CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis que le Conseil national de la recherche américain a codifié en 1983 le paradigme de l’analyse de risques, le recours à la science est devenu un prérequis pour la prise de décision sur les risques environnementaux et alimentaires [1]. Ce paradigme préconise une séparation conceptuelle entre l’évaluation des risques et leur gestion. La première est décrite comme un processus standardisé en quatre étapes [2], dans lequel des scientifiques des agences réglementaires ou des experts extérieurs mobilisent des « connaissances scientifiques et des jugements » pour estimer les risques sanitaires d’une substance. La seconde combine les résultats de l’évaluation des risques et des considérations techniques, sociales, économiques et politiques afin de déterminer les mesures à mettre en place pour, si besoin, réduire le risque. En 1994, les accords sanitaires et phytosanitaires de l’Organisation mondiale du commerce ont requis que toute mesure sanitaire soit fondée sur une évaluation des risques. Dans les années qui suivirent, ce cadre de travail fut adopté et raffiné par différentes organisations nationales et internationales.

2Pourtant, malgré ce cadre commun, de nombreux auteurs ont opposé les processus d’analyse des risques en Europe et aux États-Unis. Tout d’abord, alors qu’aux États-Unis, conformément au rapport de 1983, différentes équipes d’une même agence s’occupent de l’évaluation et de la gestion des risques, d’autres pays ou régions – et notamment la France et l’Europe – ont instauré une séparation institutionnelle de l’évaluation et de la gestion des risques, créant des agences dévolues spécifiquement à l’évaluation scientifique (North, 2003 ; Demortain, 2010). Le processus américain a été défini comme fondé sur la confrontation, ouvert aux parties prenantes, contrairement au modèle européen, plus consensuel et centralisé (Jasanoff, 1990 ; Vogel, 1986 ; Löfstedt et Vogel, 2001). Ces différences dans la gestion des risques ont mené à des divergences dans les évaluations des risques, les cultures politiques et institutionnelles influençant les processus d’expertise et les méthodologies utilisées (Jasanoff, 2005 ; Millstone et alii, 2008). En effet, le caractère fondé sur la confrontation de la gestion des risques implique une ouverture de l’évaluation des risques, par la publication de rapports des étapes intermédiaires, un processus de revue externe par des pairs, la possibilité pour le public et les parties prenantes de s’exprimer sur l’évaluation des risques via des commentaires et l’obligation de l’instance évaluative de rédiger une réponse à ces commentaires. Alors que de nombreux auteurs ont montré une atténuation des différences ou un emprunt des modes de réglementation entre les régions (Löfstedt et Vogel, 2001 ; Hammitt et alii, 2005 ; Vogel, 2003), les différences dans les modes d’évaluation du risque, et donc d’expertise, semblent persister.

3Pour illustrer ces différences, je m’appuierai sur le cas des évaluations des risques du perchlorate, un contaminant initialement détecté dans les ressources d’eau destinées à la consommation, inhibant la prise d’iode par la thyroïde et pouvant affecter la production d’hormones thyroïdiennes nécessaires au développement. Les sources de perchlorate sont diverses : oxydants pour les combustibles utilisés dans l’aérospatiale et les explosifs, fertilisant en agriculture, sous-produits de désinfection de l’eau (NRC, 2005). Aux États-Unis puis en France, suite à la découverte de perchlorate dans les eaux destinées à la consommation, la dangerosité de cette substance a été évaluée afin de pouvoir contrôler – et si besoin limiter – sa présence dans l’eau. Alors qu’en France, le processus d’évaluation et de gestion des risques s’est déroulé rapidement, aux États-Unis, la décision de réglementer le perchlorate dans les eaux de distribution a été prise après plus de dix ans de controverses. Les agences fédérales, les agences des États américains, les chercheurs universitaires, les industriels et les organisations non gouvernementales (ONG) se sont confrontés sur différents sujets : le recours à une réglementation stricte pour limiter le perchlorate, le niveau de perchlorate ne produisant pas d’effet délétère (la dose de référence) et la valeur limite de perchlorate à établir pour l’eau de consommation. Ces controverses ont revêtu des dimensions politique, économique, médiatique et scientifique.

4L’analyse des risques relatifs à l’eau a été décrite comme particulièrement complexe, en ce que la contamination se révèle souvent historique, qu’il peut être difficile d’identifier le producteur du danger, que la contamination est disséminée dans l’environnement, et que l’eau est considérée comme un bien commun (Crawford-Brown et Crawford-Brown, 2011). Ici, les controverses ont été alimentées par le processus même d’analyse des risques et d’expertise en vigueur aux États-Unis, très différent de celui adopté en France.

