CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Compte tenu de la croissance des dépenses de santé et de leur importance dans la production nationale, les considérations des gouvernements attestent de l’intérêt collectif mais également de la difficulté d’une régulation purement globale (et économique) dans le secteur de la santé. Outre les mesures économiques (augmentation éventuelle des ressources et diminution délicate des dépenses), l’approche par la qualité a été jugée utile à la régulation du système de santé. Ce raisonnement est basé sur l’hypothèse selon laquelle réduire la non-qualité permettrait des réallocations de ressources. La non-qualité est constituée de l’ensemble des événements générant un écart par rapport au processus proposé dans la démarche qualité. Parler de la qualité de la pratique médicale est considéré – ou l’était, dans les années 1970-1980 – comme un alibi destiné à dissimuler l’approche de la contrainte économique. Pour certains, cet alibi conduirait en fait à diminuer le temps de travail des professionnels en allouant du temps à l’évaluation, à des dépenses supplémentaires, et représenterait une contrainte inutile sur les personnels (Abelhauser, Gori et Sauret, 2011). Évoquer la qualité avec les professionnels de santé, et les médecins en particulier, n’avait pour but que de réduire le pouvoir médical dont les fondements avaient été contestés, en particulier par la publication de la Némésis médicale d’Ivan Illich (Illich, 1975) et les publications d’Archie Cochrane proposant de ne prendre en charge que les interventions dont l’efficacité avait été prouvée (Cochrane, 1977).

2Cette prise de conscience, collective et institutionnelle, a été motivée par des scandales de santé publique : affaire du sang contaminé, maladie de la vache folle, contamination suite à l’accident de Tchernobyl, épidémies virales en France et en Europe et, en 2011, affaire du Mediator (Ménard, 2011).

3Dans cet article, nous évoquerons l’évaluation des technologies médicales et la formalisation de l’état des connaissances scientifiques en médecine. Ces deux démarches ont pour objectif l’amélioration de la prise de décision : pour les autorités publiques avec l’évaluation des technologies, pour les professionnels de santé et les usagers avec la formalisation de l’état des connaissances.

Évaluation des technologies médicales

4Le terme « technologie médicale » au sens large inclut les techniques, médicaments, dispositifs médicaux, procédures et organisations utilisés par les professionnels de santé pour proposer des soins. Ce champ est vaste, avec des centaines de milliers de références chez les industriels, et couvert par plusieurs autorités administratives (ministères, agences de l’État). L’application de méthodologies rigoureuses et appropriées et l’encadrement réglementaire (variable selon les pays) ont été très développés depuis les années 1970. Les réglementations sont complexes, nombreuses et changent rapidement. Selon l’Institute of Medicine à Washington, l’évaluation des technologies médicales est « une démarche dont l’objet est d’examiner les conséquences à court et long terme de l’usage d’une technologie particulière sur les individus et sur la société dans son ensemble ». Elle prend en compte la sécurité, l’efficacité médicale d’une technologie (expérimentale et pragmatique en population générale), son coût et son rapport coût/avantage ; elle comporte également l’analyse de ses implications économiques et organisationnelles, et lorsque c’est nécessaire, ses implications sociales et éthiques ; elle met à jour les points à approfondir en termes de direction de recherche.

5Dans la plupart des pays, les acteurs de l’évaluation des technologies médicales sont nombreux. Les différents aspects de l’évaluation sont souvent pris en charge par des acteurs différents : pour les produits de santé par exemple, leur sécurité est évaluée par l’Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM), leur service médical rendu et leur impact médico-économique par la Haute autorité de santé (HAS), leur tarif par le Comité économique des produits de santé (CEPS) et leur impact sur les organisations par le ministère. En plus de s’assurer de la qualité, de la sécurité et de l’efficacité (critères de mise à disposition du public), l’évaluation des technologies médicales a pour objectif d’apporter aux décideurs publics les arguments à la décision d’éligibilité au remboursement (et de fixation du prix, quand celui-ci est régulé) et de préciser leur place dans la stratégie diagnostique ou thérapeutique. C’est le concept d’utilité. Si la demande peut paraître illimitée, l’offre est limitée par les contraintes économiques. La prise en charge, totale ou partielle, d’une technologie médicale par la communauté est un facteur majeur de sa diffusion et de son utilisation par les professionnels de santé et les patients.

