L’adaptation de la charte nationale de l’expertise aux activités du CNRS
1Le conseil d’administration du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a adopté le 23 juin 2011 la charte interne de l’expertise, qui adapte aux spécificités de ses propres activités le texte de la charte nationale de l’expertise. Issue des travaux du Grenelle de l’environnement, cette dernière avait comme objectif l’harmonisation des pratiques des organismes de recherche publics en matière d’expertise, particulièrement dans le domaine de l’environnement. Trois principes sont au cœur de la charte nationale, à savoir la transparence, la publication des liens d’intérêts et le traitement attentif des signaux précoces de risque environnemental et sanitaire.
2À la demande de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de l’époque, plusieurs organismes ont transcrit le texte de la charte nationale en fonction de leurs spécificités internes. Ce travail a été réalisé sous la coordination de l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). La charte interne du CNRS est guidée par la volonté de répondre efficacement à deux enjeux majeurs de l’expertise scientifique : la crédibilité des experts et la qualité du processus et du produit de l’expertise.
Les deux enjeux majeurs du dialogue science/société autour de l’expertise scientifique
3Les relations science/société impliquent plusieurs partenaires, ayant des demandes parfois contradictoires vis-à-vis de la recherche, dans un contexte d’expertise. Ainsi, entre milieu politique, société civile et industrie, qui évoluent dans des univers parfois en conflit, les objectifs auxquels l’expertise doit répondre sont différents.
4La multiplication des utilisations des connaissances scientifiques dans la gestion des problèmes décisionnels sociaux et politiques, ainsi que les tendances induites par les politiques de la recherche, conduisent à la diversification des formes du travail scientifique. L’exemple le plus évident d’une telle différenciation est celle entre recherche publique, recherche privée, recherche sur contrat, dont les organisations administratives, institutionnelles et juridiques du travail et de l’usage des produits de la recherche sont différentes.
5La conséquence la plus directe de cette diversification – à la fois des pratiques des scientifiques et des demandes qui leur sont adressées – est que les règles de travail dépendent des contextes d’interaction science(s)/société (partenaires sociaux) spécifiques. En effet, l’idée d’un référentiel commun de principes et de pratiques, qui serait naturellement représentatif et reconnu par la communauté des scientifiques dans le sens du terme proposé par Robert Merton (1942), semble être mise à l’épreuve lorsque les scientifiques deviennent experts. Dans ces situations, les scientifiques sont amenés à adopter de nouveaux comportements et doivent utiliser leurs compétences dans d’autres circonstances que dans leur communauté d’origine. Un référentiel spécifique doit être adopté pour énoncer les principes et pratiques : c’est le rôle d’une charte.
6Les sciences de la communication appliquées aux relations entre sciences et société peuvent proposer, parmi d’autres, deux termes pour appréhender la réalité de l’expertise : la crédibilité et la qualité. En effet, il s’agit de deux critères qui permettent d’évoquer la complexité et la dynamique des échanges entre logiques qui sont contradictoires dans leur nature première, mais qui nécessitent des points de convergence sous la pression des réalités de l’instant. La quête de terrains où la négociation est possible entraîne des frontières mouvantes entre le corpus de règles et de principes de fonctionnement de chacune des sphères (scientifique, marchande, militante, gestionnaire), dont deux des enjeux sont la place dans la société (la crédibilité) et l’accord avec ses propres principes (la qualité scientifique). Affirmer sa place parmi les autres tout en cherchant l’accord avec soi-même – voilà des enjeux de communication pour un individu ou une communauté particulière, comme l’est la communauté de recherche.
Crédibilité et qualité de l’expertise dans la charte du CNRS
7Le principal moyen proposé par la charte de l’expertise du CNRS pour répondre à l’enjeu de la crédibilité est la transparence. Il ne s’agit pas de viser une « meilleure acceptabilité » des résultats de l’expertise, car la démarche de dialogue ne consiste pas à vouloir convaincre sans accepter la discussion. Le rôle de la transparence est de permettre la relecture critique par d’autres scientifiques ou partenaires sociaux (le « peer-reviewing élargi »), et de démontrer qu’on est prêt à répondre à toute question ou critique argumentée, en accord avec les principes qui régissent l’activité scientifique.
