera adopté par Melvin Dewey. Après Bacon, Leibniz (1641-1716), bibliothécaire de profession, considère « qu’une bibliothèque doit être une encyclopédie ». Son projet [2], sous forme d’encyclopédie universelle, est celui d’un inventaire général des connaissances, recension de toutes les sciences organisées par une « caractérisation » numérique combinatoire. Otlet (1934) en retiendra le principe : « l’encyclopédie comprend l’œuvre de codification et de coordination des données elles-mêmes. […] Ce qu’on pourrait appeler le Livre Universel par opposition aux livres particuliers ». Le sens premier du modèle est lié à l’action du savoir et à ses modalités. Associant formes matérielles et immatérielles à un ordre critique, tel celui des Lumières pour l’Encyclopédie, l’« encyclopédisme » réunit l’unification catégorielle, les valeurs et les raisons du classement.

Classement, recensement et pensée

7La familiarité de l’esprit avec la raison de classer procéderait également d’une autre origine, celle de la solidarité des formats avec les « ensembles mentaux » (Bruner, 1996) ou les schèmes organisateurs (Piaget, 1967) qui conditionnent nos représentations. Dans le domaine culturel, Bruner parle de « format » comme « réalité » participant à la « construction de la signification », une sorte de programme inscrit par l’environnement culturel dans l’esprit. Ainsi, un enfant « connaît » le format du livre, les intentions du récit, son utilisation significative par l’action commune de la lecture de l’adulte, avant de savoir lire. Ce qui guide l’enfant vers le « livre », c’est aussi ce qui nous conduit par l’usage à déterminer l’intention de connaissance partageable avec un outil informatif. Choisir un dictionnaire avant de connaître le sens d’un mot procède de la même intentionnalité : dictionnaire de langue, dictionnaire étymologique, dictionnaire encyclopédique, nous pouvons anticiper le lien entre la définition désirée et le format. C’est ce que nous pouvons supposer être en œuvre lorsque nous « choisissons » les outils classificatoires numériques. Le format serait solidaire, au-delà de son inscription matérielle, de la « machine cognitive » (Morin, 1977). Ainsi, pour Piaget (1967), les groupements classificatoires appartiennent à la naissance de la pensée : la première marche de la pensée opératoire est de classer, de sérier et de faire des inventaires. Les regroupements sont d’abord additifs (du « mettre ensemble » à distribuer par classes ou relations – par exemple hommes ou femmes, mariés ou célibataires), puis multiplicatifs (par exemple par double entrée, du croisement combiné de la classe et des relations – hommes ou femmes mariés). Cette « combinatoire » du rangement logique (le groupe) et de schèmes inducteurs successifs qui en donnent l’intention, serait le mode opératoire et cognitif des systèmes de classement. Les formats (schèmes systématisés et matérialisés) deviennent autant de règles de configuration classificatoire. Encyclopéder, c’est classer, recenser, produire des informations en les liant, les regroupant avec des motifs d’action, articulant les points de vue disjoints du savoir en un cycle actif (cf. Piaget, 1967). À titre cognitif et logique, l’ordre encyclopédique et le besoin d’encyclopéder sont solidaires de la « bibliothèque de l’esprit ».

La reconfiguration encyclopédique

La reconfiguration dynamique

8Encyclopéder est au cœur des pratiques sociales qui dessinent des actions dynamiques de classement des savoirs. L’activité de connaissance, l’autonomisation des pratiques classificatoires transgressent les frontières traditionnelles des connaissances. Le système se développe dans l’espace social au-delà des rationalités premières. Ce qui suppose une nouvelle manière d’« encyclopéder les savoirs » (Noyer, 2010), comme action et recherche d’un dépassement de l’émiettement. Autour de petits formats, sortes de « mondes encyclopédiques » locaux, des pratiques informationnelles, techniques, sociales et culturelles, classent pour connaître. C’est le domaine des pratiques numériques et de l’« ordinateur bibliothèque » (Smith, 1993).

