1Toutes les controverses autour des questions de santé et d’environnement remettent en débat la même problématique des rapports tendus, voire du décalage, entre science académique et expertise. Constater que les deux activités relèvent chacune d’une logique qui lui est propre peut paraître paradoxal, car l’expertise scientifique – que nous définissons ici comme étant la production de connaissances intégrée à des processus de prise de décision de différentes natures (politique, économique, judiciaire, etc.) – tire sa légitimité de celle de la science. D’ailleurs, les experts sont le plus souvent des scientifiques. Mais lorsqu’ils deviennent experts, ils se retrouvent à travailler selon des règles et dans des contextes différents que lorsqu’ils réalisent leur activité de chercheurs académiques.
2Ce volume d’Hermès se lance le défi d’illustrer la nature des relations entre les deux univers, celui de la recherche académique et celui de l’expertise scientifique [1], qui fait également intervenir des chercheurs pour produire de la connaissance mais pour un public plus large que celui de leur communauté de recherche. Plus précisément, l’expertise scientifique fait référence à la production de connaissances qui vont être utilisées en dehors du monde de la recherche, dans des contextes politiques, judiciaires ou industriels. Cette définition n’inclut donc pas les travaux qui visent à l’évaluation des équipes de recherche, des chercheurs ou des productions scientifiques.
3Selon un schéma idéal et mécanique, la connaissance – fondée sur la compétence de l’expert et son objectivité – doit servir de base à une décision rationnelle. Or, on sait que cette séquence où les responsabilités seraient clairement définies et distribuées entre producteurs de connaissances et décideurs ne correspond pas à la réalité (Collins et Evans, 2007). Qu’il le veuille ou non, l’expert ne se situe pas en dehors du processus de décision, il en est partie prenante. Pour les chercheurs en situation d’expertise, ce rapport plus ou moins direct au processus décisionnel investit leurs connaissances d’un statut sociopolitique différent de celui de la science académique.
4Entre la logique scientifique académique et la logique de l’expertise, il existe des différences fondamentales, qui ont été précisées par Philippe Roqueplo (1996) :
- Une différence de temporalité. Alors que la recherche vise à augmenter progressivement, suivant un rythme souvent lent, le stock de connaissances, l’expertise se fait sur le temps court (plusieurs semaines ou quelques mois). D’ailleurs, la durée accordée à une expertise n’est pas entre les mains des chercheurs, mais des instances qui la demandent.
- Une différence de finalité. Alors que la recherche fondamentale développe de nouvelles connaissances scientifiques et technologiques, l’expertise exploite les connaissances existantes pour répondre à une question décisionnelle d’ordre pratique. Le stock de connaissances peut s’avérer insuffisant, et l’expertise peut alors déboucher vers des recommandations de nouvelles recherches.
5La question centrale abordée par ce volume est de comprendre comment les chercheurs académiques répondent à cette demande. Les questions qui se posent alors aux auteurs des articles sont nombreuses. Il s’agit de concevoir dans quelle mesure les chercheurs peuvent modeler la demande d’expertise pour l’accorder à leurs propres pratiques et s’ils voient leur activité de recherche transformée par ce contexte différent. D’un autre côté, se pose également la question de l’expérience de l’interaction avec le chercheur lorsqu’on est demandeur d’expertise (judiciaire ou politique).
6Le volume débute par une synthèse des recherches sur l’expertise relevant de deux communautés de recherche, celle des études en sciences, technologie et société (STS) et celle des sciences de l’information et de la communication. Les deux articles introductifs analysent de manière historique et critique la littérature qui se revendique de ces deux domaines.
7La première partie (« Critères de choix des experts et enjeux financiers ») révèle le caractère divers et négocié de la définition de l’« expert », à savoir les spécificités de la personne qu’on va nommer comme expert. Cette partie fait une analyse fine des critères de choix dans différents contextes (instruction judiciaire, différend commercial à l’Organisation mondiale du commerce) et analyse notamment les risques de conflits d’intérêts. Les deux autres parties du volume traitent chacune d’une « frontière » entre le monde académique et d’autres logiques professionnelles, qu’elles soient institutionnelles (« L’expertise institutionnalisée ») ou de la société civile (« L’expertise : arène du jeu démocratique »).
Critères de choix des experts et enjeux financiers
8La sélection des experts est censée reposer avant tout sur leur compétence à produire la connaissance à même de faciliter la prise de décision. Pourtant, au-delà – ou en dépit – du degré de compétence, il existe bien d’autres critères qui entrent également en ligne de compte dans le choix des experts. En effet, ce choix conditionne, dans une large mesure, la nature même de la connaissance produite et influence donc le processus de décision. Les demandeurs sont bien conscients que le choix des experts est une des clés permettant plus ou moins de contrôle sur le processus d’expertise.
