1La mondialisation contemporaine peut se lire comme un ensemble de processus qui tendent à « dénationaliser » ce qui avait été constitué comme national aux xixe et xxe siècles – politiques, marchés, capital, culture, etc. – à travers de nouvelles institutions, de nouveaux instruments de gouvernement et de nouvelles subjectivités. De nouvelles normes et instances globales gouvernent les flux mondiaux de biens, services, capitaux, mais aussi de transgènes, gaz à effet de serre ou polluants chimiques. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est un des lieux majeurs de production de normes globales, qui contraignent les politiques nationales en matière économique, mais aussi d’environnement et de santé. Institution légère, elle se distingue de la plupart des institutions et conventions des Nations unies par des procédures de règlement des différends rapides, efficaces et contraignantes (Yerxa et Wilson, 2005), qui sont de plus en plus employées : plus de 400 fois entre 1995 et 2000 contre environ 300 fois entre 1947 et 1994.
2La mondialisation polarise de nouvelles façons de produire, valider et valoriser des connaissances. En retour, de multiples savoirs scientifiques et techniques appuient, légitiment ou naturalisent les nouveaux arrangements économiques, politiques et culturels globaux. Dans le cas du régime commercial de l’OMC, savoir scientifique et norme juridique sont étroitement articulés à travers l’expansion d’une autorité de l’expertise scientifique à évaluer toute politique domestique qui pourrait impacter les échanges commerciaux. Le postulat de l’OMC est que le libre-échange étant universellement positif, aucun produit ne saurait être exclu de la libre circulation à moins que sa dangerosité ne soit prouvée par une évaluation des risques s’appuyant sur des preuves scientifiques. Près d’une quinzaine de différends commerciaux ont ainsi fait appel à des experts depuis la création de l’OMC (Pauwelyn, 2002).
3Avec son programme néolibéral, sa portée mondiale et son système d’application rigoureux, l’OMC est l’une des organisations les plus puissantes au monde et s’appuie de façon croissante sur l’autorité de la science. Pourtant, on sait peu de chose la façon dont, en pratique, s’y élabore l’expertise, c’est-à-dire sur la façon dont est mobilisé le savoir scientifique en contexte libre-échangiste. Une abondante et riche littérature juridique dissèque les textes et scrute les évolutions jurisprudentielles, mais rien sur comment, pragmatiquement, se construit une preuve, un raisonnement, une décision. Rien sur le travail des juges, rien sur la « cuisine de l’expertise » (Trépos). Par exemple, qui rédige les rapports ? Ce ne sont généralement pas les juges de l’OMC, mais un secrétariat basé à Genève qui rédige l’essentiel du rapport et toutes les notes intermédiaires. Comment les experts sont-ils choisis ? Comment leur travail est-il cadré et réglé ? Quelles contraintes pragmatiques, quelles normes procédurales, quels jeux de rôle et jeux de pouvoirs pèsent sur la mobilisation de l’expertise scientifique pour produire de la norme mondiale ? La littérature juridique ignore ces « détails » pratiques, pourtant déterminants sur le résultat. Cet article examine donc la mobilisation de l’expertise scientifique dans un différend commercial, celui qui porte sur les OGM, suite à une plainte déposée en 2003 par les États-Unis, le Canada et l’Argentine contre la Communauté européenne (CE) et ses États membres, accusés d’appliquer un « moratoire illégal » de facto depuis 1999 et de bloquer indûment l’entrée de semences et aliments génétiquement modifiés. Le Groupe spécial de règlement des différends de l’OMC a rendu en 2006 ses conclusions soutenant largement les accusations des plaignants.
4Au cours du règlement, le Groupe spécial a recruté des experts scientifiques et fait une large place dans son processus à leurs jugements, souvent divergents, sur les risques potentiels des OGM. Ces discussions représentent au total plus d’un millier de pages (en comptant les soumissions des parties, et les rapports et annexes du Groupe spécial), soit près de la moitié du rapport final. Cette omniprésence de la science est conforme au discours de la « discipline commerciale basée sur la science » (science-based trade discipline) qui a présidé à la création de l’OMC et a renforcé sa légitimité. Pourtant, le Groupe spécial fait à peine référence à des arguments scientifiques ou aux énoncés des experts dans ses conclusions, se retranche derrière des conclusions strictement juridiques et procédurales. Il évite ainsi tout jugement de fond sur la question de savoir si les décisions du défendeur avaient pu être basées sur des preuves scientifiques de risque.
