CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lors de l’analyse des données issues des enquêtes d’opinion, la comparaison des résultats par niveau de vie s’avère cruciale, tant dans le cadre de sondages portant sur les représentations que d’études comportementales. Cette comparaison est essentielle parce que le niveau de vie influe fréquemment et parfois fortement sur les opinions (politiques notamment) et sur les comportements (d’achat, par exemple). D’autre part, les commanditaires de telles enquêtes utilisent cette lecture par niveau de vie pour construire des messages adaptés à leur cible : les catégories aisées pour une société de gestion en patrimoine, les catégories populaires pour tel parti politique, etc. Pour procéder à ce travail de stratification du corps social, deux variables sont traditionnellement utilisées : les revenus et les catégories socioprofessionnelles (CSP) définies par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Or, toutes deux présentent des limites d’ordre intellectuel ou pratique, limites qui ont conduit peu à peu certains instituts de sondages (dont l’Ifop) à retenir et parfois même à privilégier une troisième variable : celle du niveau de diplôme.

Les limites des variables traditionnelles de stratification

2La variable des revenus s’impose spontanément à l’esprit pour quiconque souhaite subdiviser une population en fonction de son niveau de vie. Toutefois, ce choix conduit à se heurter à plusieurs difficultés. En premier lieu, il s’agit d’une donnée dont le recueil est peu aisé : d’une part, une certaine forme d’autocensure conduit près de 10 % des interviewés à refuser de répondre à cette question et, d’autre part, un processus de conformité sociale amène les interviewés les moins aisés à surévaluer leurs revenus tandis que les interviewés les plus riches tendent à les sous-évaluer. La seconde limite du choix des revenus tient à ce qu’il nécessite de considérer l’ensemble des revenus du foyer, et donc de tenir compte de la taille et de la composition de celui-ci. Sans cela, les strates de revenus agrégeraient des foyers aux niveaux de vie très disparates – par exemple, un célibataire gagnant 2 400 € par mois et un couple avec quatre enfants disposant des mêmes revenus. Des systèmes de pondération existent et sont parfois utilisés, notamment le revenu par unité de consommation, mais une telle définition des revenus à l’échelle du foyer et en fonction de sa composition s’avère très éloignée des représentations usuelles en la matière. De fait, elle rend la lecture des résultats plus complexe, voire trop complexe dans le cadre d’études d’opinion qui, le plus souvent, n’ont pas vocation à s’adresser à des spécialistes de la statistique.

3La seconde variable de stratification sociologique la plus répandue est la profession. Outre l’analyse détaillée des résultats a posteriori qu’elle permet, elle est également utilisée en amont comme quotas pour construire les échantillons dits « grand public ». La profession, ou plutôt la classification en catégories socioprofessionnelles, entendue comme un déterminant des représentations et des comportements, s’inscrit dans une tradition idéologique qui envisage chaque catégorie socioprofessionnelle comme un corps homogène dont les membres partageraient un grand nombre de caractéristiques économiques et culturelles. En réalité, on constate empiriquement que l’échelle des CSP conduit souvent à la production de strates très hétérogènes en leur sein et/ou trop peu différenciées les unes des autres, tant du point de vue du niveau de vie que des opinions.

4Dès lors, face à cette difficulté à subdiviser le corps social au moyen de ces deux variables classiques, le niveau de diplôme est de plus en plus fréquemment utilisé dans notre métier dans la mesure où, très fréquemment, cette variable s’avère prédictive en termes de niveau de vie et constitue un élément structurant des opinions.

Diplôme et indicateurs économiques

5De nombreux indicateurs attestent de la validité et de l’utilité du recours au niveau de diplôme lors de l’analyse des résultats. Si l’on considère tout d’abord la capacité d’épargne par exemple, qui constitue un indicateur comportemental intéressant et assez structurant, on observe une linéarité remarquable avec le niveau de diplôme. Elle passe de 37 % parmi les personnes ayant un niveau inférieur au bac à 57 % parmi celles ayant un bac+3 ou +4, pour atteindre 69 % parmi les diplômés des grandes écoles.

6Si cette propension à épargner est également indexée à la catégorie socioprofessionnelle, la relation apparaît toutefois moins nette et moins régulière. Ainsi, l’écart entre la capacité d’épargne des ouvriers et des employés est minime (2 points seulement). Le taux d’épargnants observé parmi les commerçants et artisans est très faible (35 %), et ce alors même qu’on aurait spontanément pu s’attendre à ce qu’il soit proche de celui des professions libérales et cadres supérieurs ou des professions intermédiaires. Enfin, la capacité d’épargne des retraités se situe en milieu de fourchette (51 %), ce qui s’explique par le caractère très hétérogène de cette catégorie qui regroupe des populations socialement très différentes (d’anciens ouvriers comme d’anciens chefs d’entreprise). Ce score de 51 % n’est qu’une moyenne agrégeant un taux élevé parmi les retraités aisés et un taux beaucoup plus faible chez les retraités modestes ou pauvres.

7Aussi, alors qu’on lie communément le type de profession à l’aisance financière, ces données montrent que la variable du niveau de diplôme est plus pertinente pour analyser la capacité d’épargne que la traditionnelle catégorie socioprofessionnelle.