8La qualité de l’expertise se caractérise à la fois par des éléments de fond – liés au contenu scientifique même – et procéduraux – liés au processus d’expertise en soi, à commencer par la formulation de la question, en passant par le choix des experts et les règles qui s’appliquent aux interactions entre les experts ou entre l’expert et le demandeur, et en finissant par l’écriture et la publication du rapport d’expertise.
9Alors que les éléments de fond ne peuvent être définis qu’en rapport à un sujet particulier et concernent chaque situation d’expertise, les éléments procéduraux caractérisent l’activité d’expertise en général. Ces derniers sont d’ailleurs au cœur de la charte d’expertise du CNRS ; à chaque critère de qualité correspondant une action qui vise la transparence sur son application :
- La question initiale oriente tout le travail d’expertise et ses diverses formulations ont des légitimités différentes aux yeux des experts ou du demandeur d’expertise. La rédaction d’une convention doit permettre une discussion approfondie entre le commanditaire et l’organisme de recherche.
- Le choix des experts est guidé par l’objectif de compétence, par un processus d’appel aux contributions, des critères de choix précis et publics et une application de ces critères par des instances scientifiques compétentes du CNRS, notamment son Conseil scientifique.
- Les conflits d’intérêts sont très souvent au cœur des controverses sanitaires et environnementales, et représentent en conséquence un enjeu majeur pour la crédibilité de l’expertise. En accord avec l’article 4, les experts habilités par le CNRS publient une déclaration d’intérêts qui est rendue publique. Cet article répond ainsi à l’exigence de transparence, même si la manière d’éviter les conflits d’intérêts n’est pas abordée et reste un élément à décider en fonction de chaque situation particulière d’expertise.
- La traçabilité des sources utilisées vise à garantir le traitement exhaustif de la connaissance scientifique disponible. Tout sujet d’expertise nécessite cependant d’établir des frontières en termes de domaines de connaissance exploités. L’article 5 a comme objectif de garantir la transparence et d’éviter qu’un choix sélectif des sources, réalisé sur des bases essentiellement subjectives et non argumentées scientifiquement, oriente dès le début les résultats finaux.
- La rédaction des résultats doit répondre au critère de qualité de l’exhaustivité par rapport à l’état de connaissances actuelles et de transparence par rapport aux utilisateurs de l’expertise. Les deux points sont traités à l’article 6 qui prévoit la communication des incertitudes et des points de vue minoritaires dans le rapport d’expertise.
- La nature des résultats peut conduire au devoir d’alerte, mentionné dès le premier article. Si des clauses de confidentialité dans les conventions entre le demandeur d’expertise et le CNRS peuvent être compréhensibles pour certaines situations comme la défense nationale, aucune clause de confidentialité ne pourra être incluse si l’expertise décèle la possibilité d’un risque à caractère environnemental ou sanitaire. En accord avec l’article 9, les instances scientifiques du CNRS pourront s’autosaisir si des agents du CNRS les alertent par rapport à un tel risque.
- Enfin, la publication du rapport d’expertise dans sa version complète et éventuellement synthétisée pour un public non-spécialiste, ainsi qu’une mise en débat des résultats (le « peer-reviewing élargi ») pour renforcer la qualité scientifique et sociale, sont prévues dans l’article 8.
Les moyens employés dans l’élaboration du texte de la charte du CNRS
Le statut juridique des chartes
10Les organismes de recherche ont répondu à la demande de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (lettre en date du 2 mars 2010) consistant à adopter la charte nationale de l’expertise du 22 décembre 2009 mais aussi, le cas échéant à la « compléter » par un « document compatible » de nature à en « décliner les principes » et à en « préciser l’application » au contexte propre aux activités d’expertise réalisées sous sa responsabilité.