L’émergence du problème du perchlorate et le cadre réglementaire aux États-Unis et en France

5Aux États-Unis comme en France, la découverte d’un potentiel d’exposition par les circuits de distribution de l’eau potable, alors qu’aucun texte n’exigeait encore la surveillance de ce contaminant, initie le processus d’évaluation du risque du perchlorate.

6La première demande d’évaluation des risques aux États-Unis, en 1986, fait suite à la détection de perchlorate en Californie dans des eaux souterraines et des sites de gestion de déchets chimiques, les sites Superfund. La surveillance du perchlorate dans les eaux de consommation devient obligatoire par un règlement de 1998 exigeant que les systèmes d’eau publique servant plus de 10 000 personnes rapportent tous les résultats de surveillance d’une liste de contaminants établie par l’Agence de protection de l’environnement (EPA). Le but est de déterminer si le contaminant advient à une fréquence et à des concentrations suffisantes pour déclencher des analyses supplémentaires et des recherches sur ses effets potentiels, et d’établir si possible des normes pour les eaux de consommation dans le cadre du Safe Drinking Water Act, la principale loi fédérale assurant la qualité de l’eau potable. Selon ce texte, un contaminant peut être réglementé s’il produit un effet délétère pour la santé humaine, s’il se trouve dans les systèmes d’eau publique à une fréquence et à des teneurs pouvant affecter la santé et si sa réglementation permet de réduire le risque sanitaire des personnes servies par le système d’eau publique [3]. En février 2011, l’EPA a donc décidé de réglementer le perchlorate. Une fois que l’EPA décide de réglementer la substance d’intérêt – suite à une ou plusieurs évaluations des risques établissant une dose de référence et à la consultation de commentaires reçus au sujet de cette décision –, l’agence consulte son comité scientifique afin d’établir les valeurs limites adéquates. La loi requiert aussi que l’agence effectue une analyse coût-bénéfice de la mesure de gestion proposée. Dans l’attente d’une réglementation fédérale et de l’établissement de valeurs limites, l’EPA a émis des recommandations provisoires pour aider les États à gérer les contaminations locales.

7En France, après que ce contaminant a été détecté en 2010 sur le site d’une société [4] utilisant la substance, des agences régionales de santé et la société à l’origine de la pollution ont analysé les eaux destinées à la consommation. La Direction générale de la santé a ensuite saisi l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) début 2011 pour qu’elle réalise une évaluation des risques du perchlorate, et détermine la dose de référence et les valeurs limites à mettre en place dans les eaux de consommation. Une fois le rapport de l’Anses reçu, la Direction générale de la santé a émis deux recommandations distinctes de teneur en perchlorate pour la consommation d’eau, une pour les adultes et une pour les nourrissons [5]. Les distributeurs d’eau ont cherché à maintenir des teneurs en perchlorate inférieures à la valeur de la recommandation la plus basse (pour les nourrissons).

8Alors qu’en France, la décision de gestion consiste en des recommandations aux consommateurs, aux États-Unis elle consiste en un amendement législatif afin d’intégrer de nouvelles valeurs limites dans la loi-cadre sur la qualité de l’eau. Les deux décisions ont mené à l’application de teneurs limites en perchlorate par les distributeurs d’eau potable.

L’interaction entre différentes instances évaluatives et les parties prenantes

9La première différence entre les processus d’expertise aux États-Unis et en France concerne les interactions entre différentes instances évaluatives et les parties prenantes. Tandis qu’en France, un seul rapport d’évaluation des risques a été publié par l’Anses, aux États-Unis, douze rapports d’évaluation des risques ont été publiés entre 1986 et 2011 par différents organismes estimant des doses de références différentes de trois ordres de grandeur. Les échanges entre les différents organismes ont cependant changé selon la période et le contexte politique.

Des échanges intenses et explicites pour déterminer les études à effectuer

10Aux États-Unis, la période s’étendant de 1986 à 2002 est marquée par une collaboration intense entre agences, administrations, organisations privées et ONG afin de produire de nouvelles données et de caractériser le danger de manière adéquate.

