CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À bien des égards, la perception de la présence accrue et toujours plus visible de la Chine en Asie-Pacifique alimente des fantasmes assez similaires à ceux qui affectent la percée de la République populaire de Chine (RPC) en Afrique – la « proximité » régionale (même si 5 500 kilomètres séparent Pékin de Canberra) et l’ancienneté des flux migratoires chinois en plus. Du côté des acteurs océaniens [1], peu de voix s’élèvent pour contester le bien-fondé et l’intérêt avant tout économique qu’il y a à commercer avec la seconde puissance économique mondiale : avide de matières premières dont plusieurs pays de la zone disposent en abondance, la Chine est également une pourvoyeuse généreuse d’aide au développement, détentrice d’un réel savoir-faire en matière de construction d’infrastructures, et n’impose pas de conditions politiques à son assistance – ou plus exactement, elle n’en impose qu’une seule : la reconnaissance du principe d’une seule Chine et une relation diplomatique exclusive, écartant de facto la République de Chine à Taïwan. Le sino-tropisme économique transparaît remarquablement dans le livre blanc publié en octobre 2012 par le gouvernement australien – l’Australie étant de très loin la première puissance de cette région « océanienne » – intitulé L’Australie dans le siècle asiatique, dans lequel la Chine apparaît systématiquement en tête de la liste des pays asiatiques avec lesquels la relation est qualifiée de « forte et robuste » (devant le Japon, l’Inde, l’Indonésie et la Corée du Sud). Moins bénignes, encore qu’il faille nuancer, semblent être les dimensions politiques et surtout militaro-stratégiques de la présence chinoise : le déplacement méridional du centre de gravité des intérêts stratégiques de la RPC, notamment dans les eaux des îles Spratleys, suscite de nombreuses interrogations, en particulier chez les voisins contigus à la nouvelle sphère d’influence de l’Empire du milieu décentré, comme la récente crise des nouveaux passeports chinois illustrés de cartes s’arrogeant plusieurs territoires contestés est venue le rappeler en novembre 2012.

2S’agissant des relations économiques et commerciales, la Chine est devenue un partenaire essentiel de tout le Pacifique Sud. Pour l’Australie, les aspirations asiatiques et en particulier chinoises n’ont fait que se renforcer depuis une dizaine d’années. La Chine est ainsi son premier partenaire commercial en 2011, avec près de 100 milliards d’euros, absorbant plus de 27 % de ses exportations et représentant 18 % de ses importations. Les matières premières constituent plus de 80 % des exports, le minerai de fer et ses concentrés représentant à eux seuls le tiers, suivis de très loin par le charbon, la laine animale et d’autres minerais tels le manganèse, le zinc ou le plomb. Couplé aux grands contrats d’investissements chinois dans les mines de fer et de charbon (l’Australie est le plus important récipiendaire d’investissements directs chinois dans le monde avec près de 30 milliards d’euros entre 2005 et 2010), le commerce avec la Chine a constitué une véritable planche de salut pour l’économie australienne depuis le début de la crise financière mondiale. Pour la Nouvelle-Zélande, la Chine est devenue depuis 2008 le second partenaire commercial (en 2011, 12 % des exportations néozélandaises – essentiellement des matières premières comme le lait en poudre et le bois – et 16 % des importations), devant les États-Unis et derrière l’Australie. De façon explicite, le gouvernement néo-zélandais a publié en février 2012 un magnifique livret polychrome préfacé par le Premier ministre, intitulé Ouvrir les portes à la Chine et sous-titré Vision à l’horizon 2015 pour la Nouvelle-Zélande ! La soif chinoise en matières premières se retrouve dans bien d’autres pays d’Océanie, bien que les montants en valeur soient évidemment plus réduits. Ainsi, l’archipel des îles Salomon, lequel reconnaît pourtant Taïwan, exporte plus de 60 % de ses biens, essentiellement du bois et de l’or, vers la RPC. Et la Chine accorde des prêts de plus en plus généreux via la China Exim Bank pour la réalisation de grands travaux en Papouasie-Nouvelle-Guinée, dont les énormes réserves en gaz naturel – mises en valeur par l’américain ExxonMobil – et en minerais tels que l’or, le nickel, le cobalt ou le cuivre attisent toutes les convoitises. C’est une société chinoise qui développe à Ramu pour plus d’un milliard d’euros ce qui est en passe de devenir la cinquième plus grande mine de nickel au monde.