9Les critères de choix des experts sont d’une grande diversité et ont un caractère contextuel. Souvent, ils ne sont pas explicites et les procédures de choix ne sont pas précisées formellement. La compétence est toujours évoquée – les experts sont censés l’être – mais quel type de compétence cherche-t-on ? Un expert généraliste dans un domaine ou un spécialiste d’un sujet particulier ? Le choix du niveau de compétence dépend aussi du temps disponible pour la sélection des experts (dans l’urgence ou pas) et des connaissances précises du sujet de ceux qui les choisissent. L’inscription systématique des experts sur des listes, avant que la demande soit formulée, est supposée justement faciliter ce processus de choix, mais il s’avère en réalité qu’il joue parfois le rôle contraire, parce que trop limitatif. Ainsi, les procédures judiciaires peuvent avoir besoin d’experts de manière ponctuelle et dans des délais très courts, alors que l’inscription sur les listes d’experts judiciaires demande une démarche longue et une grande motivation... qui n’est d’ailleurs pas toujours présente chez les chercheurs.
10L’expertise est un outil de gouvernement, un instrument pour réguler les contours de la sphère économique et ses effets sur la sphère publique. Dans le domaine du médicament ou d’autres substances chimiques par exemple, l’expertise permet de décider si les industriels peuvent exploiter une nouvelle voie de profit ou non. L’expertise joue alors un rôle prépondérant pour mettre en balance les bénéfices attendus (nouveaux produits de consommation, traitement de certaines maladies, etc.) avec les risques éventuels (pour la santé publique, pour l’environnement, etc.).
11Comme il s’agit d’arbitrer entre logiques concurrentes d’acteurs puissants, les conflits d’intérêts ont un rôle central. L’étude de la littérature existante dans le domaine biomédical montre bien les effets significatifs des conflits d’intérêts sur les résultats de la recherche. En effet, la conclusion de cette analyse est sans ambiguïté et montre que le financement privé augmente la probabilité que les résultats de la recherche soient favorables à la compagnie qui la finance.
L’expertise institutionnalisée
12L’expertise revêt un caractère institutionnel dans les organismes de recherche français lorsque son exercice fait l’objet de procédures décidées par voie hiérarchique, qui obéissent généralement à des normes internes. Parmi les formes d’institutionnalisation, se trouvent par exemple l’expertise collective ou l’éventuelle prise en compte de l’expertise dans l’évaluation des carrières des chercheurs.
13Actuellement, l’expertise collective est la forme d’institutionnalisation la plus communément pratiquée dans les structures de recherche françaises. Cette forme d’expertise pose la question de la pluralité des disciplines et des compétences, mais aussi celle du rapport entre la production de connaissances et la représentativité institutionnelle, puisque l’expertise collective donne le point de vue d’un organisme de recherche. Par ailleurs, des questions spécifiques se posent dans le cas de l’expertise collective par rapport à l’expertise individuelle, notamment celle de la communication des avis minoritaires, des formes de gouvernance du collectif et de la répartition des possibilités d’intervenir dans l’écriture du rapport.
14L’expertise réglementaire implique une institutionnalisation, qui prend notamment la forme de comités d’experts auprès d’agences sanitaires nationales et européennes. Le processus de production, dans les agences, des avis qui sont destinés aux politiques est le résultat des relations entre les experts participant aux comités, les employés de l’agence, leur hiérarchie directe et les politiques. Ces relations sont majoritairement informelles. Les avis peuvent être très fidèles aux résultats produits par les experts ou en reprendre seulement une partie. Il s’est même produit des situations où le commanditaire d’une expertise – en l’occurrence le ministère de l’Agriculture français – s’est publiquement déclaré critique vis-à-vis des résultats d’un comité d’experts qu’il avait lui-même engagé (Maxim et Van der Sluijs, 2007).
15Les agences peuvent influencer les travaux d’un groupe d’experts par le choix des membres du groupe et de son président. C’est un pouvoir procédural qui n’est pourtant pas absolu, et qui peut être « détourné » par les experts eux-mêmes s’ils souhaitent imposer leurs propres règles de fonctionnement. Ceci peut être fait, par exemple, par l’usage systématique des références scientifiques au-delà des « jugements d’experts » plus subjectifs et, qui donnent davantage de poids à la composition du groupe dans les résultats des travaux. D’autres éléments de procédure établis dans les agences, comme la représentativité des différents pays, peuvent influencer les comités d’experts européens. Par ailleurs, l’usage de l’anglais comme langue de travail peut limiter les capacités d’intervention des chercheurs des pays non anglophones.
16Dans un contexte d’augmentation des demandes d’expertise faites aux chercheurs, la question du retour sur leur carrière se pose. Malgré les discours officiels et les vœux pieux, les activités d’expertise réalisées par les chercheurs académiques ne sont pas prises en compte dans la carrière des chercheurs, quand elles ne les desservent pas. C’est pourquoi la charte de l’expertise du CNRS, adoptée en 2011, a explicitement prévu la prise en compte des expertises dans l’évaluation des chercheurs.