6Cet équilibre entre la demande et l’offre est l’objet d’arbitrages autant scientifiques qu’émotionnels et politiques. Les récentes affaires (au demeurant rares) s’expliquent par une interférence inappropriée entre ces niveaux. La décision doit parfois être prise lorsque toutes les preuves scientifiques ne sont pas disponibles. Ceci est fait dans un contexte de progrès scientifique rapide, de complexité des méthodes d’évaluation et de principe de précaution. Il y a un risque de judiciarisation au cas où une décision se révèle ex post avoir été néfaste à une partie. À tous ces facteurs, peuvent s’ajouter des notions de solidarité nationale, de perte de chances pour le malade, avec une intervention des médias et des associations d’usagers. La question de savoir ce qui est éligible à la solidarité nationale est politique, et ne relève pas à proprement parler de l’évaluation. Les décisions par les acteurs (autorités de santé et professionnels), quel que soit le niveau de la décision (collectif ou individuel), sont parfois prises dans un contexte d’incertitude et de polémique, et juger de la pertinence d’une décision demande beaucoup de temps. Une décision en absence de preuves scientifiques est toujours controversée.

Un exemple d’évaluation des technologies : les médicaments

7En 2006, la Commission des affaires sociales du Sénat a publié un rapport d’information détaillé sur les conditions de mise sur le marché et le suivi des médicaments (Hernange et Payet, 2006). En 2011, l’affaire du Mediator a provoqué de nombreux rapports et propositions visant à modifier la procédure d’évaluation, en particulier après mise sur le marché [1].

Avant mise sur le marché

8Depuis 1990, un processus a été formalisé au niveau mondial. Les étapes du développement d’un médicament ont été harmonisées entre les autorités d’enregistrement américaines, européennes et japonaises, et les représentants des industriels. Il s’agit de l’International Conference on Harmonization of Technical Requirements for Registration of Pharmaceuticals for Human Use (ICH). Depuis 1991, l’ICH a produit des recommandations sur la qualité (23 recommandations), la sécurité (14 recommandations), l’efficacité (21 recommandations) et sur des « domaines multidisciplinaires » (8 recommandations). Régulièrement actualisées, elles ont permis de réduire les duplications en recherche, d’accélérer les soumissions et enregistrements de dossiers d’autorisation de mise sur le marché. En France, les médicaments fabriqués industriellement sont mis sur le marché après attribution d’une autorisation délivrée par l’Agence européenne pour l’évaluation des médicaments en coordination avec l’ANSM.

9Les dossiers d’autorisation de mise sur le marché des médicaments contiennent des rapports d’évaluation sur la qualité (stabilité, validations analytiques, impuretés, sécurité virale, etc.), la sécurité (carcinogénicité, la génotoxicité, la cinétique, les toxicités aiguës et chroniques chez les animaux, y compris la reproduction, et de nombreuses spécificités selon le domaine) et l’efficacité des médicaments.

10L’efficacité chez l’homme est obtenue selon des règles de développement en quatre phases : la phase 1 évalue la tolérance et la pharmacocinétique chez l’homme sain, la phase 2 permet d’approcher la dose thérapeutique, la phase 3 comprend toutes les études cliniques chez l’homme pour établir l’efficacité, et la phase 4 se déroule après la commercialisation et permet, sur de plus grands nombres de malades, de mieux apprécier la tolérance et l’efficacité dans des conditions pragmatiques d’utilisation. Les dossiers préparés par les industries pharmaceutiques sont soumis aux agences du médicament qui autorisent la mise sur le marché. L’évaluation des médicaments prend beaucoup de temps, et demande des moyens financiers importants ; malgré cela, des médicaments sont retirés du marché après commercialisation soit pour inefficacité, soit pour des effets indésirables non détectés lors du développement.

