1Quand un objet de savoir nouveau – à la fois transdisciplinaire et polémique, classé comme « sujet sensible » dans l’éducation – surgit dans le champ de la connaissance, comment est-il intégré dans la logique classificatoire du bibliothécaire ? La thématique du développement durable est systémique et écologique, globale et transversale par rapport aux découpages disciplinaires des savoirs. Le classement des connaissances tel qu’il est généralisé dans les pratiques documentaires sur le socle des classifications s’accorde mal avec cette approche pragmatique du réel qui combine des objets de connaissances avec leurs relations. Le rôle des classifications en bibliothèque peut être interrogé en termes d’accès aux connaissances, non pas du point de vue taxonomique ou bibliothéconomique, mais du point de vue de l’usage dans le cas particulier d’un thème englobant qui recourt à des savoirs spécialisés, polémique et complexe, dans un système d’information encyclopédique. Cette interrogation porte sur les pratiques professionnelles des classifications à partir des territoires documentaires qu’elles dessinent. Une analyse de la typologie et de la classification de la documentation à la disposition des enseignants pour l’éducation à l’environnement et au développement durable et des pratiques documentaires à l’œuvre dans le classement des documents sur le développement durable révèle l’inadaptation de la logique classificatoire si elle est coupée de l’interaction sociale. Les classifications tracent des territoires dans les espaces documentaires dont l’impossible cartographie révèle le caractère atopique. Elles peuvent constituer des objets-frontière, dans une logique d’usage et de négociation.
Les territoires documentaires de l’éducation au développement durable
2L’éducation à l’environnement fait partie des programmes scolaires depuis les années 1970 ; on peut même la faire remonter bien plus loin avec la leçon de choses de Ferdinand Buisson. Elle vise la construction d’une culture liée à l’action sur le monde et pas seulement sa compréhension. Son objet est complexe puisque la réflexion croisée, tissée sur le champ environnemental, le champ social et le champ économique, traités par des disciplines scientifiques dont les objets, les épistémologies et les méthodologies sont traditionnellement cloisonnés, impose le passage d’un ordre universel, déterministe et absolu à un ordre relationnel, écologique, incertain, impermanent et relatif (Morin 2003). Les différents systèmes de représentation et de communication des connaissances qui se croisent dans les documents constituent des territoires, non pas dans un sens purement géographique d’espace matériel occupé, délimité et géré, mais dans le sens d’un espace intellectuel de représentation faisant l’objet d’une appropriation plus ou moins exclusive par un groupe social. Dans le cas de l’éducation à l’environnement et au développement durable, le document devrait permettre de réaliser l’injonction du penseur bordelais Jacques Ellul : agir localement et penser globalement.
3Le concept de développement durable formalisé par Gro Harlem Brundtland en 1987 repose sur l’interaction des systèmes, l’hybridation des concepts, la transdisciplinarité. Le système classificatoire appliqué en documentation est basé sur la division des domaines scientifiques, la catégorisation des concepts et des objets. Robert Darnton (2011) rappelle que le professionnalisme dans le traitement du savoir à travers les livres s’installe au cours du xviiie siècle entre l’Encyclopédie de Diderot qui organise le savoir en un tout guidé par la raison et l’Encyclopédie méthodique de Charles Joseph Panckoucke qui divise le savoir en domaines, domaines qui deviendront des spécialités universitaires territorialement séparées dans des bâtiments sur les campus mais réunies en général dans un seul temple central, la bibliothèque. Ce souci de discipline, mise en ordre du monde suivant un principe logique, met en lien des éléments épistémiques et cognitifs, un corps de connaissances scientifiques et une activité d’enseignement. Le lien entre penser et classer, l’activité classificatrice, révèle la démarche scientifique. C’est l’institutionnalisation qui caractérise la discipline, sans se confondre avec le savoir en train de se faire. La rigidité institutionnelle des disciplines entre en contradiction avec l’hybridation épistémologique, l’extériorité des objets, l’hyperdisciplinarité des représentations que l’on retrouve dans des concepts complexes comme celui de développement durable. L’éducation à l’environnement et au développement durable traite de questions complexes qui traversent les territoires balisés de la connaissance. Elle dessine une cartographie documentaire plurielle et réticulaire. La connaissance y est intrinsèquement liée à un projet social ou politique global, à la représentation de l’avenir. La documentation est donc nécessairement prescriptive et pas seulement descriptive, elle identifie des enjeux et fonctionne sur des systèmes de valeurs. Il n’est pas certain alors qu’elle soit susceptible d’une territorialisation stable.