9La reconfiguration des formats encyclopédiques est une orientation vers des structures plus souples que sont les outils du Web 2.0, liant pratiques nouvelles et pratiques anciennes remobilisées. Pour Noyer (2010), « le nouvel encyclopédisme doit être à présent plutôt conçu comme celui des points de vue et des processus, comme celui des morphogenèses. Il doit être multifractal et réflexif, capable de donner accès pour partie au moins, aux éthologies conceptuelles qui le constituent, au monde de relations internes qui lui donne vie ». Les formats ne sont plus conçus comme des instances mais comme des opérateurs de pratiques hétérogènes, passant de la stabilité encyclopédique à l’instabilité des besoins et des usages. La classification, volontaire et automatisée, devient une action propre de mise en forme (cf. infra, les ontologies). Gardey (2008) rappelle les étapes technologiques de la transformation et du déplacement déjà opérés au cours du xixe siècle des activités d’archive « à celles de l’action », à travers de nouveaux formats (fiche, revue de presse, dossier, etc.). « Encyclopéder » devient un mode d’action dans des espaces non encyclopédiques. Le référencement dynamique actuel en modifierait encore la représentation « classique », ou en réinventerait la forme, dans la complexité et l’émergence des pratiques. La connaissance humaine repose désormais sur l’écologie cognitive intégrant les opérations de classement mémoriel dans l’activité de reconfiguration. Leurs pratiques ordonnatrices seraient héritières des logiques de l’ordre encyclopédique sans y associer l’intention fondatrice de construction universaliste, déployant de nouvelles éthologies (Noyer, 2010) de la connaissance.

La réorganisation architecturale : de l’arbre au réseau

10La logique morphologique et architecturale relie système logique et système de présentation dans « l’ordre figuré des connaissances » (Bacon). La figure de l’arbre (arbre de Porphyre, arbre des sciences de Raymond Lulle, arbres de connaissances de Lévy) dessine, par affordance, la stratégie de l’organisation classifiante. D’Alembert [3] nous informe de l’organisation choisie pour l’Encyclopédie : « l’ordre encyclopédique des connaissances […] consiste à les rassembler dans le plus petit espace possible, et à placer, pour ainsi dire, le philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe […]. C’est une espèce de mappemonde qui montre les principaux pays […]. Ces cartes particulières seront les différents articles de l’Encyclopédie, et l’Arbre ou système figuré en sera la mappemonde ». Les débats sur le format de l’arbre apparaissent autour des taxonomies de Linné (cf. Buffon). Dans les années 1920, Bunzo Hayata propose une théorie concurrente à la théorie de l’évolution et à ses arbres taxinomiques : les espèces s’organisent comme un tissu ou une toile (au sens d’une toile d’araignée). Si on inclut les mères, on n’obtiendra pas un arbre : l’arbre représente l’idée occidentale et patriarcale de la famille. Il porte aussi ses valeurs.

11À l’arbre, image d’un cosmos ordonné clos sur lui-même, d’un tronc universel et nécessaire, succède le labyrinthe, chemin et parcours aléatoire. Ce n’est plus la nature qu’il s’agit de configurer mais l’ordre propre à l’humain dans la connaissance. Eco (2010) oppose la pensée forte du dictionnaire, incarnée par le modèle de « l’arbre Porphyrian », et la pensée encyclopédique, pensée contemporaine faible du « labyrinthe » sous forme du rhizome. C’est l’ordre des connaissances qui devient sans racine : « chaque point peut être connecté à n’importe quel autre. Un réseau est un arbre, auquel il faut ajouter des couloirs infinis connectant ses nœuds, […] ce n’est pas un arbre hiérarchisé ». Pour Deleuze et Guattari (1976), la métaphore empruntée au rhizome, plante multicentre, figure la pensée. Le rhizome ne peut plus être reconnu et organisé comme un système global, il ne fournit que la représentation du « local » et des systèmes transitoires de la connaissance. Penser en réseau, ce n’est pas penser le territoire comme centralisé mais comme réticulaire, c’est penser la multiplicité des échanges comme fluide et liquide : « les limites sont solubles ». Le modèle « réseau » est celui des organisations émergentes, non hiérarchisées, sans échelle préétablie : « le centre du savoir est partout, la circonférence nulle part » (Nicolas de Cues, La Docte ignorance, 1440). Dans ce déplacement, les architectures dynamiques du savoir d’aujourd’hui constituent les « rameaux » (Serres, 2004), émiettements de l’ordre de l’arbre et de la Grande Instauration (Bacon).