Mise au remboursement et prix

11Après avoir obtenu son autorisation de mise sur le marché (AMM), le médicament est en France évalué par la commission de transparence. Cette instance scientifique – composée de médecins, pharmaciens, spécialistes en méthodologie et épidémiologie, et placée au sein de la HAS – évalue les médicaments lorsque le laboratoire qui les commercialise souhaite obtenir leur inscription sur la liste des médicaments remboursables. Elle a pour mission de donner un avis aux ministres chargés de la santé et de la sécurité sociale sur la prise en charge des médicaments par la sécurité sociale ou pour leur utilisation dans les établissements de santé. Elle évalue le service médical rendu (SMR), qui prend en compte la gravité de la pathologie, l’efficacité et les effets indésirables du médicament, et sa place dans la stratégie thérapeutique, par comparaison avec les médicaments de la classe pharmaco-thérapeutique de référence. Cette commission évalue l’amélioration du service médical rendu (ASMR) par rapport aux traitements déjà disponibles : ce niveau va de 1 (innovation) à 5 (pas d’amélioration) et sera considéré, parmi d’autres facteurs, par le Comité d’évaluation des produits de santé (ministère de la Santé) pour fixer le prix [3].

Évaluation après mise sur le marché

12Les effets indésirables rares deviennent mieux connus lorsque les médicaments sont utilisés à plus grande échelle. Le développement des médicaments est fait dans des conditions expérimentales (essais cliniques) et parfois les résultats observés ne correspondent pas exactement à ceux présentés dans les dossiers d’enregistrement. Les autorités françaises (ANSM, Haute autorité de santé, Direction générale de la santé et Comité économique des produits de santé) demandent, pour certains médicaments, que soient réalisées des études dites observationnelles. Il s’agit d’observer les effets des médicaments dans les conditions pragmatiques de prescription en suivant des cohortes de malades. Depuis novembre 2005, les laboratoires doivent déposer un plan de gestion des risques avec le dossier d’AMM, dans des cas qu’il appartient aux agences de préciser. Les plans de gestion des risques incluent un plan de surveillance qui peut comporter des études post-AMM réalisées par les industriels, et un plan de minimisation des risques avec des programmes d’information et d’éducation des professionnels de santé et des patients, ainsi que des études d’impact des mesures de minimisation.

Évaluation des dispositifs médicaux

13Dans la réglementation française, il existe plusieurs milliers de dispositifs médicaux (définis à l’article L 665-3 du code de la santé publique), depuis les compresses et les gants jusqu’aux appareils implantables les plus sophistiqués (pacemakers, prothèses orthopédiques, etc.). La problématique de l’évaluation technologique a les mêmes objectifs que pour les autres produits de santé, mais les méthodes pour mesurer le service médical rendu sont différentes selon les dispositifs.

Avant la mise sur le marché

14Tout dispositif médical mis sur le marché ou mis en service en France doit être conforme aux exigences essentielles européennes de santé et de sécurité. Cette conformité doit avoir été évaluée et certifiée soit en France, soit dans un autre État membre de l’Union européenne. L’une de ces exigences est l’obtention du marquage CE (conformité européenne). Le site Internet du G-med (www.gmed.fr) contient toutes les informations actualisées.

15La Commission nationale d’évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (CNEDIMTS) est à la Haute autorité de santé l’équivalent de la Commission de la transparence pour les médicaments. Une fois le service médical attendu évalué par cette commission, le dispositif médical est examiné par le Comité économique des produits de santé pour fixation d’un tarif. Les dispositifs médicaux utilisés dans le cadre d’actes (par exemple les équipements lourds, ou la plupart des instruments de chirurgie) sont pris en charge par les tarifs affectés à ces actes par l’assurance-maladie au sein de la classification commune des actes médicaux (CCAM).

16Les réglementations sont nombreuses, insuffisamment connues, et des progrès immédiats seraient observés si elles étaient mieux respectées.

Expertise scientifique des connaissances médicales

17L’objectif principal des recommandations est d’objectiver le plus clairement possible les interventions et les stratégies appropriées, celles qui ne le sont pas ou ne le sont plus, et celles pour lesquelles les connaissances scientifiques sont insuffisantes. Les recommandations peuvent acquérir une portée juridique lorsque tout ou partie de celles-ci est intégré dans des textes officiels, circulaires, décrets ou arrêtés, ou comme élément de référence aux « données acquises de la science ». Elles peuvent guider la recherche clinique en mettant en évidence les domaines de soins qui restent inexplorés ou controversés et dans lesquels la réalisation d’études serait utile.

18Les recommandations ont été voulues initialement comme une aide potentielle à la prise de décision partagée entre les professionnels et les patients. Les professionnels de santé doivent partager l’information avec le patient pour lui permettre de mieux comprendre sa prise en charge.