Atopie de la complexité ?
4Les approches scolaires de l’éducation à l’environnement et au développement durable restent très marquées par leur inscription dans des programmes et des méthodologies liées aux disciplines. Le croisement d’objectifs cognitifs (construire des connaissances), transversaux (des connaissances qui traversent plusieurs domaines scientifiques et plusieurs disciplines scolaires), axiologiques (ancrer des valeurs « environnementales » par la prise de conscience des enjeux) et pragmatiques (pour inciter à l’action tout au long de la vie et dans tous les domaines) dessine un territoire documentaire très complexe.
5La complexité tient aux contenus scientifiques d’abord. Pour bien la comprendre, on peut considérer les choix classificatoires opérés dans les pratiques professionnelles bibliothéconomiques pour localiser les documents dans les systèmes d’information documentaire à visée pédagogique ou éducative : bibliothèques universitaires encyclopédiques et bibliothèques de lecture publique. Les classifications documentaires y reflètent les représentations sociales de la réalité, des savoirs et de leurs relations et les paradigmes dominants à un moment donné (Mai, 2004). Une enquête sur les indices tirés de la classification décimale de Dewey utilisés pour indexer et coter les documents sur l’éducation à l’environnement dans les systèmes documentaires universitaires montre que l’éducation à l’environnement et au développement durable relève des territoires des sciences naturelles (essentiellement 577 : écologie) et des sciences sociales (360 : problèmes sociaux), mais aussi des technologies (650 : gestion) et de la géographie (910). Sur l’ensemble des bibliothèques universitaires, pour un même titre à destination des enseignants sur le développement durable, on compte 13 cotes et 5 classes très différentes (économie politique, sciences sociales, sciences de la vie, ingénierie, géographie). Pour un ouvrage sur l’éducation au développement durable, on trouve 21 cotes différentes et 4 classes (sciences sociales, sciences de la vie et de la terre, ingénierie et géographie). La diversité de ces indices ne fait que refléter les facettes du concept de développement durable. Concrètement, pour l’élève, l’étudiant ou l’enseignant qui cherche de la documentation en « butinant », il faut voyager pour trouver des informations sur toutes les dimensions d’une question liée à l’environnement et au développement durable, ou avoir déterminé à l’avance très précisément son besoin d’information. Beaucoup de structures documentaires tentent de contourner cette difficulté en supprimant la diversité des facettes et en choisissant une seule cote, un seul territoire.
6La complexité tient ensuite au statut de l’information, à son « niveau intellectuel ». La constitution d’un corpus documentaire pour l’éducation à l’environnement conduit à mêler des niveaux de discours en tenant compte des contextes de production et d’usage qui vont de la généralité à la spécialisation (initiés, experts, scientifiques) à partir des critères des fonctions, du contenu, de la discipline, de l’autorité et de l’espace (Boure 1993). L’utilisation d’un classement de type Conspectus, reposant sur la classification des niveaux intellectuels des documents dans les collections sur une échelle de six indicateurs et servant à évaluer la politique d’acquisition des bibliothèques, pose problème. Journalistes généralistes, professionnels, experts et scientifiques sont les émetteurs d’une documentation dont l’autorité et la légitimité ne sont pas aisément identifiables ni classables.
7La complexité tient par ailleurs aux supports de l’information. Si le support papier reste largement utilisé dans l’éducation, l’Internet « classique » à travers les sites institutionnels et le Web 2.0 à travers les blogs et les réseaux sociaux ont effacé les frontières territoriales disciplinaires et fait disparaître la question du classement des documents par un langage contrôlé. Des blogs occupent l’espace public sur le terrain de la réflexion environnementale (qualifiée d’écologique) sans expertise, mais avec un réseau disséminé très présent sur le Web et les réseaux sociaux. Du côté de l’information savante, l’Université virtuelle environnement et développement durable (Uved) propose des ressources scientifiques numériques dont les métadonnées ne contiennent pas d’indice tiré d’une classification mais un classement disciplinaire calqué sur le découpage universitaire. Une cartographie des ressources les organise en thématiques et suivant un classement institutionnel. L’Uved propose deux autres entrées possibles : par « critère » (mot-clé) et par formation (« pédagothèque »).