5Pourquoi mettre les experts scientifiques autant à contribution pour finalement s’appuyer aussi peu sur leurs déclarations ? Ce paradoxe apparent appelle un examen détaillé des relations entre le droit et la science dans ce différend.
La science dans le nouveau régime commercial mondial
6Les règlements de différends de l’OMC constituent une arène judiciaire dans laquelle, lorsque des experts scientifiques sont mobilisés, sont importés des éléments de l’arène scientifique (sur la notion sociologique d’arènes, voir Hilgartner et Bosk, 1988), provoquant la rencontre et l’articulation de deux mondes selon des lignes renforçant certains cadrages normatifs tout en conférant une autorité accrue à certains savoirs, à certains cadrages cognitifs plutôt qu’à d’autres. Une sélection d’éléments de l’arène scientifique (personnes, normes de preuve, catégories, etc.) façonnés par des interactions antérieures avec les domaines du droit et de la politique, est importée dans l’arène judiciaire de l’OMC et constituée en tant que connaissance pertinente pour l’ordonnancement du monde. Si les scientifiques jouent un rôle majeur dans les principales activités de l’arène scientifique, comme l’évaluation par les pairs, ils ne sont que des invités dans l’arène de règlement des différends. En interaction avec les parties, c’est le Groupe spécial qui décide de l’opportunité de demander un avis scientifique, du choix des experts à consulter, de la façon dont ils doivent travailler et de la façon dont cette expertise doit être invoquée comme fondement de leurs conclusions juridiques. Il y a donc un travail crucial de mise en scène (scénario, casting, répartition des rôles principaux et secondaires, etc.) de la science dans le processus judiciaire. Comme l’ont montré les études sur les interactions entre science et droit, même lorsque le juge semble faire acte de déférence à une science chargée de dire les « faits », il institue en réalité une science particulière dont le mode d’existence a été légalement reconstruit (Jasanoff, 1995 ; 2007).
7Les Groupes spéciaux sont composés de trois « juges » (les guillemets s’imposent car il ne s’agit pas de magistrats mais le plus souvent d’avocats en droit commercial ou d’hommes d’affaires). La procédure est généralement la suivante : le Groupe spécial rend son rapport et ses conclusions, contre lesquelles les parties peuvent faire appel (il n’y a pas eu d’appel dans le différend OGM) ; l’organe d’appel, composé de sept juges, est alors saisi.
Les scientifiques doivent-ils entrer en scène ?
8Le Mémorandum de l’OMC prévoit qu’« à propos d’un point de fait concernant une question scientifique ou une autre question technique soulevée par une partie à un différend, les Groupes spéciaux pourront demander un rapport consultatif écrit à un groupe consultatif d’experts » (OMC, 1994b, art. 13.2). Mais la pertinence ou non de mobiliser des experts scientifiques dans ce différend est un premier point de divergence entre les parties. Pour le Canada, « il n’y a pas de problème scientifique substantiel en litige dans cette affaire qui ne puisse être résolu par des références aux conclusions des comités scientifiques de la Communauté elle-même et aux conclusions des organismes internationaux » (Canada au Groupe spécial, 22 juillet 2004, corresp. non publiée). De la même façon, pour les États-Unis, le Groupe spécial doit simplement juger si les retards et les interdictions de la CE étaient conformes à l’article SPS 5.1, qui exige que toute mesure repose sur une « évaluation de risques » dans le cadre des normes internationales.
9La CE, elle, argue que le Groupe spécial devrait juger s’il existait suffisamment de bases scientifiques pour justifier des mesures de précaution provisoires autorisées par l’article 5.7 du SPS, et devait pour cela s’adjoindre un Groupe d’experts pour comprendre les incertitudes et aspects scientifiques liés aux risques. Dans le cas contraire, avance-t-elle, « une incapacité du Groupe spécial à tenir compte de ce contexte plus large risquerait d’affaiblir la légitimité du système de l’OMC » (CEC, 2004a : 3).
