1La collection des « Expertises collectives » de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a été créée en 1993 et touche tous les sujets de recherche en lien avec la santé [1]. La collection est largement connue par les autorités publiques, au point qu’un récent rapport sur l’expertise en santé place sur le même plan les expertises réalisées par l’Inserm et celles réalisées par les agences récemment créées, telles que la Haute Autorité en Santé (Bas-Theron et alii, 2011). Cependant, de nombreuses personnes du public (y compris des chercheurs de l’Inserm) ont entendu parler pour la première fois des Expertises collectives de l’institut (ECI) à l’occasion de l’emballement médiatique qui a suivi la publication de l’ECI intitulée Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent en 2005. Celle-ci a entraîné la mise en place d’une pétition « pas de zéro de conduite » et d’un collectif du même nom. Il était reproché à l’Inserm de cautionner le fichage de jeunes enfants et l’utilisation de psychotropes.
2Au regard de cette crise, il est intéressant de revenir sur les mécanismes de production et de publicisation des ECI, afin d’appréhender certains des éléments qui ont contribué à cette vive polémique, et ce, précisons-le, en dehors de tout débat sur le fond même de cette ECI.
3Le propos est ici d’aller à la rencontre des acteurs convoqués lors des ECI, qu’ils appartiennent au service des ECI ou au service de presse de l’institut, ou bien encore qu’ils soient experts ou journalistes. Une enquête de terrain a été réalisée sur les ECI en général, à partir d’entretiens avec des personnes ayant des fonctions de direction dans l’institut, des personnes ayant été experts et des journalistes. Au cours de ces entretiens, la notion d’expert, les processus d’expertise et leurs mises dans l’espace public ont été abordés.
4Il est en effet intéressant d’identifier les logiques productives et communicationnelles mises en œuvre au cours des ECI. Il s’agit de comprendre en quoi ces différents processus peuvent en eux-mêmes porter des éléments d’ambiguïté et entraîner des réactions vives et contraires. Ainsi, l’enquête de terrain révèle que le processus de l’expertise nous semble appréhendé différemment selon les acteurs. La notion d’expertise collective est également questionnée et les chercheurs regardent avec méfiance la manière dont les expertises sont « politisées » dans l’espace public, alors qu’il s’agit de la nature même des ECI pour les acteurs médiatiques.
5Le processus des ECI est interrogé ici dans ses aspects généraux et systématiques, sans se concentrer sur une ECI en particulier. L’article entend en effet montrer que c’est leur mise dans l’espace public qui porte les éléments de controverse, et non pas le sujet de l’ECI lui-même.
À l’origine des « Expertises collectives » de l’Inserm
6C’est Philippe Lazar, alors directeur de l’Inserm, qui a eu l’idée de créer les ECI. Convaincu du procédé, il sera également à l’origine de la création des Expertises collectives de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) lorsqu’il dirigera cet institut [2].
7Un des cadres de direction interrogés rappelait que « les informations dont vous avez besoin pour agir n’étaient pas les informations qui résultaient directement d’une recherche spécifique, qui est toujours réductrice, ésotérique, qui emploie un vocabulaire incompréhensible au commun des mortels, qui ne répond pas directement à la question qui est posée parce qu’entre le moment où on pose la question et le moment où on y répond, il s’est passé tellement de temps, beaucoup de choses se sont passées et de toute façon qui ne répond que quelques années plus tard, donc à un moment donné il n’y a plus aucun rapport avec le calendrier de toute décision où l’événement ne se mesure pas en années mais en semaines ou en mois ». On comprend bien que le processus des ECI est donc fondamentalement différent de l’écriture d’articles de recherche.
8L’Inserm a d’ailleurs publié dès la création du service des ECI une brochure d’explications (L’Inserm et l’expertise collective, 1993) : « sur tout sujet entrant dans son champ de sa compétence, l’Inserm est prêt à constituer des groupes d’experts pluridisciplinaires susceptibles de rassembler, analyser et synthétiser les connaissances disponibles dans le monde, pertinentes vis-à-vis des décisions à prendre, et à effectuer ce travail dans un délai compatible avec les exigences de l’action ». Dans le même document, il est précisé que la création du service des ECI résulte de « la multiplication des situations d’urgence pour les décideurs [… de] l’accroissement considérable de l’information scientifique [… et de] l’accélération de la production scientifique ». Il y a donc à l’origine des ECI la prise de conscience de l’existence d’une demande croissante de décideurs et de l’hyperspécialisation des scientifiques, rendue complexe par la remise en cause permanente des savoirs.