Méthodes d’élaboration des recommandations

19Elles sont classées en fonction des modalités de travail possibles et dépendent des sujets à traiter et principalement du niveau des connaissances scientifiques disponibles.

Méthodes standardisées

20Les méthodes standardisées d’élaboration de recommandations diffèrent selon la place donnée à trois sources d’informations : littérature scientifique médicale, avis d’experts et investigations. Elles diffèrent aussi sur les moyens utilisés pour collecter l’information et en faire la synthèse. En France, deux méthodes ont été proposées aux promoteurs de recommandations : la conférence de consensus et la méthode dite RPC (recommandation pour la pratique clinique). Dans les deux cas, l’objectif était de produire des recommandations valides en limitant l’avis d’experts, considéré comme biaisé par nature (mais très utile en cas d’absence de preuve scientifique solide). Trop d’exemples ont montré que les experts défendaient des intérêts particuliers, sans respecter une totale loyauté indispensable au développement de recommandations.

21Dans la conférence de consensus, les recommandations sont élaborées par un panel de professionnels de santé au cours d’une séance publique où ils ont entendu des experts chargés de répondre à des questions précises prédéfinies par un comité d’organisation. Les recommandations sont écrites par le jury à huis clos dans les 24 ou 48 heures suivant la séance publique, puis sont présentées au public. Cette rédaction souvent nocturne et dans l’urgence (pour limiter l’influence des lobbies) constitue une des principales critiques de cette méthode. La deuxième critique majeure concerne la façon dont est prise en compte la littérature scientifique ; en d’autres termes, quels moyens a-t-on de contrôler les dires des experts ? C’est pour cela que, dès 1990, l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (Andem) avait demandé que, pour qu’une conférence de consensus soit valide, une revue systématique de la littérature soit effectuée par des personnes indépendantes des experts, afin que le jury soit parfaitement informé et préparé. Dans ces conditions, la méthodologie de la conférence de consensus se rapproche de la RPC.

22Dans la RPC, l’étape clé est la revue de la littérature effectuée selon des modalités prédéfinies et standardisées, indépendamment des experts, afin d’en garantir la qualité : définition précise du sujet, critères de recherche de l’information scientifique, de sélection et d’analyse des articles, et de synthèse d’information. La méthode fait intervenir : un promoteur qui prend l’initiative de l’élaboration des recommandations et en assure le financement ; un comité d’organisation qui précise le thème et les questions à résoudre, décide de l’organisation générale du travail, choisit les participants au groupe de travail et assure la logistique de l’ensemble du processus ; un groupe de travail qui réalise l’analyse et la synthèse des données disponibles, fait la synthèse des avis d’experts et rédige les recommandations ; un groupe de lecture qui donne son avis sur le fond, la forme et l’applicabilité des recommandations et apporte des informations et des avis d’experts complémentaires au groupe de travail. Les experts prennent conscience de la mauvaise qualité possible de la littérature biomédicale car peu d’articles sont sélectionnés par ces analyses. Cette méthode dure plus d’un an et nécessite des ressources financières importantes.

Aspects méthodologiques spécifiques

23Deux aspects clés dans l’élaboration de recommandations font l’objet de travaux de recherche : la prise en compte de la preuve scientifique et celle de l’avis d’experts.

24Il est important de connaître la force d’une recommandation et la qualité des éléments de preuve sur laquelle elle est fondée. Le concept de niveau de preuve a été proposé à la fin des années 1970 par la Canadian Task Force on Periodic Health Examination puis par l’US Preventive Task Force pour élaborer des recommandations concernant les examens médicaux à réaliser régulièrement dans le domaine de la médecine préventive.

25Le niveau de preuve d’une étude peut être défini comme une gradation standardisée de la validité scientifique de l’étude, en fonction de la qualité de sa méthodologie et de sa réalisation, de l’analyse de ses résultats et de la pertinence de ses conclusions. En fonction d’une échelle préétablie de niveau de preuve, il est possible de classer systématiquement la littérature médicale en fonction de la qualité de chaque étude. L’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (Anaes) a formalisé une méthode d’analyse de la littérature (Anaes, 2000).

26Malgré un gain d’objectivité et de reproductibilité apporté par la quantification standardisée de la preuve scientifique, une part subjective est liée au jugement des experts. Devant la difficulté à établir de façon claire et objective un niveau de preuve et devant la multiplicité et la variabilité des grilles existantes, d’autres méthodes ont été formalisées.