11On citera à cet égard : l’Ifremer (charte de l’expertise et de l’avis, juin 2010), l’Inserm (charte de l’expertise Inserm, octobre 2010), le Cemagref (charte d’expertise du Cemagref, novembre 2010) et l’Inra (charte de l’expertise scientifique institutionnelle, février 2011). On notera aussi que l’AERES (charte de l’évaluation, décembre 2007) et l’Afsset, l’Ineris et l’IRSN (charte de l’ouverture à la société des organismes publics de recherche et d’expertise et d’évaluation des risques sanitaires et environnementaux, octobre 2008) avaient déjà adopté leur propre texte [2].
12Tous ces documents, par ailleurs analysés par le CNRS dans sa propre procédure de réflexion, ont en commun de se définir comme des « chartes », c’est-à-dire, en l’occurrence, des documents officiels se réclamant de valeurs et de principes essentiels mais sans portée juridique immédiatement opposable. Il ne s’agit pas pour autant de textes placebo. Ces chartes s’inscrivent plutôt dans un courant récent d’influence anglo-saxonne consistant à afficher et à promouvoir des engagements déontologiques à destination du public. Elles correspondent à un processus de communication, voire de contractualisation, à portée politique et sociale. De nombreux secteurs ont connu une évaluation comparable puisqu’ont été récemment adoptées des chartes de l’environnement, de la déconcentration, de la forêt, de la mutualité ou de la diversité en entreprise. Le Québec a aussi sa charte, celle de la langue française, la fameuse « loi 101 », adoptée en 1977. Le fait que l’expertise suscite à son tour des chartes atteste donc du rôle croissant qu’elle joue dans notre société.
Les interlocuteurs de la recherche dans le dialogue science/société autour de l’expertise
13Pour mieux comprendre les demandes vis-à-vis de la recherche dans l’activité d’expertise, le groupe de travail de l’ISCC a commencé par réaliser un état des lieux, à la fois des pratiques d’expertise dans les autres organismes de recherche et des connaissances scientifiques sur ce sujet. Le colloque organisé le 4 avril 2011, « Les chercheurs au cœur de l’expertise », a permis de réunir à la fois des chercheurs en sciences sociales spécialistes de l’expertise, des demandeurs d’expertise (agence sanitaire, juge d’instruction spécialisée sur des questions de santé publique), des acteurs de la société civile (deux associations actives sur des controverses environnementales), des chercheurs ayant participé à des expertises et témoignant de leur expérience et des représentants d’autres institutions de recherche françaises pratiquant de l’expertise collective.
14Les discussions ont porté sur quatre thèmes :
- les critères de choix des experts ;
- les formes d’institutionnalisation de l’expertise ;
- les acteurs de l’expertise autres que les chercheurs, parmi lesquels la société civile ;
- l’expertise collective et ses particularités.
L’application de la charte du CNRS
15Dans le contexte plus large du dialogue science/ société, la charte de l’expertise du CNRS représente une déclaration de position de l’institution de recherche, dans les échanges avec les autres partenaires de la vie sociale – qu’il s’agisse de la société civile, des décideurs politiques ou des industriels. Si sa valeur contraignante est nulle, son intérêt et sa portée sont à comprendre en termes de déclaration de principes et d’affirmation du statut de la recherche publique, dans un contexte de controverses sanitaires et environnementales à répétition. En cela, la charte représente une référence à une « morale institutionnelle » en ce qui concerne l’activité de l’expertise.
Notes
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[1]
Le texte de la charte du CNRS s’applique à l’ensemble des expertises institutionnelles, définies au sens de la norme Afnor BF X 50-110 (« l’expertise réalisée sous la responsabilité propre d’une institution, par un ou plusieurs experts habilités »).
-
[2]
Ifremer (Institut français de la mer), Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), Cemagref (Centre national du machinisme agricole, du génie rural, des eaux et des forêts) – qui a pris en novembre 2011 le nom d’Irstea (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture) –, Inra (Institut national de la recherche agronomique), AERES (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), l’Afsset (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail), l’Ineris (Institut national de l’environnement industriel et des risques) et l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire).