CAIRN.INFO : Matières à réflexion

L’expertise scientifique en aide à la décision publique questionnée

1Le modèle d’expertise sur lequel se sont traditionnellement appuyées les agences publiques, est celui de l’évaluation quantitative des risques formalisée, selon quatre étapes, en 1983 par le National Research Council (NRC) américain [1]. En France, l’interprétation radicale du Red Book a conduit à une séparation (énoncée comme) stricte entre la phase d’évaluation (dite scientifique) et celle de gestion (dite politique) en raison des crises sanitaires passées mais également en raison d’une vision rationaliste de certains courants scientifiques.

2S’il a fait ses preuves, ce modèle est aussi critiqué. Il est ainsi qualifié de modèle de l’instruction publique [2], standard [3] ou positiviste [4] et selon lequel la gouvernance du risque se résume en trois étapes consécutives : aux deux étapes évaluation et gestion succède celle de la communication consistant à faire de la pédagogie auprès des citoyens sur le bien-fondé des mesures prises et leur justification scientifique. À la présentation objective, scientifique et quantifiée du risque élaborée par les experts est ainsi opposée une vision subjective, voire irrationnelle, du public, instrumentalisée par les médias. Il s’agit donc d’un déficit cognitif, d’un biais de perception qui peut être corrigé par des actions de communication, de formation et d’information (d’où sa qualification d’instruction publique). La pertinence de cette approche réductrice est d’autant plus critiquée lorsqu’il s’agit de traiter de situations et des phénomènes complexes marqués par l’incertitude, voire l’ignorance, ou encore quand l’État peut lui-même constituer un des facteurs de risque [5] (Borraz, 2008). Les limites constatées portent notamment sur : a) la formulation du cadrage initial de l’expertise : questions posées, arguments et données recevables, disciplines et acteurs mobilisés, etc. ; b) le traitement de l’incomplétude des « faits » scientifiques : opacité des hypothèses et des référentiels adoptés, des procédures de sélection et validation des connaissances, du traitement des incertitudes, des modalités d’élaboration des conclusions retenues, etc. ; c) l’articulation avec le processus de décision : absence de prise en compte des risques « réels » et de leur distribution dans la population, d’approches transdisciplinaires (par exemple socio-économiques) susceptibles d’éclairer la décision publique avec des recommandations « praticables », etc. ; d) la contribution des parties prenantes au processus d’expertise : elle gagnerait à être encouragée depuis la phase de cadrage initial jusqu’à la production des conclusions et recommandations finales, dans le respect de l’intégrité de la démarche scientifique et selon des modalités à préciser tenant compte du degré d’incertitude et de complexité des sujets.

3Pour tenter de pallier ces difficultés, diverses propositions en faveur de mode de gouvernance des risques plus inclusifs ont été élaborées [6]. Le dernier opus du NRC [7], le Silver Book, préconise ainsi une approche renouvelée de l’évaluation des risques, soucieuse d’une plus grande utilité pour les décideurs publics, d’une meilleure caractérisation des incertitudes et mettant l’accent sur une implication accrue des parties prenantes. Ces réflexions et évolutions contribuent à alimenter le cadre d’analyse pour la conduite des expertises collectives à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).

Une double ouverture du processus d’expertise amorcée à l’Anses

4Les domaines d’expertise de l’Anses présentent souvent une double particularité : une forte complexité scientifique résultant notamment du caractère multifactoriel de nombreux risques sanitaires et des conditions de leur émergence ; une forte demande sociale de maîtrise et d’anticipation des risques appuyée sur une exigence croissante de transparence et de participation à l’élaboration des processus de décision (y compris dans l’étape d’expertise scientifique qui y contribue). Si ces deux particularités, parfois sources de retentissantes polémiques et controverses, sont finalement assez emblématiques des risques sanitaires environnementaux, la manière dont l’Anses tente de les (ré)concilier présente en revanche plus d’originalité. Plusieurs points méritent d’être soulignés à cet égard.