27La RAND Corporation a proposé une méthode du type « groupe nominal », qui vise à définir toutes les indications possibles d’une intervention dans une pathologie donnée : une revue de la littérature scientifique est d’abord réalisée sur le thème traité, à partir de laquelle une liste exhaustive des indications médicales possibles de l’intervention étudiée est établie. Cette revue et cette liste sont alors envoyées à neuf experts, généralistes et spécialistes hospitalo-universitaires et libéraux de la région géographique à laquelle les recommandations sont destinées. Chaque expert attribue un score de 1 à 9 à chaque indication de la liste selon qu’il considère l’intervention comme « appropriée » (9) ou « non appropriée » (1) dans cette indication. Les scores attribués sont ensuite compilés, et le résultat est discuté lors d’une réunion plénière des neuf experts. Au terme de cette discussion, chaque expert effectue une seconde cotation de la liste. La compilation de l’ensemble des scores attribués lors de cette seconde cotation permet d’établir la liste définitive des indications dans lesquelles l’intervention est considérée comme « appropriée », « non appropriée » ou « douteuse ».

28Cette méthode a l’inconvénient d’aboutir à des conclusions qui risquent d’être influencées par le choix des experts, et dans lesquelles la place respective de la preuve scientifique et de l’avis d’experts est difficile à situer. Les recommandations médicales et professionnelles ont pour objectif de répondre à une demande qui provient des praticiens, des malades, des organismes de soins et de financement des dépenses de santé. Cette demande croît au fur et à mesure qu’augmente la masse des informations scientifiques publiées, les dépenses de santé mais aussi le désir légitime de la collectivité d’obtenir une qualité optimale des soins. Afin que les réponses apportées par l’élaboration de recommandations soient suivies d’un effet positif, alors que celui-ci est toujours limité aujourd’hui, il est nécessaire que celles-ci soient développées selon une méthodologie rigoureuse, même si elle doit être coûteuse, lourde et contraignante. C’est pourquoi produire des recommandations de bonne qualité doit se faire en sélectionnant attentivement les questions posées au groupe de travail.

29Des efforts importants doivent être consacrés à la diffusion des recommandations, à leur transformation en référentiels de pratique et à leur mise en œuvre. Si l’élaboration de recommandations est un processus essentiellement national, leur mise en œuvre est un processus local. Il n’existe pas de solution magique pour améliorer les pratiques médicales : plus les efforts sont importants, plus la probabilité de succès est grande.

30Les recommandations ont également une valeur pédagogique par le travail collectif de professionnels de santé, de décideurs, de représentants du public.

31En conclusion, nous pourrions déterminer cinq axes d’amélioration qui seront importants dans l’avenir pour l’expertise scientifique en médecine :

321. La mesure de l’efficacité des produits de santé, des actes, des technologies est-elle compatible avec l’innovation ?

33La compétition est très forte et les risques très grands dans le secteur industriel de la santé (risques sanitaires, d’inefficacité, de non-adoption par les professionnels ou les malades). Le secteur du médicament serait moins innovant dans les années 2020, par rapport aux années 1980. Est-ce que les coûts de développement sont réellement très élevés par rapport à d’autres secteurs industriels ? Cette question est très controversée. La durée de développement est très longue (plus de dix ans) par rapport à la plupart des secteurs industriels (maximum trois ans). Est-ce que la compétition entre les grandes firmes empêche les petits laboratoires de se développer ? L’innovation résulte parfois de nombreux facteurs qui ne sont pas tous scientifiques. Dans le domaine des anticancéreux, douze médicaments, avec de nouvelles entités chimiques ou de nouvelles indications de principes actifs connus ont reçu une autorisation de mise sur le marché européen entre 1995 et 2000. Des auteurs ont suggéré que les avantages étaient faibles mais que les prix étaient plus élevés par rapport aux anticancéreux existants (Garattini et Bertele, 2002).

34Dans des domaines comme la chirurgie, de nouvelles techniques sont diffusées par des équipes chirurgicales sur la base de publications souvent sommaires, et sans méthodologies rigoureuses d’évaluation. L’évaluation des actes repose fréquemment sur des données issues d’une recherche clinique souvent moins encadrée que celle du médicament. Une politique d’incitation de la recherche clinique est indispensable. C’est ce qui a conduit à mettre en place un programme de soutien à des projets de recherche clinique, dont l’exemple est celui du Programme hospitalier de recherche clinique dans les années 2000, reconduit chaque année.