9Le discours de Mme D., cadre de direction à l’Inserm, s’appuie sur une longue pratique et sur la nécessité de faire comprendre au mieux les ECI à un public non scientifique. D’ailleurs, le processus est expliqué aux experts. Pourtant, les réponses que nous avons obtenues de la part d’experts qui ont tous contribué à l’écriture de plusieurs ECI et qui sont des chercheurs d’une maturité certaine, nous semblent de nature à questionner la reconnaissance, à leurs yeux, de la différenciation singulière de l’expertise par rapport à l’écriture d’un travail de recherche.
Une expertise collective : des définitions différentes proposées par les acteurs
10Les définitions de l’expertise collective par des personnes ayant été reconnues comme expertes par l’Inserm varient grandement. Les chercheurs ayant participé à des ECI en proposent ainsi des définitions différentes : pour certains, l’exercice est proche d’une revue de la littérature, identique au travail de réflexion d’un article destiné à un journal scientifique. Pour d’autres, il s’agit de donner des réponses à une question de santé publique, un processus clairement différent d’un rendu pour des pairs.
11Ainsi pour M. C., qui a participé à plusieurs ECI « c’est informer la communauté scientifique et probablement au-delà, les responsables, sur un sujet donné ; où on en est dans le monde, concernant ce sujet en reprenant les références essentielles parues sur le sujet, en général dans les cinq dernières années. Et en même temps, c’est une sorte de constat sur ce qu’on dit sur un sujet donné depuis quelques années, dans une perspective historique. Mais son but, c’est essentiellement ça, c’est une sorte de mise au point sur les connaissances actuelles sur le sujet, avec d’ailleurs ses limites et ses contradictions, en reprenant la littérature ».
12Pour un autre expert qui a participé à de nombreuses ECI, il s’agit « de faire une revue de la littérature sur un sujet donné, sur un thème, une problématique et puis après amener des réponses, enfin proposer des réponses pour remédier à un problème donné ». Aucun des experts interrogés n’a spontanément parlé du commanditaire, ni de la différence entre un travail de mise en forme d’un travail scientifique et une commande d’expertise.
13Le public des ECI n’est pas clairement identifié pour les experts et c’est peut-être compréhensible dans la mesure où il semble que les contacts entre le commanditaire et les experts soient restreints. La liste des ECI montre une hétérogénéité des commanditaires, qui peuvent être publics ou privés.
Le commanditaire des ECI
14Le premier pas d’un recours à l’expertise scientifique par un décideur public ou privé est l’élaboration du cahier des charges. Il doit non seulement préciser dès le début les contraintes temporelles et financières, mais également situer la question posée dans un contexte, poser les conditions de l’action et ses limites. Cette étape essentielle se passe toujours à l’Inserm en interne dans le service des ECI : « On a des échanges avec le partenaire. Tout dépend de qui est le partenaire, mais souvent ce programme qu’on appelle ensuite programme scientifique mais qui est la liste de questions, on le fait circuler avec le partenaire, on le fait circuler aussi au niveau de la direction… » Le processus de mise en forme dépend de l’urgence de la demande, sans que l’on perçoive clairement dans les sujets des ECI ce qui justifierait une urgence des décisions. À la question du temps passé à établir la liste de questions : « ça peut prendre pas mal de temps ou très peu, ça dépend de l’accord et de la pression [du partenaire] qu’on nous met. » Cette phase, particulièrement importante est gérée en interne mais méconnue en externe, y compris par les experts. On peut supposer que la pression du commanditaire ou l’urgence de la demande peut influer sur le processus.
La place de l’expert dans les ECI
15Qu’est-ce qu’un expert ? M. L., qui fait partie des cadres de direction de l’Inserm, interrogé sur le sujet, dit que l’on « considère aujourd’hui que les associations de patients sont des experts et qu’au fond toute personne qui a un certain nombre de connaissances et de réflexions dans un domaine est de plus en plus considérée aujourd’hui comme étant ou pouvant être un expert. On est donc sorti de la notion d’expertise comme étant le degré de compétence dans un champ scientifique pour élargir à dire : qu’est-ce qu’une personne peut apporter d’intéressant ou d’original dans un champ particulier de la connaissance ». La frontière entre experts et profanes est devenue floue et, désormais, la place du citoyen est reconnue (Brun et alii, 2011).
