CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Sur le site francophone de ABC Radio Australia, on trouve un article dont le titre se passe de commentaire : « De l’importance de la maîtrise de l’anglais dans le Pacifique » (Riant, 2011). Interrogé sur la place à accorder à l’anglais, du primaire à l’université, Danny Tolovae ne mâche pas ses mots : « Mais la plupart des parents rechignent à renoncer à leur langue maternelle. Ils disent à leurs enfants d’aller à l’école mais quand les enfants reviennent à la maison, ils parlent la langue maternelle. Il y a donc confusion chez les gamins qui doivent maîtriser non seulement l’anglais mais aussi la langue maternelle ou je ne sais quelle autre langue du Pacifique. »

2Voilà qui nous projette à des années-lumière du rapport du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) intitulé La Liberté culturelle dans un monde différencié (2004) : « Les identités culturelles des individus doivent être reconnues et l’État doit leur accorder une place. Les individus doivent être libres d’exprimer ces identités sans être victimes de discrimination dans d’autres domaines de leur existence. »

3Danny Tolovae n’en met pas moins le doigt sur l’un des phénomènes les plus inquiétants de notre époque : l’accélération sans précédent de l’extinction des 7 000 langues dénombrées aujourd’hui sur notre planète et dont la moitié aura disparu d’ici la fin du siècle si rien n’est fait pour enrayer ce processus inexorable.

Un enjeu planétaire

4Dans le cas du Pacifique, cette situation revêt une signification particulière : c’est l’une des régions qui compte le plus de langues au monde (1 250) et où elles sont le plus menacées, les deux allant de pair. Facteur aggravant : ce nombre impressionnant de langues est parlé par une partie proportionnellement infime de locuteurs – à savoir 18 % des langues de la planète pour 0,6 % de la population mondiale. En arrondissant celle-ci à 7 milliards d’individus, on arrive à 336 langues par habitant. Si un pays comme la France (un peu plus de 65 millions d’habitants) connaissait la même densité, on atteindrait la somme fabuleuse de 19 345 langues, qui deviendrait astronomique transposée à l’échelle de la planète : près de 21 millions de langues, de quoi transformer la Tour de Babel en monstre de simplicité.

5En réalité, ce nombre n’est qu’une moyenne cachant d’immenses disparités. L’Australie, par exemple, compte près de 200 langues parlées par les Aborigènes, mais ceux-ci sont relativement peu nombreux : le site de l’ambassade d’Australie nous apprend qu’ils ne représentent que 2,4 % de la population (460 000 sur 22 millions).

6Le reste de la population est elle aussi fortement plurilingue, car l’Australie est l’un des pays les plus pluriethniques au monde en raison des flux migratoires : près de 25 % des Australiens sont nés à l’étranger, chiffre bien plus important quand on remonte à la deuxième ou troisième génération.

7Inutile d’ailleurs d’aller dans le Pacifique pour trouver une telle diversité : une ville comme Londres est, à cet égard, comparable. Pas moins de 300 langues y sont parlées : 60 % des élèves actuellement scolarisés dans la capitale ont l’anglais pour langue maternelle, mais près de 40 langues sont parlées par plus de 1 000 élèves (von Ahn et alii, 2010). En toile de fond, la question est la suivante : « Des considérations plus immédiatement pragmatiques amènent à se demander si nous disposons des compétences linguistiques voulues pour nos échanges avec le reste du monde, où se trouvent exactement ces compétences, où et dans quels contextes existe-t-il des besoins en matière de traduction ou de cours de langues, et dans quelle mesure les langues parlées dans les cinq Boroughs de Londres qui accueilleront les Jeux Olympiques de 2012 correspondent à celles de nos visiteurs internationaux. » (Ibid., notre traduction). Jusque vers la fin des années 1990, l’idée même de promouvoir des langues autres que l’anglais (et notamment celles de l’immigration) était considérée comme saugrenue en Grande-Bretagne, tant il paraissait évident que l’anglais était la « langue de la mondialisation ». Aujourd’hui, la situation a radicalement changé et les enjeux en la matière sont étonnamment semblables d’un bout à l’autre de la planète : la situation du Pacifique n’est pas sans rappeler celle de l’Europe comme du reste du monde.

Des langues plus égales que d’autres

8Le monde anglophone est actuellement en train de comprendre que le « tout-anglais » est une solution obsolète (Oustinoff, 2011) à l’heure de la mondialisation et de l’émergence de nouvelles puissances telles que les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dans un monde multipolaire. Mais, pour paraphraser Orwell, il est des langues plus égales que d’autres. Promouvoir la diversité linguistique ne suffit pas : le cas de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui détient le record du monde en la matière – plus de 800 langues pour 4,5 millions d’habitants – est à cet égard emblématique. Parler une langue papoue a une valeur marchande proche de zéro, contrairement au français, à l’espagnol, à l’arabe, au hindi ou au chinois. Il faut donc aller plus loin (Wolton, 2003).

9Du point de vue culturel, toutes les langues se valent. Voilà pourquoi il est plus que jamais nécessaire de s’écrier « Halte à la mort des langues » (Hagège, 2000) car, livrée à elle-même, la main invisible de la mondialisation a des effets catastrophiques irréversibles. Selon les estimations les plus pessimistes, 90 % des langues existantes seraient, à terme, menacées. Dans cette lutte pour l’existence, le Pacifique, sans doute plus qu’aucune autre région du monde, se trouve en première ligne : demain, il sera trop tard pour agir.

Références bibliographiques

  • Hagège, C., Halte à la mort aux langues, Paris, Odile Jacob, 2000.
  • Pnud, La Liberté culturelle dans un monde diversifié (Rapport mondial sur le développement humain, 2004), Paris, Economica, 2004.
  • Oustinoff, M. (dir.), Traduction et mondialisation, Paris, CNRS éditions, coll. « Les essentiels d’Hermès », 2011.
  • Riant, P., « De l’importance de la maîtrise de l’anglais dans le Pacifique », ABC Radio Australia, 2011. En ligne sur : <www.radioaustralia.net.au/french/2011-08-15/355313>, consulté le 15/01/2013.
  • von Ahn, M., Lupton, R., Greenwood, C. et Wiggins, D., « Languages, Ethnicity and Education in London », UPTAP (Understanding Population Trends and Processes), 2010. En ligne sur : <www.uptap.net/wordpress/wp-content/uploads/2010/08/uptap-findings-von-ahn-july-10.pdf>, consulté le 15/01/2013.
  • Wolton, D., L’Autre Mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
Michaël Oustinoff
Institut des sciences de la communication du CNRS
Michaël Oustinoff, maître de conférences HDR à Paris 3 Sorbonne Nouvelle, est actuellement en délégation à l’ISCC (CNRS). Il est notamment l’auteur de Traduire et communiquer à l’heure de la mondialisation (CNRS éditions, 2011).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51505
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