352. Que se passe-t-il dans les pays en voie de développement ?

36Les pays en voie de développement et leurs maladies sont les grands oubliés du développement des technologies médicales. Des fléaux mondiaux comme le sida, le paludisme et d’autres maladies tropicales qui atteignent des centaines de millions d’individus n’ont pas de médicaments appropriés. Dans le même temps, des investissements considérables sont faits pour les maladies de la suralimentation. Des institutions internationales et organisations non gouvernementales collaborent pour réduire le « 10/90 gap » [2]. Seules 10 % des ressources sont dédiées à la recherche pour 90 % des problèmes de santé dans le monde.

373. Les méthodologies sont-elles adaptées à la démarche d’évaluation des dispositifs médicaux ?

38La réponse est clairement négative. Les méthodologies bien connues permettant d’évaluer des médicaments ne sont pas transposables à l’évaluation des autres technologies. Il y a une opposition entre les méthodes d’évaluation qui sont longues, et les cycles de renouvellement des technologies qui sont rapides : avant que l’évaluation ne soit terminée, la technologie a été améliorée et ne correspond plus exactement à celle qui a été évaluée. Des adaptations méthodologiques sont indispensables pour évaluer plus rigoureusement ces dispositifs. En leur absence, les évaluations reposent sur des avis d’experts dont la formalisation et la crédibilité sont difficiles à prendre en compte. Dans certains domaines, l’amélioration du bénéfice attendu se produit à très long terme, ce qui oblige à des prises de décisions dans l’incertitude.

394. Les conflits d’intérêts.

40L’affaire du Mediator en 2011 et la campagne de vaccination H1N1 ont été à l’origine de questions variées relatives aux liens entre les intérêts des industriels et des autorités de régulation sanitaires. Les intérêts divergents ont toujours existé et il faut simplement qu’ils soient maîtrisés par ceux qui en ont la charge. Une succession d’incidents ou d’accidents, ce n’est plus un accident… La compréhension des facteurs socioculturels a autant d’importance que les procédures administratives qui ne peuvent donner qu’une illusion de protection à terme. Si la déclaration publique d’intérêt devient la pratique habituelle, il faut en évaluer l’utilité. S’il semble que ces déclarations soient utiles, de rares études montrent aussi des dérives. L’une d’elles a comparé les avis de lecteurs évaluant un article sous deux formes (Lacasse et Leo, 2011). Dans une version, les auteurs ne déclaraient pas de liens d’intérêts, et dans une autre du même article, les auteurs déclaraient des liens d’intérêts : les lecteurs attribuaient une moindre crédibilité à l’article dans lequel les auteurs déclaraient des liens d’intérêts. Un éditorial d’une revue prestigieuse s’appuie sur des données des sciences sociales pour dire que déclarer des liens peut même aggraver la situation car les « biais secrets deviennent ouverts » (PLoS Medicine, 2012). Le fait de déclarer est perçu comme valant absolution pour mieux gérer ses liens d’intérêts. C’est à méditer ; dans les panels, il faut peut-être avoir des experts connaissant l’industrie, travaillant avec des experts sans liens d’intérêts (William, 2012). Le fond du problème est davantage la loyauté des experts que la présence ou non de ces liens.

415. Une meilleure formation des étudiants et des décideurs.

42Lors des études médicales, le transfert d’informations par des experts est privilégié par rapport aux formations interactives qui permettent de comprendre les raisonnements nécessaires à la décision médicale. L’esprit critique est insuffisamment enseigné et transmis, malgré une épreuve de lecture critique d’articles qui n’a pour rôle que de classer des étudiants. Par ailleurs, l’attrait de l’innovation fait oublier que des étapes rigoureuses d’évaluation devraient être mises en œuvre avant l’adoption d’une nouvelle technologie. Les décideurs sont parfois mis dans des situations où ils ne disposent pas des éléments suffisants pour les aider à prendre une décision. Une meilleure formation pourrait éviter des décisions rapides incomprises, ou des situations de non-décision préjudiciables aux malades et aux professionnels de santé.