3La République populaire affirme également sa puissance économique par l’octroi d’aide et de prêts au développement en Océanie. Selon les estimations, en 2011, 150 à 300 millions d’euros, soit 4 %, du total de l’aide au développement de la Chine, seraient destinés aux pays pauvres du Pacifique Sud, ce qui ferait de la RPC le deuxième ou troisième pourvoyeur d’aide dans cette région après l’Australie, mais devant ou derrière les États-Unis suivant le montant retenu. Ces aides, de plus en plus réalisées sous forme de prêts à des conditions favorables, se drapent d’un voile de secret qui ne facilite ni l’établissement des montants exacts ni la compréhension de leur finalité. Deux raisons principales semblent les motiver : la rivalité avec Taïwan et – ce qui apparaissait comme plus secondaire jusqu’à présent – l’intérêt à long terme pour les richesses de certains de ces pays en matières premières. Sur les 16 pays de la zone, 6 reconnaissent la République de Chine à Taïwan (Kiribati, îles Marshall, Nauru, Palau, îles Salomon et Tuvalu, le plus ancien et le plus constant), soit le quart des pays reconnaissant Taïwan dans le monde. Ce lien entre financement de grandes infrastructures et reconnaissance diplomatique a fait les beaux jours de ce que d’aucuns ont appelé la diplomatie « du dollar » ou « du carnet de chèque ». Néanmoins, depuis 2008 et l’élection du candidat du Kuomintang Ma Ying-Jeou à la présidence de la République de Chine à Taïwan, une trêve précaire et non officielle semble avoir été instaurée dans la rivalité entre Pékin et Taipei. Il est vrai que depuis 2007, aucune permutation diplomatique n’est advenue, et que le voyage du Premier ministre chinois Wen Jiabao à Fidji en 2006, lequel annonçait la percée de la Chine dans la région, n’a pas connu d’itération. L’aide apportée à Fidji illustre d’ailleurs bien la nouvelle « retenue » chinoise : après avoir apporté un soutien sonnant et trébuchant de près de 4 millions d’euros à « Frank » Bainimarama après le coup d’État de 2006, les aides se sont faites plus parcimonieuses pour un gouvernement considéré comme persona non grata par nombre de chancelleries, la Chine n’honorant véritablement tous ses engagements que dans le cadre du projet de construction de barrage hydroélectrique de Nadarivatu, validé par la Banque mondiale.

4La présence chinoise en Océanie est aussi et plus visiblement « humaine ». La plupart des pays de la région accueillent depuis longtemps déjà des communautés chinoises, et les populations du delta de la Rivière des Perles – qu’on les définisse comme Cantonais ou Hakkas – ont commencé d’émigrer vers l’Australie ou la Polynésie française depuis la fin du xviiie siècle, et plus encore au xixe. Aujourd’hui, la population d’origine chinoise, quelle que soit l’époque d’émigration considérée, représente 4 % de la population australienne et constitue à n’en pas douter un point d’ancrage de l’identité asiatique grandissante de l’Australie, aux antipodes des lois antichinoises de la fin du xixe siècle. Les étudiants de Chine populaire constituent également aujourd’hui la première population estudiantine étrangère en Nouvelle-Zélande et en Australie (pour ce dernier pays, pas moins de 150 000 inscrits en 2011). Cette effectivité de la présence chinoise et l’engouement exponentiel pour la Chine ces dix dernières années ont également permis à Pékin de développer sa propre smart diplomacy : l’Australie et la Nouvelle-Zélande accueillant respectivement 24 et 10 instituts Confucius (équivalents en moins associatif des Alliances françaises), contre par exemple 21 en France ou 19 au Japon. Néanmoins, l’arrivée récente d’immigrés chinois dans de plus petites sociétés, d’ordinaire moins exposées aux influences extérieures, ne va pas toujours de soi : en 2006, l’intervention trop voyante des Taïwanais dans la politique locale provoque des manifestations antichinoises violentes et destructrices contre les « wakus » (les Asiatiques) dans les îles Salomon ; la même année, des violences contre la communauté chinoise et en particulier les propriétaires de petites boutiques conduiront à l’exode de plusieurs centaines de familles du Tonga, territoire coutumier de violences xénophobes antichinoises.