16Cependant, au commencement de la collection des ECI, l’expert est le plus souvent un scientifique et il l’est toujours vingt ans après [3]. D’ailleurs, quand la question de la différence entre un expert et un scientifique est posée à Mme D., cadre de direction à l’Inserm, la réponse est immédiate et sans ambiguïté : « il n’y en a pas. Pour nous, en tout cas pour l’Inserm, il n’y a pas de différence entre un scientifique, enfin quelqu’un qui fait de la recherche dans un laboratoire, et un expert ». Plus exactement, tout chercheur en activité est « un expert potentiel. Ensuite, on le choisit en fonction d’un certain nombre de critères. [… Il] faut qu’il soit compétent dans une des disciplines concernées par la question. Et puis ensuite, on regarde ses publications. » Selon le protocole des ECI publiées [4], les experts sont dits indépendants. Pour autant, les experts ne signent aucune déclaration listant leurs sources de financement de recherche et les liens potentiels qu’ils peuvent avoir avec le commanditaire ou des lobbies.
17Pour M. J., qui a également participé à plusieurs ECI, c’est une personne jeune (ce que lui n’est d’ailleurs pas), « parce que c’est un effet d’ouverture, une expertise, il faut aller un peu au-delà de ce que l’on sait, voyons ce que les gens en place croient savoir, qu’est-ce qu’il en est dans la littérature mondiale de ces dernières années, donc quand même des gens assez jeunes, assez ouverts et pas trop engagés surtout quand il y a des sujets polémiques, pas trop engagés… enfin pas trop engagés dans une théorisation, dans une position trop marquée ».
18Pour Mme C., la compétence ne fait pas tout et elle reconnaît la nécessité de faire fonctionner un groupe hétérogène d’individus – hétérogène dans les compétences, mais aussi dans le fonctionnement individuel. Ainsi « je sais que c’était ce à quoi Jeanne faisait attention, c’est qu’il faut que le groupe vive, ce groupe doit vivre neuf jours ensemble pour arriver à une conclusion. Donc si tu as trois caractériels dedans, excuse-moi, mais ton groupe il est foutu ! […] Oui, y a toujours des gens qui veulent imposer leur point de vue. » Et elle ajoute que le service ECI de l’Inserm prenait souvent conseil et demandait : « Est-ce que tu connais untel, qu’est-ce que tu en penses ? Moi elle m’a téléphoné plusieurs fois pour me demander, et je ne pense pas que j’étais privilégiée. Je pense qu’elle le faisait parce qu’elle avait constaté que si un groupe a trop de problèmes dès le départ, eh bien il n’avance pas. » Un paramètre de vie d’un groupe est donc pris en compte, et la présence d’un caractère fort, peut faire fonctionner un groupe de façon très particulière. En effet, selon certains des experts interrogés au cours de l’enquête, un individu peut prendre le pouvoir et vouloir imposer son point de vue, au détriment de celui des autres. Cet aspect est important, car l’ECI énonce le plus souvent un consensus et les avis contraires sont très rarement rapportés.
19Il est cependant impossible d’avoir accès à des enregistrements ou à des transcriptions des réunions des experts pour mieux comprendre l’influence du caractère des experts sur le fonctionnement du groupe. Le mode de production des ECI n’implique pas une traçabilité du contenu des échanges. Par ailleurs, dans le document écrit de l’ECI, il n’est pas fait mention du fait qu’il arrive à des experts de quitter le processus au cours de l’écriture. Il ne m’a pas été possible de quantifier ce phénomène, ni le nombre de chercheurs ayant refusé de participer à des ECI.
20Mme C. soulève également une question d’importance sur la nature des experts, « on a beaucoup discuté de ça, en fait les expertises qui sont demandées par le ministère de la Santé, les mutuelles […] concernent énormément je dirais les sciences sociales et humaines, indirectement, hein et qu’in fine, quand on voit comment évolue l’Inserm, ben, finalement, les sciences humaines et sociales sont très peu développées. Donc, il y a une espèce de décalage entre la fonction de l’Inserm qui est quand même la recherche médicale – qui bien sûr peut être très diverse mais qui a un champ social faible – et la demande sociétale, qui est quand même très forte ». Il y a donc une distorsion entre la manière dont fonctionne l’Inserm et la demande des partenaires ou commanditaires. D’ailleurs, M. L. se demande « s’il ne faudrait pas une double direction sciences dures/ sciences sociales » pour le service des ECI. Pour Mme C., le mode de sélection des références bibliographiques peut également être une source de questionnement car il découle directement de la place très importante des sciences dures à l’Inserm : « j’ai trouvé que dans les expertises collectives de l’Inserm, il fallait que les publications soient essentiellement des publications scientifiques, etc. Mais dans le domaine des sciences humaines et sociales, il y a aussi des publications qui font pas partie des grandes revues américaines, anglaises, européennes, peu importe, mais qui sont publiées dans des revues françaises ou dans des rapports et là on est beaucoup plus… enfin on en tient moins compte et c’est un peu dommage. »
Les ECI : de quoi le mot collectif est-il le signe ?