11Après que le perchlorate a été identifié en Californie dans des eaux souterraines et sur les sites de gestion de déchets chimiques, le bureau de la région Sud-Ouest Pacifique de l’EPA demande au Centre national de contrôle et de prévention des maladies, une agence fédérale sous la tutelle du département de la Santé, d’évaluer ses effets sanitaires. Les données alors disponibles étant insuffisantes, le bureau régional fait appel au centre de support technique des sites Superfund, qui estime en 1992 une dose de référence de 0,1 ?g/kg poids corporel (p.c). Parallèlement, un consortium d’industries produisant et utilisant le perchlorate forme le Perchlorate Study Group, visant à financer des études toxicologiques sur ses effets. Suite aux premières études, en 1995, la dose de référence est révisée dans un rapport intermédiaire de la branche d’évaluation du risque de l’EPA, le Centre national pour l’évaluation environnementale (NCEA), qui l’évalue à 0,5 ?g/kg p.c. En même temps, les techniques analytiques s’améliorent et les premiers résultats de surveillance témoignent d’une contamination large : du perchlorate est identifié sur des sites appartenant au département de la Défense. Celui-ci nomme alors un scientifique pour effectuer sa propre expertise, qu’il soumet pour avis à une organisation privée de consultants en toxicologie formée par un ancien de l’EPA, la Toxicology Excellence for Risk Assessment (Tera).

12Après que Tera a critiqué le rapport du département de la Défense, ce dernier demande au groupe de consultants d’effectuer une nouvelle évaluation. Tera établit une dose de référence de 14 ?g/kg p.c. et organise une réunion de revue externe de leur évaluation. Le groupe évaluant le rapport comprend du personnel scientifique de l’EPA, de l’industrie, de l’agence sanitaire canadienne et des chercheurs affiliés à des universités. Comme il identifie d’importantes lacunes, en particulier concernant le potentiel toxique de cette substance sur le développement neurologique, le département de la Défense contacte l’EPA pour former un comité interagences incluant différents centres de l’EPA, le département de la Défense, l’Agence des substances chimiques et de l’enregistrement des maladies du département de la Santé, l’Institut national pour les sciences environnementales, différentes agences sanitaires sous la tutelle des États américains et les gouvernements de tribus amérindiennes [6]. Suite aux premiers résultats, le NCEA établit une nouvelle dose de référence de 0,9 ?g/kg p.c. Ce rapport intermédiaire est soumis à un co-contractant indépendant, qui organise une réunion de revue par les pairs demandant de nouvelles études et de nouvelles précisions. En 2002, un nouveau rapport intermédiaire est publié par le NCEA, établissant une dose de référence de 0,03 ?g/kg p.c. Le perchlorate figurant à cette époque sur la liste des contaminants pouvant être réglementés, ce rapport porte des implications politiques directes.

13Cette première période se caractérise donc par des échanges intenses et explicites entre les parties impliquées dans le dossier du perchlorate. Ces collaborations visent principalement à déterminer les études à effectuer afin de réduire l’incertitude et de permettre l’élaboration d’une dose de référence considérée comme suffisamment rigoureuse. À partir de 2002, la base de données principale pour la caractérisation du risque du perchlorate est stabilisée, même si de nouvelles études apporteront des précisions quant aux effets sanitaires et aux niveaux d’exposition de différentes populations.