5Au-delà de la rivalité Chine-Taïwan dans le Pacifique Sud – grammaire politico-diplomatique qui semble aujourd’hui, au moins provisoirement, avoir perdu en partie sa prégnance –, le relatif déclin de la présence américaine dans cette partie du monde ainsi que la montée en puissance supposément « pacifique » de la Chine sur la scène mondiale au cours des années 2000 alimentent ce que certains observateurs appellent la « menace chinoise ». Côté chancelleries, il est vrai que la Chine compte aujourd’hui davantage de diplomates dans le Pacifique Sud que n’importe quel autre État, même si l’Australie continue d’y entretenir le plus grand nombre de missions diplomatiques. Mais ce sont surtout les échos de revendications territoriales toujours plus affichées qui se sont rapprochés de l’Océanie : si les tensions sur les îles Senkakus/Diaoyu avec le Japon et dans une moindre mesure dans le détroit de Taïwan demeurent distantes, les ambitions chinoises accompagnées de nombreux incidents maritimes en mer de Chine du Sud, et en particulier dans les Spratleys, impliquant la Chine populaire, mais aussi le Vietnam, la Chine républicaine, la Malaisie, les Philippines et le Brunei sont devenues plus distinctement audibles, et donc inquiétantes. Dans le même temps, l’émergence « pacifique » de la Chine sur la scène mondiale, pour reprendre le discours officiel, a revêtu des atours plus martiaux : le budget de la défense militaire chinoise est en constante augmentation depuis plus de quinze ans – il atteint aujourd’hui officiellement plus de 77 milliards d’euros ; c’est le deuxième budget du monde après les États-Unis, à 572 milliards d’euros – et a permis la modernisation de l’outil militaire chinois, et donc d’accroître la capacité d’une force de frappe aérienne à longue portée (missiles de croisières longue portée ; nouvelle flotte d’avions de combat J-10 et J-11 ; premiers essais de chasseurs furtifs J-20 en 2011, etc.) et le renforcement d’une force navale de haute mer (premier porte-avions chinois, le Liaoning, inauguré en septembre 2012 ; premiers essais de décollage et d’appontage d’avions de combat de fabrication chinoise Shenyang J- 15 sur le Liaoning ; réseau de navigation satellitaire, etc.). Cette montée en puissance militaire n’est bien sûr pas passée inaperçue à Washington : en mars 2011, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton avertissait le Comité des affaires étrangères du Sénat de l’existence d’une « rivalité » entre la Chine et les États-Unis dans le Pacifique, et si le ton se voulait plus conciliant, c’est dans le même esprit que celle-ci publiait son essai intitulé « America’s Pacific Century » dans le numéro de novembre 2011 de Foreign Policy. Le même mois, lors de sa visite à Canberra à l’occasion d’un sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Apec) qui marquait aussi le soixantième anniversaire de l’Australia, New Zealand, United States Security Treaty (Anzus), le pacte de sécurité militaire existant entre les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande [2], Barack Obama annonçait à grand bruit le déploiement d’une nouvelle force de 2 500 Marines en Australie, le contingent air-sol le plus important déployé dans ce pays depuis la Seconde Guerre mondiale, afin de répondre aux besoins de formation, d’exercices conjoints et « d’architecture sécuritaire » de ses partenaires dans la région. Cette nouvelle, accueillie avec beaucoup d’aigreur à Pékin, a d’ailleurs provoqué la publication d’éditoriaux dans la presse officielle chinoise ouvertement menaçants à l’égard de Canberra.