21La brochure de présentation insiste sur une procédure collective et contradictoire d’analyse de la littérature scientifique. Il est même clairement fait mention des controverses scientifiques et de la possibilité de refuser une commande d’une expertise collective. C’est le directeur de l’Inserm qui valide la liste des experts proposés par le service des ECI. Si un accord unanime est recherché, il n’est pas obligatoire et le groupe n’a pas obligation d’atteindre le consensus (L’Inserm et l’expertise collective, 1993).
22En pratique, pour un participant à plusieurs expertises collectives, M. S., « y a quelque chose de très très particulier dans l’expertise, c’est le consensus. C’est-à-dire quand on écrit une revue… on l’écrit dans son coin, on ne la confronte qu’avec ce que l’on veut bien choisir comme objet de confrontation, c’est-à-dire avec ce que l’on critique ou ce qu’on loue. Mais, disons qu’on est seuls avec ses conflits – ou avec ses choix, ses choix de remise en question de ce qu’ont fait les autres. Dans l’expertise, d’abord on est en même temps seuls et pas seuls, on est seuls parce que les sous-thèmes sont extrêmement bien définis et c’est comme si on était seuls et en même temps, on n’est pas seuls. »
23Une ECI est effectivement collective pour M. C. « Et en même temps, il y a cette règle que moi je trouve parfaite qui est une base de la survie et de la qualité éthique des expertises, c’est le fait qu’on signe tous l’expertise de tout le monde puisque les noms apparaissent tous par ordre alphabétique et que les chapitres ne sont pas signés. Bon, les connaisseurs arrivent à… à… attribuer hein, à attribuer à untel et untel. »
24Il y a donc ambiguïté sur la signification du mot collectif. Il signifie simplement que le nom des experts ayant écrit un chapitre particulier n’est pas identifié et que chacun des signataires reconnaît la responsabilité de l’écriture des chapitres auxquels il n’a pas participé. Selon un membre du service de communication de l’Inserm, le processus collectif permet en réalité de ne pas attribuer à un expert une partie des propos, et donc à les « protéger ». On peut s’interroger sur la protection que serait en droit d’attendre un expert a priori choisi en raison d’une pertinence et d’une compétence scientifique.
25D’ailleurs, M. S. est prêt à le reconnaître, personne ne peut être compétent dans tous les domaines explorés lors d’une ECI, ce qui implique qu’il « faut être clair, faut être clair, hein c’est à faire d’abord pour qu’il y ait le consensus, il faut comprendre ce que les autres disent, donc ça nous fait faire un effort de comprendre exhaustivement ce qu’il dit, parce que moi je ne me verrai pas opérer un consensus alors que je comprendrai pas ce qu’il dit. J’accepte le consensus que si je comprends euh peut-être pas tout mais au moins l’essentiel de ce qu’il veut dire » ; et il ajoute, « dans l’expertise, nous ne vulgarisons pas mais nous faisons des fois un effort de simplification au niveau des modes d’expression, des modes d’exposés de ce que nous faisons ». Le travail de simplification est fait en direction des pairs au cours du processus d’écriture des ECI. Il y a donc de nouveau un facteur qui est totalement dépendant des capacités des hommes et des femmes à exprimer clairement leurs sujets de compétence et à exprimer des talents de persuasion.
La publicisation d’une expertise collective de l’Inserm
26Une ECI conduit à la publication de plusieurs documents : l’analyse (complète, celle que les experts reconnaissent comme la leur), la synthèse que les experts interrogés disent ne pas avoir écrite et le dossier de presse.