Un élargissement des cadres de discussion

14Pourtant, malgré cette stabilisation, différents organismes continuent après 2002 à estimer diverses doses de référence. Le rapport intermédiaire de 2002 constitue un tournant : le changement d’administration, de Bill Clinton à George W. Bush, marqué par une tendance antiréglementaire et suivi d’un changement des directeurs d’agence, participe à cette rupture. Tout d’abord, après la publication du rapport intermédiaire de l’EPA, des scientifiques de Tera envoient un long commentaire proposant une dose de référence de 2 ?g/kg p.c, qu’ils publient sous la forme d’une évaluation des risques en 2004. Par ailleurs, alors que le rapport intermédiaire du NCEA est soumis à une revue externe, ouverte au public, suivie des réponses aux commentaires délivrés, différentes administrations fédérales (département de la Défense, Administration de l’aéronautique et de l’espace et EPA) demandent que le rapport soit envoyé et revu par un panel de l’Académie des Sciences, lequel établit une dose de référence de 0,7 ?g/ kg p.c. Comme pour les autres évaluations, un rapport intermédiaire est soumis à des scientifiques extérieurs et des réunions publiques sont organisées, regroupant universitaires, personnels d’agences fédérales, d’agences des États et d’industries, mais cette fois, les commentaires et le rapport intermédiaire demeurent confidentiels « pour préserver l’intégrité du processus délibératif » (NRC, 2005). Le débat se poursuit en dehors des cadres organisés par le panel d’experts de l’Académie des Sciences, dans des échanges de commentaires au sein de journaux scientifiques et dans les commentaires émis à l’occasion d’autres évaluations sur le perchlorate. Un scientifique du bureau de l’EPA chargé de l’audit de l’agence rédige un rapport dans lequel il établit trois doses de référence pour le perchlorate allant de 2,4 à 7,5 ?g/kg p.c. Par ailleurs, des agences d’États prennent le relais et mettent en place des processus d’évaluation propres afin de déterminer une valeur limite pour l’eau de consommation. Des expertises sont mises en place en Californie, par le bureau d’évaluation de dangers sanitaires de l’État, et au Massachusetts, par le Département de protection de l’environnement de l’État. En Californie, l’évaluation est élaborée par un personnel scientifique principal. Par le biais d’un contrat avec l’Université de Californie, des chercheurs sont nommés pour revoir et évaluer le rapport intermédiaire. En 2004 puis en 2011, le bureau californien d’évaluation de dangers sanitaires établit une dose de référence de 0,37 ?g/ kg p.c. Au Massachusetts, l’évaluation est menée par un petit groupe scientifique du bureau de la recherche et des normes, qui consulte tout au long de son évaluation son comité permanent d’experts complété de chercheurs nommés de manière ad hoc. Des rencontres avec des membres du département de la Défense et du panel d’experts de l’Académie des Sciences ont lieu. Le Département de protection de l’environnement du Massachusetts établit une dose de référence de 0,07 ?g/kg p.c.

Le recours à des informations scientifiques supplémentaires pour la gestion du risque

15Un troisième volet se développe avec l’apparition des décisions de réglementation. En 2008, l’EPA annonce sa décision de ne pas réglementer le perchlorate, en se fondant sur l’analyse d’un modèle prédisant les différents niveaux de risques de différentes populations : le niveau d’exposition des différentes populations ne serait pas suffisant pour justifier une réglementation. Cette décision est soumise au public pour avis. Suite à de très nombreux commentaires, l’EPA ouvre une nouvelle période de débats, demandant plus d’informations sur les différentes populations à risques et l’interprétation des données disponibles. Dans cette période réglementaire, l’expertise sur la substance ne prend alors plus la forme de l’élaboration d’un rapport d’évaluation de risques mais de commentaires individuels, envoyés non seulement par des chercheurs à titre individuel, des scientifiques affiliés à des industries, des citoyens « profanes », mais aussi par des comités multi-acteurs (tel que le Comité consultatif de protection de la santé des enfants de l’EPA, se réclamant d’une expertise sur les populations sensibles). En 2011, la décision est inversée et ce changement est présenté comme fondé en partie sur le contenu des commentaires reçus (EPA, 2011) [7].

Comparaison avec le cas français

16En France, entre 2010 et 2012, les interactions entre les différentes parties prenantes sont beaucoup plus concentrées. Alors que la Direction générale de la santé (DGS) demande conjointement à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) et à l’Anses de déterminer une dose de référence, c’est l’Anses qui, après avoir consulté le rapport de l’Ineris ainsi que les rapports provenant des États-Unis et de l’Organisation mondiale de la santé, combine les informations et publie la seule évaluation française des risques pour le perchlorate (établissant une dose de référence de 0,7 ?g/kg p.c). La DGS se saisit des conclusions et demande à l’agence et à l’Institut national de veille sanitaire (INVS) des informations supplémentaires. L’agence de sécurité sanitaire demeure la seule autorité compétente en matière d’évaluation des risques, et la DGS la seule autorité compétente en matière de saisines concernant l’évaluation des risques et la recherche.

17De plus, le processus d’évaluation des risques diffère grandement. Bien que l’unité responsable de l’évaluation des risques à l’Anses ait consulté des représentants de l’Ineris et de la société utilisant du perchlorate, ces consultations sont demeurées privées, dans le cadre de l’élaboration de l’évaluation des risques. Cette évaluation est menée par un groupe de travail de dix chercheurs, mis en place par l’Anses. Leurs travaux sont validés et adoptés par deux comités spécialisés de l’agence (« eaux » et « résidus et contaminants chimiques et physiques »). Le processus de revue se fait donc en interne sur trois niveaux : groupe de travail, comité d’experts spécialisé et agence.