5Tout d’abord, les textes fondateurs de l’Agence offrent des possibilités concrètes d’ouverture à ce qu’il est convenu d’appeler les parties prenantes. Le conseil d’administration de l’Anses est composé, outre du président et des représentants du personnel, de cinq collèges associant des représentants de l’État, des acteurs du monde associatif, professionnel et syndical, et des élus. Les droits de vote sont répartis pour moitié entre les membres du collège des représentants de l’État et pour moitié entre les autres membres. Par ailleurs, si la majorité des travaux sont conduits en réponse aux saisines des ministères de tutelle, l’Anses peut également s’autosaisir ou être saisie par les représentants de parties prenantes. Enfin, outre ses activités d’expertise et de recherche, l’Agence a aussi pour vocation de « contribuer à l’information, à la formation et à la diffusion d’une documentation scientifique et technique et au débat public, qu’elle suscite et nourrit »

6Au-delà des dispositions légales qui définissent ses missions et son organisation, l’Agence a pris un certain nombre d’initiatives en matière de gouvernance et de conduite de l’expertise collective ouverte aux parties prenantes. Ainsi, des comités d’orientation thématiques associent la direction de l’Agence, des membres du conseil d’administration et des personnalités extérieures très impliquées et/ou emblématiques de tendances de la société civile. Ces comités contribuent à la définition des orientations stratégiques de l’Agence et à l’expression des besoins en termes d’évaluation des risques et de recherche. L’Anses, ainsi que quatre autres établissements publics de recherche et d’expertise, a par ailleurs adopté en septembre 2011 une charte d’ouverture de l’expertise à la société [8]. L’objectif poursuivi par cette charte est d’appliquer les principes de transparence et de participation en prenant en compte les connaissances concrètes et les interrogations des acteurs concernés. Une telle approche est de nature à conduire à une évaluation plus robuste. In fine, la qualité des décisions susceptibles de découler du processus et leur compréhension par tous les acteurs peuvent s’en trouver améliorées.

7Cette charte énonce deux catégories d’engagements, lesquels ont à la fois inspiré les travaux entrepris par l’Agence et la mise en place des nouvelles instances de consultation évoquées au point précédent :

  • ceux à vocation « externe » : « trois engagements pour améliorer l’évaluation des risques à travers un dialogue renforcé avec la société :
    • accroître la transparence de nos travaux en rendant publics dès que possible, leur résultat final et les méthodes mises en œuvre pour y parvenir ;
    • mettre en partage les connaissances scientifiques disponibles, mais aussi les incertitudes, les ignorances, les questionnements et les controverses ;
    • accompagner les acteurs de la société dans l’acquisition de compétences nécessaires à leur implication et prendre en compte leur contribution dans le processus d’évaluation. »
  • Ceux à vocation « interne » : « trois engagements pour mettre en œuvre au sein des organismes l’ouverture à la société :
    • renforcer la capacité des personnels de nos organismes à dialoguer avec la société, à prendre part à des démarches participatives d’évaluation et à en animer ;
    • identifier les ressources nécessaires à l’implication de la société et les mobiliser en concertation avec les commanditaires de l’expertise ;
    • développer les outils de pilotage internes à la stratégie d’ouverture et rendre compte publiquement des progrès réalisés comme des difficultés rencontrées. »
Concrètement, le travail d’identification des acteurs, notamment associatifs, directement concernés ou mobilisés par une situation potentiellement porteuse de risques vise à faire émerger des questionnements, des connaissances ou des attentes susceptibles d’orienter la conduite de l’expertise. La construction d’un dialogue régulier via différents moyens (rencontres thématiques, auditions, consultations publiques, diffusion d’information, etc.) depuis l’étape de cadrage des travaux jusqu’à leur achèvement, permet d’entretenir une certaine confiance – jamais définitivement acquise – quant à la robustesse scientifique et la pertinence sociale des travaux produits par l’Agence. L’installation, depuis juin 2011, d’un comité de dialogue « radiofréquences et santé » constitue la forme la plus aboutie et pérenne des échanges instaurés entre les scientifiques et experts de l’Agence et les parties prenantes (associations de citoyens représentant notamment des personnes électrosensibles, opérateurs et constructeurs, syndicats de salariés) sur un sujet donné. Cette démarche est étendue à partir de fin 2012 au sujet des nanomatériaux.