8De la même façon, le portail Médiaterre alimenté par un réseau institutionnel d’acteurs ne propose pas de classement mais seulement une recherche par mots-clés. Du côté de l’information professionnelle institutionnelle de l’Éducation nationale, les documents à destination des enseignants sont classés par disciplines. Tous ces réseaux associent des acteurs associatifs ou professionnels souvent très actifs au niveau du territoire local dans un système d’information qui se déploie entre les territoires géographiques. Ce déploiement permet le partage et l’échange d’informations et d’expériences, y compris entre les enseignants, et brouille les frontières de l’expertise par rapport à la légitimité scientifique. Il pose la question de la validation de l’information dans un système collectif, participatif ou collaboratif et du croisement de logiques cognitives et idéologiques. Internet a ainsi introduit une dimension tout à fait nouvelle en donnant accès à tous à l’information scientifique et en faisant émerger des communautés qui mêlent savoirs et pratiques et qui n’utilisent plus d’outils de classement mais seulement des outils d’indexation de contenu à travers les mots-clés (tags). Le contrat de communication qui structure le cadre des situations de communication fait appel à un système de classement basé sur les stratégies d’usages.
9C’est précisément la difficulté du repérage dans ces territoires informationnels complexes qui rend indispensable l’utilisation de systèmes permettant de penser à ce qui relie plutôt qu’à ce qui sépare (Jullien, 2012).
Les classifications comme objets-frontière
10Considérées comme des éléments structurants clos sur les frontières disciplinaires, les classifications peuvent être inopérantes, contraignantes, voire dysfonctionnelles dans leur fonction communicationnelle pour les usagers de l’information dans le contexte de l’éducation au développement durable. Elles constituent cependant un type de langage documentaire, que Majid Ihadjadene et Laurence Favier (2008) proposent de considérer comme objet-frontière. Celui-ci peut être défini comme un artefact (logiciels, procédures, etc.) qui permet le transfert d’éléments d’une pratique vers une autre avec les caractéristiques de la modularité, l’abstraction, la polyvalence, la standardisation. Susan Leigh Star (2010), qui a créé le concept, le caractérise par sa flexibilité interprétative, la structure matérielle et organisationnelle partagée, la question d’échelle et de granularité qui en fait les ingrédients de l’action. Pour elle, les « objets-frontière sont un arrangement qui permet à différents groupes de travailler ensemble sans consensus préalable ». Elle place parmi les objets-frontière l’inventaire, le catalogue, le manuel scolaire par exemple. La frontière ici n’est pas ce qui sépare les territoires mais au contraire l’espace de la rencontre. Ihadjadene et Favier reprennent à leur compte ce concept à propos des langages documentaires qui permettent d’opérer le passage de l’espace documentaire clos de la bibliothèque à l’espace infini du Web communautaire à travers la coopération. L’apparition des folksonomies, procédés libres de description du contenu des documents par les usagers, antithétique de la logique de contrôle dans la représentation des connaissances des classifications, permet, d’après eux, de trouver un équilibre entre logique d’usage et logique d’autorité basée sur l’expertise.
11Les classifications peuvent devenir des objets-frontière à la condition qu’elles laissent une place au point de vue de l’usager, à la négociation. Ce positionnement a été défendu par Mai (2004) qui montre que les théories nomologiques des classifications échouent à rendre compte des évolutions des sciences et des constructions sociales qui se tissent autour de nouveaux objets scientifiques, rendant la classification bibliographique relative, produit d’une négociation et objet d’une interprétation sur le sens. Il oppose ainsi classification bibliographique qui porte sur des idées et des phénomènes de langage et classification scientifique qui porte sur des objets. Huvila (2009) définit une approche écologique et dynamique des relations entre les usages et les infrastructures de l’information à travers le système d’organisation des connaissances qui n’est pas figé. Cependant, les approches en termes d’usages et centrées sur l’usager restent vagues dans leurs conclusions, comme le critique Birger Hjørland (2013) pour qui la seule certitude des analyses d’usages est que les chercheurs d’information préfèrent les systèmes basés sur le langage plutôt que sur les codes, ce qui condamne les classifications comme outils de recherche mais pas comme systèmes de classement des connaissances. On peut retenir que l’existence d’un espace de négociation garantit à la classification la fonction d’objet-frontière. Que ce soit dans les décisions concernant l’espace et le plan de classement, dans l’élaboration des cotes des documents, ou dans la médiation documentaire qui en accompagne la compréhension, il en ouvre la possibilité. À l’inverse, quand les conditions de communication ne sont pas réunies, quand les usages nouveaux n’ont pas leur place dans les dispositifs documentaires, la classification peut devenir un objet obstacle nonobstant sa vocation rationnelle et universelle.