La réorganisation architecturale : de l’ontologie aux ontologies

12Format et classement sont liés par la construction d’un cadre de référence identifiable et communicable, une ontologie, « représentation locale d’une portion de connaissance encyclopédique pertinente pour un univers de discours déterminé » (Eco, 2010). Le terme « ontologie » est partagé par le monde des philosophes et celui du Web. Pour les uns, il désigne la fonction métaphysique de la pensée (cf. Aristote) ou l’idéal de connaissance ; pour les autres, il décrit l’émergence de nouvelles configurations sociales du savoir (« onto-éthologies », Noyer, 2010) et l’ingénierie de la représentation des connaissances. Celle-ci se déploie dans le Web sémantique, « Web des données traitées directement ou indirectement par des machines », (Bizer et al., 2010) sous le mode de retraitement finalisé dans des architectures dynamiques.

13Fondées sur la réorganisation et l’usage actif de données, les ontologies ouvrent à des pratiques nouvelles reproduisant des contextes pratiques, économiques, commerciaux. Elles ne prétendent pas être des représentations « vraies », mais des modalités de conception dans des domaines divers, du scientifique à la pratique et au social. Elles [4] constituent le socle d’une nouvelle activité de connaissance sous le mode des réseaux sémantiques et de l’extension du mode encyclopédique. L’organisation en réseau sémantique (Collins et Quillian, 1969) fait des ontologies des fragments d’encyclopédies organisées en fonction des contextes. Ainsi, une ontologie est « un dictionnaire de termes », cadre lexical ou taxonomique de représentation de connaissances (Smith, 2013). Les objets représentés sont des « substituts dénaturées » (Smith, 1993) ne possédant qu’un nombre fini de propriétés (par exemple sexe, date de naissance, numéro de sécurité sociale, statut matrimonial, situation de l’emploi, etc.). Leurs propriétés sont celles que les structures représentationnelles leur donnent. Elles n’ont aucun rapport avec la réalité, mais elles contribuent à la réalisation de nouvelles réalités sous le mode de la simulation classée. Le rapport ontologie-ontologies peut rappeler la tension entre les intentions encyclopédiques et un savoir « trivial » jusque-là marginalisé. Les activités de connaissance sont généralisées dans l’espace numérique social sous la forme d’une sorte de bibliothèque généralisée, avec parfois les contresens associés à l’extension de cet usage vers le pratique. Il interroge la capacité à traiter avec le même engagement ontologique un domaine scientifique et un domaine de sens commun.

Classements dynamiques : l’exemple des blogs

14Le blog – un des modes de configuration les plus visibles parmi les productions du Web 2.0 – est un format de présentation liant écriture et agrégation de sources d’information. Objet numérique structuré et mode de publication individuel ou communautaire, le plus souvent le blog est organisé par bandes graphiques : une dédiée à l’écriture par ordre chronologique, une autre dédiée aux informations plus permanentes du blog (catégories, articles récents, archives, etc.), parfois une troisième bande, ouverte à des propositions de liens, à l’événementiel, affichant un nuage sémantique. Au dynamisme du contenu éditorial se greffe celui de la classification. Le blog concentre plusieurs formes de classement : journalistique, mémoriel (archives), sémantique, etc. ; en séparant le contenu de la forme classificatoire, il rend possible l’activité dynamique de l’usager. La forme classificatoire devient une porte d’entrée dans la connaissance.