8L’autre dimension de l’ouverture de l’expertise concerne les apports des disciplines relevant des sciences humaines et sociales (SHS). Différents travaux en sociologie ont été développés, grâce notamment aux partenariats établis avec des laboratoires et équipes de recherche [9]. Ces approches sociologiques visent une meilleure compréhension des comportements et positionnements des acteurs, des argumentations en présence, de leur historique et de leurs évolutions, des conditions de leur déploiement et de leur retentissement dans les situations de controverses et de crises. Elles contribuent également à apporter des éclairages sur des points critiques de l’expertise (effets du cadrage disciplinaire sur les résultats des travaux, caractérisation et évaluation des incertitudes dans le processus d’évaluation, procédures de validation des connaissances et du poids de la preuve, atouts et limites des approches quantitatives, etc.), ses limites de validité et de recevabilité [10]. Elles produisent des éléments d’analyse sur les préoccupations « sociétales » entourant les questions sanitaires, tant en amont qu’en aval de l’expertise. Plusieurs groupes d’experts intègrent désormais des compétences en SHS, lorsqu’il s’agit de traiter des sujets particulièrement complexes et controversés comme les radiofréquences, les perturbateurs endocriniens, les pesticides ou encore les nanomatériaux. Pour conforter l’insertion de ces disciplines dans les groupes d’expertise collective qui restent (et resteront) majoritairement composés de représentants des sciences de la nature (chimie, physique, sciences de la vie, etc.), un groupe d’experts SHS (principalement sociologie, économie et droit) est mis en place fin 2012. Il permettra de formaliser l’usage des SHS dans les travaux de l’Agence, un usage qui demeure souvent source d’interrogations voire de réticences mutuelles [11] ainsi qu’en témoignent les résultats de l’enquête conduite en 2011 dans des agences européennes et nord-américaines [12].

9Ce double effort de déconfinement du processus classique d’expertise en appui à la décision publique ne va pas de soi. Il modifie sensiblement les pratiques, voire les positionnements des différents acteurs impliqués dans le processus d’expertise. Il produit des effets d’apprentissage positifs qui conduisent à une compréhension mieux partagée de certains risques sanitaires et de leurs enjeux. Si la réception des travaux de l’Agence peut s’en trouver améliorée, ces résultats restent encore difficiles à objectiver et encore plus à quantifier. Mais une des vertus de ce type d’approche est sans aucun doute d’amener les différents protagonistes à s’interroger sur la nature et la finalité de leurs contributions en vue d’éclairer au mieux les pouvoirs publics et les citoyens dans le domaine des risques sanitaires.

Notes

  • [1]
    National Research Council, Risk Assessment in the Federal Government : Managing the Process, Washington, D.C., National Academies Press, 1983.
  • [2]
    Callon, M., « Des différentes formes de démocratie technique », Les cahiers de la sécurité intérieure, n° 38, p. 37-54 ; IHESI, Risque et démocratie, Paris, La Documentation française, 2000.
  • [3]
    Chevassus-au-Louis, B., L’Analyse des risques : l’expert, le décideur et le citoyen, Paris, Quae, 2007
  • [4]
    Joly, P.-B., « La sociologie de l’expertise : les recherches au milieu du gué », in Borraz, O., Gilbert, C. et Joly, P.-B., Risques, crises et incertitudes : pour une analyse critique, Grenoble, Maison des Sciences de l’Homme – Alpes, coll. « Cahiers du GIS. Risques Collectifs et Situations de Crise », n° 3, mars 2005.
  • [5]
    Borraz, O., Les Politiques du risque, Paris, Presses de Sciences Po, 2008. En ligne
  • [6]
    Voir par exemple Renn, O. et Walker, K., Global Risk Governance : Concept and Practice Using IRGC Framework, Dordrecht, Springer, 2008En ligne
  • [7]
    National Research Council, Science and Decisions : Advancing Risk Assessment, Washington, D.C., National Academies Press, 2009.
  • [8]
    Ifsttar, Ineris, IRSN et Irstea.
  • [9]
    Notamment avec le Centre de sociologie des organisations, le Groupe de sociologie pragmatique et réflexive de l’École des hautes études en sciences sociales ou encore le Centre de sociologie de l’innovation.
  • [10]
    Voir par exemple le rapport de Chateauraynaud, F., Debaz, J. et Fintz, M., « La dose fait-elle toujours le poison ? Une analyse sociologique des mondes de la recherche et de l’expertise à l’épreuve des faibles doses », Paris, Anses-GSPR, avril 2011.
  • [11]
    Benamouzig, D., Barbier, J.-C., Geoffard, P.-Y. et Duvoux, N., « Les sciences sociales à l’épreuve de l’expertise », Sociologie [en ligne], n° 1, vol. 2, 2011.
  • [12]
    Voir le rapport de synthèse, Wendling, C., L’usage des sciences sociales dans des organismes publics d’évaluation et de gestion des risques, Paris, Anses-CSO, décembre 2011.
Benoit Vergriette
Benoit Vergriette est chef d’unité risques et société, Anses.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48387
Pour citer cet article
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