Notes

  • [1]
    Ne pouvant la décrire dans ce texte, nous recommandons la lecture d’une analyse de cette crise sanitaire par un ancien directeur général de la santé (Ménard, 2011).
  • [2]
    Voir par exemple : <www.globalforumhealth.org/about/1090-gap/>, consulté le 28/08/2012.
  • [3]
    Compte tenu des insuffisances du système SMR/ASMR, la Haute autorité de santé a prévu de le substituer par d’autres méthodes d’évaluation en 2013.
Français

La recherche de qualité dans le système de santé est un objectif commun des professionnels, des décideurs et des usagers. L’évaluation des technologies médicales et la formalisation de l’état des connaissances scientifiques en médecine sont deux démarches ayant pour objectif l’amélioration de la prise de décision pour les autorités publiques et pour les professionnels de santé et usagers. L’innovation ne devrait pas être mise en cause par les procédures d’évaluation, ni par les divers liens d’intérêts des membres des groupes de travail, y compris des experts. L’éducation des acteurs, dont les enseignants et décideurs, doit améliorer la qualité de l’expertise scientifique en médecine.

Mots-clés

  • évaluation
  • technologies médicales
  • médicaments
  • dispositifs médicaux
  • recommandations professionnelles
  • démarche qualité

Références bibliographiques

  • Abelhauser, A., Gori, R. et Sauret M.-J., La Folie évaluation : le malaise social contemporain mis à nu, Paris, Mille et une nuits/ L’Appel des appels, 2011.
  • ANAES, Guide d’analyse de la littérature et gradation des recommandations, Paris, Anaes, janv. 2000. En ligne sur : <www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/analiterat.pdf>, consulté le 30/07/2012.
  • Cochrane, A., L’Inflation médicale, réflexions sur l’efficacité de la médecine, Paris, éditions Galilée, 1977 (adaptation française par Rougement, A., Gubéran, E. et Massé, L.).
  • En ligneGarattini, S. et Bertele, V., « Efficacy, Safety, and Cost of New Anticancer Drugs », British Medical Journal, n° 325, 2002, p. 269-271.
  • Hermange, M.-T. et Payet, A.-M., Les Conditions de mise sur le marché et de suivi des médicaments – Médicament : restaurer la confiance, rapport d’information au nom de la Commission des affaires sociales, Paris, Sénat, 8 juin 2006. Voir <www.senat.fr/notice-rapport/2005/r05-382-notice.html>, consulté le 30/07/2012.
  • Illich, I., Némésis médicale. L’expropriation de la santé, Paris, Seuil, 1975.
  • En ligneLacasse, J. R et Leo, J., « Knowledge of Ghostwriting and Financial Conflicts-of-Interest Reduces the Perceived Credibility of Biomedical Research », British Medical Journal Research Notes [revue en ligne], vol. 4, n° 27, 2011.
  • Matillon, Y. et Maisonneuve, H. (dir.), L’Évaluation en santé. De la pratique aux résultats, Paris, Flammarion, coll. « Médecine Sciences », 2007.
  • En ligneMénard, J., « Le Mediator : analyse d’une crise de sécurité sanitaire », Médecine des maladies métaboliques, vol. 5, n° 2, 2011, p. 173-179.
  • En ligneThe PLoS Medicine Editors, « Does Conflict of Interest Disclosure Worsen Bias ? », PLoS Medicine [revue en ligne], vol. 9, n° 4, 2012, e1001210.
  • Williams, R., « Danger of Disclosure. Editors at PLoS Medicine Suggest that Merely Disclosing Conflicts of Interest is Insufficient and Possibly Even Counterproductive », The Scientist, 25 avr. 2012. En ligne sur : <the-scientist.com/2012/04/25/dangers-of-disclosure/>, consulté le 30/07/2012.
Yves Matillon
Yves Matillon, EAM 4128 (Santé, individu et société), Université Claude Bernard Lyon 1, est professeur d’épidémiologie clinique et ancien directeur de l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (Andem) et de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (Anaes).
Hervé Maisonneuve
Hervé Maisonneuve, EAM 4128 (Santé, individu et société), Université Claude Bernard Lyon 1, est professeur associé de santé publique et ancien directeur de l’évaluation de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (Anaes).
Élisabeth Féry-Lemonnier
Élisabeth Féry-Lemonnier est chargée de mission auprès de la secrétaire générale des ministères chargés des affaires sociales.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48382
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