15Situés dans les mémoires numériques et la morphologie des réseaux, ils constituent une zone fonctionnelle instruite par l’activité de ses éditeurs et de ses contributeurs. Dans sa description matérielle et cognitive, le blog territorialise par sa forme, ses pratiques, son « public ». Il rééditorialise, déplaçant des contenus dits « académiques », économiques ou privés vers un espace où éditeurs et usagers sont liés par l’activité de création communautaire. Sortes d’outils à usage ouvert par leurs aspects techniques et fonctionnels, ils deviennent des pôles organisateurs d’appropriation et de réappropriation par l’usage. Deseilligny (2008) considère que les blogs héritent des formes anciennes des pratiques d’écriture en les métamorphosant, ces dernières résistant au déplacement. De la « politique du banal » (Candel et al., 2007) à l’activité de connaissance, les blogs deviendraient des îlots encyclopédiques à la disposition des amateurs comme des professionnels. Les nouveaux formatages deviennent des agrégateurs dynamiques dans une « forêt » d’arbres du savoir partagé. Ils trouvent ainsi une place spécifique comme activités de connaissance, sorte de « petites » encyclopédies fractales à public étendu, à l’échelle d’un savoir dispersé et des évolutions des modes du « connaître » (cf. Deleuze et Guattari, 1976).

Remarque sur le Wiki et Wikipedia

16Le wiki est identifiable par la forme évolutive de son contenu, modifiable et contributif, et par son organisation dynamique – ce que propose à moindre titre le blog. Les wikis sont assignés à un public autorisé ou ouvert tel celui de Wikipedia. Dans le domaine encyclopédique, le mode de contribution devient la norme : c’est le principe de Wikipedia, nouvelle figure de l’idéal de « l’encyclopédie maximale » (Eco, 2010). Sans analyser le projet, on peut proposer une simple remarque. Si l’on consulte l’article « encyclopédie », on peut juger de la tension entre le projet encyclopédique et le fonctionnement contributif de l’encyclopédie. L’article décrit les déclinaisons des grands formats « encyclopédie-dictionnaire » dans une perspective de fondement historique. L’espace Wikipedia est lui-même organisé autour de portails thématiques, d’articles, ouvrant eux-mêmes sur différents liens, unités autour desquelles sont organisés les renvois hypertextuels. Son ordre prolongerait à travers les formes automatisées l’Organon aristotélicien et la caractérisation leibnizienne. La pratique y trouve aussi son sens, connaître en recensant, classant, distribuant les liens, recherchant par classe. Mais loin de l’idéal de libre-pensée ou des Lumières, celui de Wikipedia est l’universalité de l’accès et de l’usage, où il ne s’agit que d’« éviter les erreurs ». L’encyclopédie n’est plus une garantie épistémologique, seulement une collecte collaborative dé-hiérarchisée participant au déplacement de la reconfiguration, sorte d’idéal en creux. La connaissance produite ou « trouvée » suppose alors un sujet connaissant réel, une personne dotée d’habilités relationnelles et porteuse d’un projet de « connaissance » qu’elle partage avec un lieu socialisé.

Les pratiques anthologiques

17Héritières des « œuvres choisies » et des florilèges, l es pratiques anthologiques se retrouvent, au-delà du genre proprement dit, dans la plupart des outils numériques. Blogs, sites, nouveaux médias (Facebook, YouTube, entre autres) intègrent l’anthologie sous forme d’assemblage de fragments et de liens. Doueihi (2011) rappelle que dans l’Antiquité, l’anthologie a représenté dans le monde littéraire et philosophique « un effort pour réunir dans un format et un support unifiés une sélection de textes et de dits », comme abrégé « raisonné » rassemblant le meilleur et l’essentiel. Les formats dynamiques et leurs procédures agrégatives sont devenus un espace d’expression d’une culture anthologique, sorte d’érudition construite autour de l’éditeur. Les configurations d’aujourd’hui, à l’appui des outils informatifs de réitération, participent à une pratique informationnelle organisée par les utilisateurs, permettant une circulation sélective des fragments choisis ou produits. L’anthologisation des pratiques, comme nouvelle activité de connaissance, s’associe aux représentations de la mémoire, comme « rétention tertiaire » (Stiegler, 2006). Retenir « hors de soi » constitue la modalité de l’organisation de la connaissance « augmentée » (Claverie, 2010), d’une mise en mémoire comme forme de présentation du savoir. Un site personnel, un blog ou un média social, sont des lieux de savoir par assemblage, de production par recollection, agrégation et édition : on sélectionne et on classe pour connaître et faire connaître. Tout, savant ou profane, peut être motif à exégèse et à agglomérat, du particulier à l’universel possible, et sujet d’ordre raisonné désinstitutionnalisé : citations, bonnes recettes, notices, documents personnels, etc. L’archivage dynamique en est la mesure. D’une fonction du rare, puis de la mise en perspective de corpus notamment poétiques, la forme anthologique constitue aujourd’hui une pratique d’abondance. Nouvel art ou « excès de mémoire » (Eco, 2010), entre particularisme (de l’éditeur) et universalisme (de l’accès), elle devient stratégique, pôle de référencement dans la forêt et le labyrinthe. De nouvelles hiérarchies apparaissent ainsi dans un monde social parsemé « d’îlots » de reconfiguration, sous forme de circulation et d’accès aux réseaux, par feuilletage informationnel. Ce sont les pratiques qui en portent la logique connaissante.