18La dose de référence élaborée par l’Anses est semblable à celle du panel de l’Académie des Sciences, mais diffère de celles développées par l’agence du Massachusetts et par Tera. Aux États-Unis, chaque dose de référence correspond à différentes façons de traiter l’incertitude, notamment en ce qui concerne la prise en compte de la sensibilité de différentes populations (NRC, 2009). En France, bien que des incertitudes soient identifiées, aucune discussion sur les diverses interprétations des données n’est présentée au public. Différents acteurs, notamment les distributeurs d’eau, des groupes politiques et des associations locales, se mobilisent non pas sur les résultats des évaluations des risques mais sur des sujets propres à la gestion du risque, tels que la surveillance du perchlorate, le coût du traitement des eaux et les ressources de substitution disponibles [8].

Les processus de revue des expertises

19Aux États-Unis, la publication des étapes intermédiaires des rapports d’évaluation des risques – version intermédiaire du rapport (draft), rapport de revue externe par les pairs, rapport compilant les commentaires publics et les réponses de l’instance évaluative à ces commentaires, et version finale du rapport – témoigne des différentes interprétations des données.

Le processus de revue externe par les pairs

20Chaque évaluation est publiée dans son état intermédiaire et soumise à une revue externe par les pairs, consistant en un groupe plus ou moins restreint de scientifiques extérieurs à l’agence évaluative. À la différence du cas français, l’évaluation elle-même n’est pas réalisée par un panel d’experts extérieurs associés à l’agence, mais par des personnels scientifiques de l’instance évaluative, qu’il s’agisse d’une agence gouvernementale ou non. Jasanoff (1990) avait souligné les différences entre le processus de revue externe propre à la science académique et celui propre à la science réglementaire. Celui-ci est décrit comme permettant de légitimer les décisions de l’agence. Par ailleurs, Jasanoff souligne que le processus de revue externe est moins efficace en situation d’incertitude et de pressions politiques. Dans l’exemple américain, le processus de revue par les pairs de la première période, identifiant les lacunes de connaissances ou discutant les choix méthodologiques, peut s’apparenter au processus académique. Jusqu’en 2002, chaque revue externe appelle à la réalisation de nouvelles études puis d’un nouveau rapport de l’instance évaluative. En revanche, en 2002, malgré le procédé classique de revue externe, différentes administrations ont requis que l’Académie des Sciences réalise une revue additionnelle du rapport de l’EPA et des données disponibles. Dans ce contexte politique fortement chargé, le processus de revue externe par les pairs ne mène pas à la finalisation du rapport par l’instance évaluation. Cette situation s’apparente à celle décrite par Jasanoff dans un contexte politique controversé, si l’on apparente l’efficacité de la revue externe à l’adoption des remarques émises et à la rapidité de la publication du rapport final.

Le processus de commentaires publics

21Le processus américain suppose que le public envoie des commentaires sur le rapport intermédiaire et que l’agence d’évaluation les examine. Ces derniers peuvent être émis par des scientifiques du public, des ONG, des scientifiques travaillant pour l’industrie, des citoyens « profanes », des consultants ou des personnels d’autres administrations. Le personnel scientifique ayant rédigé le rapport final compile et publie ces commentaires et les réponses. Analysant les commentaires publics en réponse aux évaluations de l’EPA sur les effets du tabagisme passif, des chercheurs ont montré que la plupart provenait de scientifiques de l’industrie du tabac qui utilisaient ce procédé afin de contrer les conclusions de l’EPA et d’empêcher une réglementation (Bero et Glantz, 1993 ; Schotland et Bero, 2002). Ces chercheurs soulignent que les critiques de l’évaluation utilisaient différents critères pour évaluer les connaissances et citaient des études de moindre qualité. Dans le cas du perchlorate, l’évaluation de l’EPA de 2002 concentre le plus grand nombre de commentaires par des producteurs ou utilisateurs du perchlorate (71 %). En revanche, lors des évaluations des risques réalisés par les États, plus que 45 % des commentaires proviennent d’acteurs utilisant ou produisant du perchlorate, et les ONG participent activement aux commentaires publics (39 %). Ainsi, selon le contexte politique, différents acteurs sociaux s’investissent dans la soumission de commentaires sur l’évaluation, soutenant ou critiquant le contenu et les conclusions du rapport intermédiaire.