27Après avoir été publiées sous forme d’ouvrage, les ECI existent sous plusieurs formes et un nouveau document cristallise la forme du rapport final en trois volets : l’analyse, la synthèse et les constats ou recommandations (L’Expertise collective en bref). L’analyse est rédigée par les experts. Une synthèse des travaux est également produite et expose les points essentiels retenus par le groupe d’experts. Si cette publication en trois volets semble claire aux yeux de la direction, elle l’est moins pour les experts interrogés. Ainsi, pour M. S. « une expertise, c’est pas loin de deux ans, on lit pas loin de 1 500 publications, c’est un travail, j’ai des caisses encore de tirés à part, c’est un travail énorme. Pour les recommandations, on se met d’accord en séance, de manière explicite. Le problème, c’est la synthèse, elle était pas écrite par les experts, on nous la fait relire, on va pas demander nos douze pages ce qui fait que les uns… on a satisfaction à ce moment-là… on peut pas les faire aboutir parce que je répète, l’expertise c’est déjà une synthèse ». La valeur scientifique des synthèses au regard du rapport intégral est moindre selon tous les experts rencontrés au cours de l’enquête de terrain ; d’abord parce qu’ils ne l’ont pas écrite, ensuite parce que leurs écrits sont bien trop résumés et enfin parce que selon eux, personne ne fera l’effort de lire un rapport touffu et dense si une version « légère » est également publiée.
28Le processus de la publicisation des ECI montre à l’évidence qu’il s’agit bien d’un objet différent d’un article scientifique ou même d’un ouvrage collectif scientifique. Pour M. J., cette mise en tension est normale « C’est pareil, on attend des expertises des choses vraies et en même temps, comme il y a toujours des contestations, des débats… Alors, ça exacerbe la méfiance et… on ressent tout de suite une décision comme une volonté d’emprise. » Jeanne Étiemble place les ECI dans le champ habermasien de l’espace public (Étiemble, 2001). Elle écrit même que le processus s’est nourri des expériences de conférences de consensus, ce qui n’est pas le cas. En effet, une conférence de consensus convoque des experts au fur et à mesure des besoins des citoyens à qui il est demandé de produire un document final sur un sujet donné. Ici, au contraire, les acteurs de l’ECI sont tous des experts.
29Elle ajoute que les ECI ont été créées à la demande du conseil scientifique qui voulait que l’Inserm soit capable de « mettre en place des groupes d’experts pour analyser l’état de la science dans un domaine déterminé à la demande de ses interlocuteurs naturels ou à son initiative propre ». (Étiemble, 2001) L’ECI est donc placée délibérément dans le transfert de connaissances.
30Mais pour M. S., décidément, la synthèse est inutile. « Finalement, le problème de la simplification est un problème central à l’expertise. Je crois, que nous, comme nous avons fait l’expertise, l’expertise elle est… pour moi elle est insécable. Elle devient insécable au risque de transformer son contenu. C’est-à-dire que si on la rogne quantitativement, on la rogne qualitativement. »
31Les ECI font l’objet de plans de communication, sous la forme de conférences de presse, plaquettes d’informations « assurant une politique d’information large vers les différents publics intéressés ». De fait, et pendant de nombreuses années, des plaquettes de présentation des ECI sont réalisées et distribuées largement lors d’événements scientifiques spécialisés (salons destinés aux professionnels de santé, par exemple) ou grand public (salons de l’éducation, par exemple).
32Ces plaquettes de présentation en quatre à six pages sont rédigées dans un langage volontairement plus simple, et sous la responsabilité du service de communication de l’Inserm. L’emploi d’images non scientifiques (enfants, travailleurs, matériel de laboratoire, etc.) contribue à leur donner un aspect moins scientifique et plus attrayant. Celles-ci prennent le rôle de dossier de presse. On voit donc s’opérer une valorisation au-delà de la communauté scientifique, au-delà de la communauté des décideurs, avec une cible clairement identifiée : les journalistes. Il y a une volonté de valorisation médiatique de la part de l’Inserm et, souvent, du commanditaire. Les organismes de recherche ont effectivement développé des stratégies de communication en direction des médias, et les ECI ont été intégrées à cette valorisation.
33M. S. pense que les problèmes venant de certaines ECI sont en réalité dus au processus lui-même. « Quand on écrit nos douze pages, on fait déjà un résumé. Et ce résumé du résumé, c’est comme quand vous faites la photocopie d’une photocopie d’une photocopie. Il y a des choses qui deviennent brouillées. Déjà, on a fait un énorme effort de résumer les choses en douze ou quinze pages. Ensuite quand c’est résumé en deux ou trois pages, on perd des choses. » En effet, certaines ECI, telles que celle sur les troubles des conduites, mais également sur les psychothérapies, ont été rapportées de façon très négative dans les médias. Les experts interrogés dans l’enquête accusent systématiquement les journalistes de ne lire que les synthèses et non les rapports intégraux. Pour eux, il suffirait d’un effort à réaliser de la part des journalistes pour supprimer toute controverse médiatique.