18Les espaces encyclopédiques (ou régis par la logique encyclopédique) ont toujours partagé la question de la connaissance avec les systèmes philosophiques. L’émiettement des formats de connaissance met en tension les idéaux représentés par l’encyclopédisme et les usages dynamiques des formats et des idées. Notre pensée classe et encyclopédise, en le partageant aujourd’hui avec un environnement « connaissant ». Le passage des formats généraux à des formats d’appropriation interroge le sens à donner au besoin d’« encyclopéder » dans l’émiettement du numérique. Les standards de classement de la connaissance ne sont plus associés à la même fonction. Le format encyclopédique n’est plus la garantie de la connaissance (triviale ou savante). Au risque d’un contre-emploi, les nouvelles activités de connaissances importent les figures culturellement fondatrices de l’entretien perpétuel de la connaissance, comme réalisations immatérielles de l’intention encyclopédique.

19Formes d’encyclopédisme « en éclat » (Noyer, 2010), au carrefour des cultures techniques et humaniste, les formats dynamiques représenteraient l’idéal de l’encyclopédisme à l’échelle de l’émiettement et de la généralisation des réseaux. Les formats dématérialisés de la connaissance (ou formats-information) renouvellent les grands formats de la tradition. La garantie de savoir, le besoin d’encyclopéder, sont encore liés en partie aux grands formats de la tradition et à leurs intentions renouvelées dans les espaces dématérialisés, mais ils ne les justifient plus. Les nouveaux formats émergent dans une autoconstruction constante, liant action et structuration de la représentation de la connaissance, couplage structural. Ils ne peuvent se résumer à une convergence technique. Leur réappropriation culturelle et scientifique (telle celle des blogs) est une voie : « l’arbre redevient utile », nous dit Eco. Les formats de connaissance, formes d’universels du local, peuvent alors rester les balises unissant les modes d’agir communicationnels et l’intégration des connaissances. L’encyclopédie y retrouverait son sens originel, non de recensement, mais de mise du savoir en cycle, par bouclage (Morin, 1977), et d’art de connaître.

Notes

  • [1]
    Liu décrit des « micro-formes » telles que tag, bannière, post, commentaires, balises, etc.
  • [2]
    Consilium de Encyclopaedia nova conscrisben da methodo inventis (1679).
  • [3]
    Discours préliminaire à l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1792).
  • [4]
    Exemple d’ontologie : <commons.wikimedia.org/wiki/File:Mason-ontology.png>, consulté le 28/04/2013.
Français

Les formats de connaissance immatériels et matériels dessinent le sens des activités classificatoires et le projet encyclopédique. Notre pensée classe et encyclopédise en partageant aujourd’hui cette pratique avec l’espace numérique. « Encyclopéder » est le cœur de pratiques sociales que dessinent des actions dynamiques de classement des savoirs. La reconfiguration des formats de connaissance interroge le sens à donner à ces pratiques à caractère encyclopédique dans l’émiettement du numérique.

Mots-clés

  • format
  • classement
  • encyclopédie
  • reconfiguration
  • numérique

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Franc Morandi
Franc Morandi est professeur des universités à l’université de Bordeaux. Il conduit ses travaux sur les thématiques de l’épistémologie de l’information et de la cognition, l’ingénierie de la formation et les humanités digitales dans le cadre du laboratoire IMS UMR 5218 du CNRS, équipe Cognitique et ingénierie humaine (CIH).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51567
Pour citer cet article
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