6Si un regain de rivalité entre la Chine et les États-Unis dans la région Pacifique au sens large n’est donc pas à exclure, il faut néanmoins se défier de conclure à l’inéluctabilité d’une escalade, plus encore dans cette partie sud du Pacifique. Comme l’a très clairement montré Terence Wesley-Smith, il n’existe pas vraiment de preuve de l’implication directe militaro-stratégique de la Chine en Océanie (hormis l’installation d’équipements de repérage par satellite à Kiribati en 1997 suspectés d’espionner les installations militaires américaines basées dans les îles Marshall [3]) et les analyses hasardeuses qui transforment la Chine en facteur déterminant de fragilisation des régimes politiques des pays pauvres de la zone ne résistent pas à l’examen des faits. À bien des égards, la « menace chinoise » semble donc encore relever du fantasme. En revanche, la présence effective de la Chine et de communautés chinoises dynamiques ne manque pas d’offrir aux pays d’Océanie de nouvelles perspectives, voire des sources de revenus et d’aide alternatives forcément avantageuses, au moins partiellement : en matière d’aide au développement, quand les bailleurs de fonds sont divers, le plus rime souvent avec le mieux, et cela d’autant plus que les acteurs locaux sont loin d’être de simples objets de leur propre histoire, habitués qu’ils sont à composer avec des grandes puissances venues de l’intérieur et de l’extérieur (Australie, France, États-Unis et, désormais, Chine). Pour la Chine, pays sans alliés de poids et qui se cherche des amis, tout reste à prouver.

Notes

  • [1]
    Nous nous intéresserons ici exclusivement aux pays de l’Océanie, c’est-à-dire l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et les îles et archipels du Pacifique Sud, soit 16 États indépendants et autant de territoires avec un statut allant de l’autonomie à un rattachement plus étroit à une métropole d’outre-mer.
  • [2]
    Si depuis les années 1980, la Nouvelle-Zélande a recouvré une plus grande indépendance stratégique, rendant caduque l’Anzus, le gouvernement fait néanmoins figure « d’allié de fait » des États-Unis, et ce d’autant plus depuis la signature d’un accord à Washington en juin 2012 qui implique une plus grande coopération entre les deux États s’agissant des questions de sécurité maritime, de lutte contre le terrorisme, d’assistance humanitaire et d’assistance en cas de désastres naturels.
  • [3]
    Kiribati ayant depuis rétabli des relations avec Taïwan (2003)…

Références bibliographiques

  • Dobell, G., China and Taïwan in the South Pacific : Diplomatic Chess versus Pacific Political Rugby, Sydney, Lowy Institute for International Policy, Policy Brief, 2007.
  • Hanson, F. et Fifita, M., China in the Pacific : The New Banker in Town, Sydney, Lowy Institute for International Policy, Policy Brief, 2011.
  • Wesley-Smith, T., China in Oceania. New Forces in Pacific Politics, Honolulu, East-West Center, Pacific Islands Policy Series, 2007.
Éric Sautedé
Éric Sautedé enseigne la science politique à l’université Saint-Joseph de Macao. Il dirige également les presses de l’université. Il a été pendant plusieurs années le rédacteur en chef de Perspectives chinoises et le fondateur de la revue bilingue anglais-chinois de dialogue intellectuel Chinese Cross Currents. Ses principaux écrits portent sur les évolutions des régimes politiques en Asie orientale et sur le développement de l’Internet en Chine. Il vit dans le monde chinois depuis 1994.
Courriel : <esautede@usj.edu.mo>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51497
Pour citer cet article
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