La place du chercheur

22La participation de chercheurs dans les revues externes ou les commentaires publics aux États-Unis et leur participation au sein de comités d’experts spécialisés en France posent la question de leur place dans l’expertise. Aux États-Unis, le rapport sur la dangerosité de la substance est réalisé par des personnels scientifiques de l’instance évaluative. Les chercheurs entrent dans le processus de l’évaluation des risques soit par le processus de revue externe par les pairs, soit par les commentaires publics, soit en dehors des cadres de l’expertise proprement dits, c’est-à-dire par la publication dans des revues scientifiques de commentaires et d’articles portant sur l’expertise réalisée. Par ailleurs, la question d’une évaluation collective, collégiale, ne se pose pas. Dans le processus de revue externe par les pairs, chaque chercheur est consulté à titre individuel et le groupe n’est pas tenu au consensus. L’élaboration du rapport d’évaluation du risque consiste alors en une interaction entre un petit groupe de professionnels de l’évaluation du risque, rattaché à une agence ou une organisation, et des chercheurs, plus compétents sur le sujet particulier, évaluant le besoin d’études ou la traduction des résultats des études en données pour l’évaluation des risques. Le rapport de l’Académie des Sciences aux États-Unis fait figure d’exception, puisque par son processus d’évaluation interne et confidentiel, son élaboration se rapproche plus du modèle français. Hilgartner (2000) explique que ce processus d’élaboration des rapports de l’Académie des Sciences participe à leur légitimation, notamment en situation d’incertitude. En effet, ici, seul le rapport final est disponible, et les désaccords sont encadrés : ne sont exposés que ceux persistant au sein du panel de l’Académie des Sciences, et non pas ceux des chercheurs participant à la revue externe.

23En France, dans le cas du perchlorate, le comité de chercheurs-experts fait figure d’intermédiaire entre le monde de la recherche et les professionnels des agences. Il sert d’instance comprenant à la fois les logiques et le langage de la recherche scientifique et ceux de l’évaluation des risques, tout en demeurant éloigné de la gestion des risques. Par contre, le chercheur non évaluateur, ne participant pas à l’expertise institutionnelle, n’a pas de dispositif pour s’exprimer sur l’expertise réalisée. Contrairement au processus américain, le comité d’experts en France se caractérise par la recherche du consensus. Il en résulte qu’une seule dose de référence est établie, alors qu’aux États-Unis, des doses de référence « alternatives » ou « minoritaires » sont exprimées dans les rapports des agences, du groupe de consultants ou de l’Académie des Sciences.

Avantages et désavantages des deux processus d’expertise

24Le processus d’analyse des risques a été sujet de nombreuses critiques, notamment concernant la capacité de l’évaluation des risques à fournir des réponses utilisables dans la prise de décision, particulièrement en situation d’incertitude (Harremoes et alii, 2001). Le temps pris entre l’évaluation et la prise de décision (NRC, 2009), la qualité des connaissances mobilisée, surtout concernant le contexte de la production des connaissances pour la décision publique (Maxim et van der Sluijs, 2011), et la considération de différentes hypothèses et valeurs mises en avant par différents groupes sociaux (Harremoes et alii, 2001) sont fréquemment soulignés.

25Concernant le temps pris entre l’évaluation et la prise de décision, le processus d’expertise en France présente clairement un avantage. Le système plus centralisé et la recherche de consensus permettent la publication rapide d’un rapport final à présenter aux décideurs. À l’inverse, le processus américain, en formalisant des cadres permettant de revenir sur les évaluations, peut retarder la publication du rapport final.

26Pour autant, ces cadres permettent des discussions sur les données mobilisées et leur interprétation, rendant accessibles des informations sur le contexte de production des connaissances pour la décision. Le procédé de commentaires publics, passant par une publication et donc une mise en avant des arguments et études utilisées, peut aider à évaluer la qualité des connaissances mobilisées. Le processus américain présenterait donc sur ce plan un avantage. Les réponses aux commentaires sont effectuées soit pour chaque commentaire, soit en les groupant par affiliation de personnes les soumettant, soit par le sujet traité dans les commentaires. Une autre manière d’évaluer et de répondre aux commentaires pourrait consister en une évaluation systématique de la qualité des informations soumises, qui pourrait être intégrée dans chacun des processus d’expertise, aux États-Unis comme en France.

27Enfin, le processus américain, autorisant l’expression de différents groupes sociaux et de différents groupes de scientifiques, y compris de ceux ne participant pas directement à un panel d’experts convoqué par l’instance évaluative, et obligeant la considération des commentaires reçus, permettrait de prendre en compte des savoirs locaux, des hypothèses en concurrence et différentes manières d’interpréter les données. Cependant, ce processus offre aussi un espace pour un usage stratégique des connaissances et de l’incertitude afin de retarder la prise de décision ou de conclure à l’absence de risque. Le processus français présente l’avantage de déplacer certaines discussions sur la décision du cadre scientifique au cadre politique, mais le désavantage de ne pas formaliser ces débats, et de considérer que les connaissances produites par l’agence et le comité d’experts sont les seules utiles à la prise de décision.