12Les bibliothécaires continuent de faire de l’usage unilatéral de la classification un sujet de débat auquel la profession propose plusieurs types de réponses : épistémologiques, organisationnelles et communicationnelles. Sur le plan épistémologique, on vise la transversalité propre à des domaines comme le développement durable par la combinaison d’indices classificatoires comme moyen d’exprimer les points de vue, dans la logique de Ranganathan pour qui l’un des principes fondamentaux de la bibliothèque est de permettre à chaque lecteur d’aller à la rencontre de son livre, comme le rappelle Marie-France Blanquet (2012). Ranganathan remplace la logique hiérarchique des classifications décimales par une logique analytico-synthétique qui s’incarne dans la classification à facettes. Si l’usage d’une telle classification s’est révélé impossible dans l’espace physique de la bibliothèque car trop complexe, il s’est cependant traduit par plusieurs expériences intéressantes de prise en compte de la pluralité des points de vue par la médiation documentaire : la combinaison d’indices, l’introduction des catalogues qui permettent une recherche à facettes (AquaBrowser, Babord +), une localisation thématique des collections dans la bibliothèque et la visualisation des indices de la classification de Dewey (Visual Catalog) pour en faciliter la compréhension. Nathalie Falgon-Defay (2009) décrit avec précision le processus qui conduit les bibliothécaires de la Part-Dieu, par exemple, à identifier des thèmes transdisciplinaires et des points de vue des usagers pour organiser les collections en organisme vivant et adapté à la complexité, à la problématisation et à la transdisciplinarité, et à conserver la classification comme gage de l’encyclopédisme tout en favorisant la rencontre avec le savoir. Un plan de classement combine les classes Dewey pour les disciplines avec les domaines et la répartition des sujets. Les facettes sont ainsi une « alternative au paradigme hiérarchique traditionnel pour la classification » qui peut intégrer un modèle socio-sémantique du Web dans lequel la dynamique des transactions sociales coopératives permet l’expression de la diversité des points de vue (Marleau et Zacklad, 2008).
13Une autre réponse bibliothéconomique et organisationnelle est la constitution de collections particulières, physiquement séparées, et pour lesquelles on va construire un plan de classement spécifique. La mise en espace des collections en conservant le mode classificatoire peut permettre d’introduire de nouvelles dimensions dans les usages transdisciplinaires. On peut, en outre, trouver un déplacement des frontières classificatoires dans de nombreux outils documentaires comme les catalogues dont l’interface de recherche propose des nuages de mots-clés (tags), ou les sites et outils de curation qui sont gérés par des professionnels de l’information sans que soit visible comme contrainte l’interface classificatoire. L’objet-frontière peut également et simplement s’incarner dans le plan de classement d’une bibliothèque quand il est mis à disposition des usagers qui s’emparent de son élaboration et de ses modifications à travers la possibilité de proposer de nouveaux classements, de délocaliser ou de rassembler ce qui était séparé. Le plan de classement à partir de cotes validées et d’une classification existante reste considéré par la plupart des bibliothécaires comme la solution pour donner un ordre pragmatique, basé sur une conception analytique et linéaire du savoir, à l’ensemble des documents dans une bibliothèque (Calenge 2009). Évelyne Broudoux (2006) montre que trois domaines s’interconnectent aujourd’hui : le domaine documentaire professionnel basé sur la description normalisée, celui des usagers basé sur le filtrage collaboratif qui permet le tri, le classement et la catégorisation, et le domaine des moteurs de recherche qui repose sur la notoriété.
14L’éducation à l’environnement et au développement durable vise la construction d’une raison pratique susceptible d’introduire le citoyen dans la sphère publique. Elle est liée à un usage anthropocentrique des sciences comme matière première d’une opinion raisonnée pour la participation au débat public. Cette dimension pragmatique et politique pose problème parce qu’elle questionne le rapport entre les questions scientifiques et les questions sociales et le statut épistémologique des savoirs. Même si elle dérange les territoires cognitifs incarnés dans les classifications par la complexité et la multi-dimensionnalité, les enseignants et les professionnels de la documentation peuvent considérer la recherche d’information dans le cadre de projets comme une situation formatrice. La mise en débat et la valorisation de la complexité sont sources d’incertitude, voire d’anxiété, mais aussi de curiosité dans la résolution de conflits cognitifs qu’il leur revient d’accompagner. La tâche est immense, tant l’ancrage de l’enseignement et de la documentation dans les disciplines reste dominant. La transversalité des savoirs se construit plutôt en dehors de l’école, dans des communautés émergentes qui ont besoin d’objets-frontières pour communiquer. La culture de l’information peut permettre de faire le lien entre une éducation dans le territoire à habiter et une documentation formant des territoires à penser.