Diplôme et système de valeurs

8Cette prévalence du diplôme, et donc du niveau d’éducation, excède les seuls indicateurs socioéconomiques tels que la capacité d’épargne. Elle opère également dans le champ des valeurs et des opinions.

9Ainsi par exemple, les débats relatifs au droit au mariage pour les couples de même sexe ont fait apparaître certaines divisions au sein de la société. Or, les opinions se sont avérées bien davantage structurées en fonction du niveau de diplôme que de la catégorie socioprofessionnelle. Alors que l’adhésion au droit au mariage pour les couples homosexuels augmente linéairement avec le niveau de diplôme de l’interviewé, l’amplitude des écarts s’avère très faible entre ouvriers/employés et professions libérales et cadres supérieurs. In fine, seule la catégorie des retraités se distingue par un niveau d’adhésion moindre, et cela renvoie d’abord et avant tout au clivage générationnel qui fonctionne à plein sur cette question.

10Ce constat vaut également en matière de comportements électoraux, dont l’analyse constitue une activité stratégique pour les instituts de sondages. Si la catégorie socioprofessionnelle continue d’influer fortement sur les votes, l’évaluation et l’analyse de ces comportements de vote passe aujourd’hui impérativement par une prise en compte parallèle du niveau de diplôme. En effet, les suffrages exprimés au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, apparaissent, pour certains candidats, très fortement indexés sur le niveau de diplôme des électeurs. Cette corrélation entre le niveau de diplôme et le vote est particulièrement prégnante en ce qui concerne le vote Marine Le Pen : elle a en effet obtenu 26 % des suffrages parmi les personnes n’ayant pas le bac contre seulement 7 % parmi les titulaires d’un niveau supérieur à bac+2, soit 19 points d’écart.

Une avancée méthodologique

11Cette prévalence du diplôme sur la profession, qu’il s’agisse d’indicateurs économiques (l’épargne) ou de valeurs et d’opinion (adhésion au mariage pour tous, comportements électoraux) est riche de sens et ouvre des pistes d’interprétations tout à fait stimulantes, notamment pour ce qui est de la compréhension des motivations du vote. Mais au-delà des avancées en termes d’analyse a posteriori, le caractère hautement prédictif du diplôme sur les attitudes et les représentations nous a également conduits à modifier nos méthodes de travail en amont, c’est-à-dire lors des phases de collecte (constitution des échantillons) et de traitement des données (redressement). Ainsi, durant la dernière séquence électorale, le niveau de diplôme a été retenu comme variable de quotas, en sus des cinq variables classiques que sont le sexe, l’âge, la profession, la région et la catégorie d’agglomération. De fait, le diplôme ne remplace pas la profession mais vient la compléter, ce qui n’est pas sans incidence sur le coût de réalisation des enquêtes d’intentions de vote : l’ajout d’une variable de quotas, quelle qu’elle soit, rend mécaniquement plus complexes les critères d’éligibilité des personnes contactées pour participer aux enquêtes. Cela étant, au regard du poids pris par cette variable dans les comportements électoraux, son intégration s’est avérée absolument nécessaire. De la même façon, lors de la phase de redressement et de traitement des résultats, la variable du niveau de diplôme a joué un rôle central dans nos coefficients de pondération, qui servent à établir les résultats d’intentions de vote effectivement publiés.

12Précisons que cette évolution de nos techniques de travail, encore en cours, ne relève pas d’une stratégie d’acteurs visant à imposer des postulats idéologiques par le biais de la diffusion d’une norme de stratification alternative. Dénuée d’enjeux de pouvoir à proprement parler, cette évolution est dictée empiriquement par les transformations de fond qu’a connue la société, et notamment le recul et la fragilisation de la classe ouvrière ou bien encore la généralisation du statut cadre suite à la tertiarisation. Ces phénomènes de brouillage et de porosité entre les catégories socioprofessionnelles sont anciens. Or, pendant de nombreuses années, une certaine forme d’inertie a régné : la construction des échantillons et l’analyse des résultats sont souvent restées centrées sur la seule variable de la CSP, sans tenir compte de la relative perte de validité que les évolutions du marché du travail lui ont imprimée. Ainsi, l’introduction du niveau de diplôme, au côté de la CSP, permet de prendre une certaine distance avec le caractère hégémonique de la catégorisation par CSP et la vision particulière de la société qui la sous-tend : celle d’une société de classes. Elle enrichit ainsi et relativise l’approche par niveau de vie en situant le niveau d’instruction au cœur des représentations, le premier présentant bien entendu un lien indéniable avec le second.

Jérôme Fourquet
Jérôme Fourquet est directeur du département « opinion et stratégies d’entreprise », Ifop. Il a notamment rédigé « Analyse et compréhension du vote lors des élections présidentielles de 2012 – l’apport de la géographie électorale », avec M. Bussi et C. Collange, Revue française de sciences politiques, n? 62 2012/5-6.
Laure Bonneval
Laure Bonneval est chargée d’études senior, département « opinion et stratégies d’entreprise », Ifop. Elle a notamment rédigé « Quels critères retenir pour définir les classes moyennes ? », revue Constructif, n? 33, nov. 2012, et « La perception par les Français des mesures en faveur de la compétitivité », Revue politique et parlementaire, n? 1065, oct.-déc. 2012.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51566
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