34Les journalistes traitant de la santé ne sont plus des médecins comme auparavant ou des scientifiques qui sont devenus journalistes (Marchetti, 2010). C’est l’angle sociétal et/ou politique qui prime dans leurs articles sur les ECI. À la question de savoir si une ECI est un instrument de santé publique, le journaliste du Monde répond : « non, c’est un instrument politique, oui, ça se veut un instrument de santé publique mais c’est souvent utilisé comme un instrument politique, alors dans un champ précis. […] Voilà. Et dans la santé publique, c’est pas la science. Ca serait une bêtise de confondre. Et l’Inserm avec toute sa scientificité et son côté “on est des scientifiques purs” se trompe ou en tout cas se fait prendre au piège de sa pseudo-scientificité, parce qu’en fait malgré toutes les apparences, ça reste une prise d’opinion, à un moment donné, dans un débat public et elle ne peut pas échapper à la politisation du débat. Si vous voulez, le décorum de l’expertise collective (rire) et son label scientifique n’enlèvent rien au fait que ce sont des questions politiques. » On comprend bien que les journalistes n’ont pas du tout accepté la version vertueuse des ECI présentée par l’Inserm. Une expertise est en général destinée à une décision publique, donc politique ; il s’agit d’un objet sociétal et politique.
35M. J., expert de plusieurs ECI, souligne également que le retentissement médiatique dépend du sujet et des suites politiques. « Donc voilà, c’est pas le sujet, ce sont les connotations sociétales. Connotations sociétales avec des sujets qui engagent, par exemple, la santé des enfants et quand bien sûr il y a des enjeux politiques possibles. »
36Pour conclure, notre enquête de terrain (réalisée en 2010-2011) fait apparaître que certains des dispositifs de création des ECI ainsi que leurs modes de publicisation comportent des zones de fragilité, dans lesquelles peuvent se former des controverses qu’on pourrait attribuer uniquement à des incertitudes scientifiques alors qu’elles sont en partie dues à une méthodologie peut-être différemment appréhendée par les experts ou les acteurs médiatiques. L’enquête de terrain montre que la résonance médiatique de l’ECI Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent a changé le regard des experts et des journalistes sur les expertises conduites par l’Inserm. Les personnes interrogées au cours de cette enquête ont en effet spontanément mentionné cette ECI, qui fait l’objet d’un article en préparation.
Notes
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[1]
Les ECI publiées à partir de l’année 2000 sont librement accessibles et téléchargeables sous forme intégrale. En ligne sur : <www.inserm.fr/index.php/thematiques/sante-publique/expertises-collectives>, consulté le 08/10/2012.
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[2]
Il est à noter que d’autres organismes de recherche ont également mis en place des procédures d’expertise collective : l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) a produit un document intitulé « Charte de l’expertise et de l’avis à l’Ifremer » (27 nov. 2003). L’Inra produit des expertises collectives depuis 2002. Le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a produit une charte de bonne conduite en 2011. À l’époque de l’ECI sur les troubles des conduites, l’Inserm n’avait pas publié de charte de bonne conduite, même si chaque expert se voit remettre un fascicule présentant les caractéristiques du rôle d’un expert dans les EC de l’Inserm.
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[3]
Le protocole est explicité sur le site de l’Inserm : « Le groupe d’experts est constitué en fonction des compétences scientifiques nécessaires à l’analyse de l’ensemble de la bibliographie recueillie et à la complémentarité des approches. »
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[4]
Sur le site de l’Inserm, il est précisé que « le choix des experts se fonde sur leurs compétences scientifiques, attestées par leurs publications dans des revues à comité de lecture et la reconnaissance par leurs pairs. La logique de recrutement des experts fondée sur leur compétence scientifique et non leur connaissance du terrain est à souligner, dans la mesure où il s’agit d’une source récurrente de malentendus lors de la publication des expertises. Les experts sont choisis dans l’ensemble de la communauté scientifique française et internationale. Ils doivent être indépendants du partenaire commanditaire de l’expertise et de groupes de pression reconnus. La composition du groupe d’experts est validée par la direction générale de l’Inserm » (« Expertise collective Inserm : éléments de méthode », texte en ligne sur : <www.ipubli.inserm.fr/themes/Inserm_ExpColl/static/methodologie.html>, consulté le 27/07/2012.