28Le processus d’analyse des risques du perchlorate en France a permis une réaction rapide des décideurs et la mise en place de mesures en dépit d’incertitudes encore présentes. Ce processus pourrait bénéficier de consultations publiques pour recueillir des données supplémentaires après la mise en place d’une première mesure de gestion, comme ce que l’Anses a organisé pour l’évaluation du bisphénol A. Les processus d’expertise en France et aux États-Unis gagneraient aussi à inclure une discussion systématique sur les différentes interprétations des données et de ce qu’elles impliquent pour la décision publique.

29Il se pourrait que dans certains cas, notamment dans les cas de controverses, le processus d’évaluation des risques au sein de l’Agence européenne de sécurité alimentaire (AESA) tienne une position intermédiaire. Bien que le modèle d’expertise soit semblable à celui de la France, avec un groupe de travail soutenu par une unité de l’agence, réalisant l’évaluation, elle-même soumise pour adoption à un comité d’experts, les évaluations et décisions menées par les États membres pourraient servir de moyen de mise en avant des incertitudes et des différentes approches d’évaluations. Le rôle de vigilance et de coopération qui incombe à l’AESA suppose qu’elle consulte, lorsque des divergences surgissent, les instances responsables des évaluations réalisées dans les États membres afin qu’un document commun identifiant les incertitudes et les points de désaccord soit rédigé (Alemanno, 2007). Le cas du Bisphénol A, où l’AESA a commenté les décisions prises par le Danemark et l’évaluation française, est un exemple. Des présentations de rapports intermédiaires et des consultations publiques se développent au sein de l’AESA, particulièrement sur la rédaction de lignes de conduite des méthodologies d’évaluation des risques et des risques émergents. L’agence justifie ces consultations par une référence à sa politique d’ouverture et de transparence. Si ce processus d’ouverture et de mise en avant des désaccords se poursuit, tout en maintenant l’existence de comités d’experts, il est possible que l’expertise institutionnelle européenne devienne une voie intermédiaire alliant centralisme, collégialité et pluralité, incluant des éléments mis en avant par des groupes de recherche et des groupes sociaux.

Notes

  • [1]
    Cet article est publié dans le cadre d’un programme financé par l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC) au titre de l’appel à projets 2011 de l’action interdisciplinaire de recherche en sciences de la communication.
  • [2]
    Identification du danger, caractérisation du danger, évaluation de l’exposition et caractérisation du risque.
  • [3]
    La loi est consultable sur le site : <http://water.epa.gov/lawsregs/rulesregs/sdwa/index.cfm>, consulté le 31/07/2012.
  • [4]
    SNPE Matériaux Énergie (anciennement Société nationale des poudres et explosifs).
  • [5]
    Ces recommandations ont été modifiées en septembre 2012. La recommandation de consommation pour les adultes a été remplacée par une recommandation de consommation pour les femmes enceintes et allaitantes de teneur en perchlorate identique.
  • [6]
    Plusieurs tribus amérindiennes sont impliquées dans le dossier du perchlorate depuis la découverte de la substance dans la rivière Colorado, qui leur sert de moyen d’irrigation pour la culture de salades.
  • [7]
    Le processus de consultation du comité scientifique de l’EPA en vue de l’établissement de valeurs limites pour le perchlorate est encore en cours.
  • [8]
    À ce sujet, voir notamment le blog du vice président de la communauté urbaine de Bordeaux : <www.gerardchausset.fr>, consulté le 27/08/2012.
Français

Cet article illustre les différences entre les processus d’expertise en France et aux États-Unis par une comparaison des procédés d’évaluation des risques du perchlorate, un contaminant environnemental détecté dans les eaux de consommation et dans l’alimentation. Ce cas atteste d’une opposition entre deux modèles, l’un fondé sur la confrontation et l’ouverture aux parties prenantes, l’autre fondé sur le consensus et la centralisation de l’expertise. Les différences principales concernent la formalisation de l’interaction entre différentes instances évaluatives et les autres parties prenantes, les processus permettant des évaluations externes de la qualité des évaluations des risques et le rôle du chercheur dans leur élaboration. Après avoir décrit les différences, l’article développe les avantages et les désavantages des deux systèmes d’expertise, et conclut sur la possibilité de développement d’une voie intermédiaire pour l’expertise institutionnelle européenne, alliant centralisme, collégialité et pluralité.