L’expertise : arène du jeu démocratique
17En tant que professionnel de la production de connaissance, le chercheur est a priori légitime pour endosser le rôle d’expert. Pourtant, d’autres acteurs – industriels, journalistes ou acteurs associatifs – interviennent très souvent dans ce processus. Les propriétés des processus alternatifs de production de connaissances que ceux-ci mobilisent et la manière dont ils interagissent avec ceux de la recherche sont interrogées et analysées dans cette partie.
18L’ouverture de l’expertise aux parties prenantes (à savoir, l’ensemble des acteurs qui expriment un intérêt par rapport au sujet de l’expertise) est aujourd’hui pratiquée à plusieurs degrés, avec des procédures différentes d’une situation à l’autre. Dans le travail des agences sanitaires par exemple, les règles de la procédure de participation des parties prenantes dans le processus d’expertise jouent un rôle très important pour le résultat final de cette participation. La comparaison entre l’expertise des risques du perchlorate en France et aux États-Unis montre que « trop d’ouverture » de l’expertise aux parties prenantes – y compris l’industrie – crée l’opportunité d’interminables discussions entre des détenteurs d’intérêts qui ne sont pas compatibles. De plus, certaines parties prenantes ne souhaitent pas obtenir un compromis. La « participation » ne devient dans ce cas qu’un moyen pour prolonger une controverse et maintenir le statu quo.
19D’autant plus que lorsque les controverses se prolongent, certains acteurs se voient en situation de faiblesse : quand la demande de « plus de connaissance » est toujours invoquée par les agences ou par les décideurs, les acteurs disposant de ressources plus importantes peuvent plus facilement commanditer de nouvelles recherches pour appuyer leurs arguments, alors que les acteurs ayant moins de moyens (comme c’est souvent le cas de la société civile) peuvent finir par éprouver de la lassitude et manquer de ressources financières. Les chercheurs peuvent être également concernés, en particulier ceux dont les résultats deviennent centraux lors des controverses. La tension psychologique s’ajoute lorsque leur travail est évoqué dans la presse, appelant des critiques permanentes auxquelles ils doivent répondre pour maintenir leur réputation, voire des attaques à la personne dont ils font objet, en particulier sur les sites Internet.
20La procédure de participation doit être ouverte, mais jusqu’à un certain point seulement. L’ouverture est nécessaire pour permettre l’expression des intérêts contradictoires mais la clôture des débats doit intervenir à un moment donné pour qu’une décision puisse être prise. La manière dont on prend en compte ou pas les commentaires des parties prenantes dans l’expertise finale et dans la décision reste d’ailleurs parfois informelle. Pour certains acteurs de la société civile, c’est une source de scepticisme par rapport aux vertus de l’ouverture de l’expertise... Car à quoi sert de répondre aux appels à participer à l’expertise si on ne sait pas comment ses commentaires seront pris en compte, ou même s’ils le seront ? Pour d’autres, la participation à l’expertise reste néanmoins une opportunité pour la société civile de faire connaître son point de vue et de gagner du poids dans le rapport de force par rapport à l’industrie, qui a en permanence un accès privilégié aux institutions et donc aux décisions, de manière formelle – par le droit que les industriels ont de faire évaluer les risques de leurs propres produits – et informelle – par les contacts permanents entre les politiques et les représentants des secteurs économiques, dans la gestion courante des affaires des pays.
21Mais que ce bref exposé des conséquences du « trop d’ouverture » ne soit pas pris comme argument contre l’ouverture de l’expertise aux parties prenantes ! Au contraire, la procédure d’intervention des parties prenantes doit être très claire et formalisée, afin que les « règles du débat » soient posées dès le départ. C’est ce qu’apporte ici le témoignage d’une professionnelle de l’apiculture, qui a tenté de participer utilement aux activités de l’International Commission for Plant-Bee Relationships (ICPBR), organisme chargé de proposer de nouveaux tests pour évaluer les risques des pesticides sur les abeilles. La « participation » des apiculteurs n’a pas été formalisée, ce qui a permis aux représentants de cet organisme d’ignorer tous les commentaires très critiques qu’ils ont formulés lors des travaux. Cette participation n’a donc été rien d’autre qu’une apparence sans contenu, permettant de légitimer davantage les décisions prises, auprès des politiques et éventuellement même auprès du monde apicole.
22Regarder la science académique et l’expertise comme deux réalités différentes mais interconnectées, en se servant du statut du chercheur comme élément commun de comparaison et de réflexion, s’avère une piste riche en opportunités d’analyse – ce volume en est la preuve.
Note
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[1]
Ce volume fait suite au colloque ISCC-CNRS « Les chercheurs au cœur de l’expertise », qui a eu lieu le 4 avril 2011 sous la coordination scientifique de Gérard Arnold et Laura Maxim. Le programme est en ligne sur : <www.iscc.cnrs.fr/spip.php?article1263>, consulté le 23/07/2012.