Mots-clés

  • expertise
  • évaluation des risques
  • revue externe
  • parties prenantes
  • chercheurs

Références bibliographiques

  • En ligneAlemanno, A., « Science and EU Risk Regulation : The Role of Experts in Decision-Making and Judicial Review », European Risk Governance its Science, its Inclusiveness and its Effectiveness, Connex Report Series, n° 6, août 2007.
  • En ligneBero, L. A. et Glantz, S. A., « Tobacco Industry Response to a Risk Assessment of Environmental Tobacco Smoke », Tobacco control, n° 2, 1993, p. 103-113.
  • En ligneCrawford-Brown, D. et Crawford-Brown, S., « The Precautionary Principle in Environmental Regulations for Drinking Water », Environmental Science & Policy, vol. 14, n° 4, 2011, p. 379-387.
  • Demortain, D., « The Many Meanings of “Standard” : the Politics of the International Standard for Food Risk Analysis », Discussion Paper, n° 58, janv. 2010.
  • EPA (Environmental Protection Agency), Drinking Water : Final Regulatory Determination on Perchlorate, Federal Register, n° 76FR7762, 11 févr. 2011.
  • Hammeroes, P., Gee, D., MacGarvin, M., Stirling, A., Keys, J., Wynne, B. et Vas, G. S., Late Lessons from Early Warnings : the Precautionary Principle 1896-2000, Environment issue report, n° 22, Copenhague, European Environment Agency, 2001.
  • En ligneHammitt, J. K., Wiener, J. B., Swedlow, B., Kall, D. et Zhou, Z., « Precautionary Regulation in Europe and the United States : A Quantitative Comparison », Risk Analysis, n° 25, 2005, p. 1215-1228.
  • En ligneHilgartner, S., Science on Stage. Expert Advice as Public Drama, Palo Alto, Stanford University Press, 2000.
  • Jasanoff, S., The Fifth Branch. Science Advisors as Policymakers, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
  • En ligneJasanoff, S., Designs on Nature : Science and Democracy in Europe and the United States, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  • En ligneLöfstedt, R. E. et Vogel, D., « The Changing Character of Regulation. A Comparison of Europe and the United States », Risk Analysis, vol. 21, n° 3, 2001, p. 399-416.
  • En ligneMaxim, L. et van der Sluijs, J. P., « Quality in Environmental Science for Policy : Assessing Uncertainty as a Component of Policy Analysis », Environmental Science and Policy, n° 14, 2011, p. 482-492.
  • Millstone, E., van Zwanenberg, P., Levidow, L., Spoek, A., Hirakawa, H. et Matsuo, M., « Risk-assessment Policies : Differences Across Jurisdictions », JRC Scientific and Technical Report, Commission européenne, Joint Centre – Institute for Prospective Technological Studies, Séville, févr. 2008.
  • En ligneNorth, W., « Reflections on the Red/Mis-Read Book, 20 Years After », Human and Ecological Risk Assessment, vol. 9, n° 5, 2003, p. 1145-1154.
  • NRC (National Research Council), Health Implications of Perchlorate Ingestion, Washington, D.C., The National Academies Press, 2005.
  • NRC (National Research Council), Science and Decisions : Advancing Risk Assessment, Washington, D.C., The National Academies Press, 2009.
  • En ligneSchotland, M. S. et Bero, L. A., « Evaluating Public Commentary and Scientific Evidence Submitted in the Development of a Risk Assessment », Risk Analysis, n° 22, 2002, p. 131-140.
  • En ligneVogel, D., « The Hare and the Tortoise Revisited : The New Politics of Consumer and Environmental Regulation in Europe », British Journal of Political Science, n° 33, 2003, p. 557-580.
  • Vogel, D., National Styles of Regulation : Environmental Policy in Great Britain and the United States, Ithaca, Cornell University Press, 1986.
Ève Feinblatt-Mélèze
Ève Feinblatt est doctorante dans l’unité Met@risk de l’Inra, sous la direction de Sandrine Blanchemanche et de Philippe Grandjean. Sa thèse, multidisciplinaire, porte sur une comparaison entre l’Europe et les États-Unis des modalités de la précaution dans l’évaluation des risques des contaminants alimentaires. Elle participe également à un projet de recherche sur l’incertitude scientifique et la régulation des risques alimentaires, le projet Holyrisk.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48385
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...