10Le Groupe spécial tranche en faveur du recrutement d’experts, mais avertit qu’« il est possible que le Groupe spécial n’utilise pas certaines de ces informations [apportées par les experts scientifiques] dans ses conclusions. Cela dépendra, par exemple, des interprétations légales qui seront développées » (Groupe spécial aux parties, 4 août 2004, corresp. non publiée). L’expertise scientifique est ainsi cadrée comme une auxiliaire qui fournit des « informations » dans lesquelles puiser en fonction des cadrages interprétatifs juridiques choisis. Cette position subalterne est prévue dans les règlements OMC encadrant les procédures de règlement des différends, qui placent les experts sous l’autorité du Groupe spécial.
11Véritable metteur en scène, c’est au Groupe spécial qu’il revient de décider si les experts doivent intervenir en chœur ou en solo. La plupart des agences de réglementation ont recours à une expertise collective lorsqu’ils cherchent à obtenir des avis scientifiques. L’expertise collective est aussi recommandée par l’accord régissant la procédure de règlement des différends (OMC, 1994b, cf. art. 13.2 cité plus haut). Pourtant – comme dans tous les différends SPS à ce jour – le Groupe spécial choisit de ne solliciter les experts qu’à titre individuel, chacun répondant à une série de questions sans élaboration collective d’un avis. Éclatée plutôt que collective, l’expertise scientifique joue ainsi un rôle moins saillant, qui laisse plus de marge de manœuvre au juge.
Quels experts choisir ? Un véritable casting
12C’est ensuite un véritable processus de casting qui s’engage pour sélectionner les solistes. Les règles de l’OMC affirment que les experts doivent être « indépendants et impartiaux » (OMC, 1996, para II.1) et avoir « des compétences et une expérience professionnelle reconnues dans le domaine considéré » (OMC, 1994b, app. 4). Mais ces critères laissent sans réponse de nombreuses questions : combien d’experts ? Quelles compétences disciplinaires ou « cultures épistémiques » au sein de la biologie et quels points de vue sur les risques doivent être entendus, lesquels pourront être considérés comme inutiles ou moins fiables ? En documentant en détail la façon dont ces questions ont été traitées dans la pratique pendant le processus de sélection, on pourra dégager la façon pour l’OMC de constituer ses savoirs.
13Au cours du second semestre de 2004, 117 experts sont proposés et contactés pour fournir leurs CV et une déclaration d’intérêts. La procédure exige qu’ils soient « choisis par [le Groupe spécial] en consultation avec les parties » (OMC, 1994a, art. 11.2), qui peuvent donc rejeter les experts nominés – d’où un processus très tactique où chaque partie, anticipant les points de vue de chaque expert potentiel, s’emploie à barrer la route à tout expert dont les déclarations pourraient affaiblir sa position. Sur les 117 experts contactés, seuls six sont finalement sélectionnés au terme de ce « jeu de massacre », après trois rounds de sélection très disputés.
14Au cours du premier round, 32 experts sont proposés par des organisations internationales, notamment le Codex Alimentarius, le secrétariat de la Convention internationale pour la protection des végétaux, l’Organisation mondiale de la santé animale, l’Organisation mondiale de la santé et – sur proposition de la CE – le secrétariat de la Convention sur la biodiversité et du Protocole de Carthagène sur la biosécurité. Parmi les 32 nominés, seuls trois scientifiques échappent au rejet d’une ou l’autre des parties. Un deuxième round est alors nécessaire, avec la possibilité cette fois donnée aux parties de nominer les experts. 75 sont alors proposés, mais seuls deux passent le couperet du rejet par une partie adverse. Parmi eux, l’un décline la charge. Un troisième round est alors nécessaire ; 15 nouveaux experts sont nominés mais tous rejetés par une partie adverse. Le Groupe spécial utilise alors son pouvoir discrétionnaire pour « repêcher » deux spécialistes de questions de détection dont il estime avoir besoin (l’un avait été rejeté par le défendeur, l’autre l’avait été par les plaignants). On aboutit ainsi à six experts.
15Au cours de ce processus de sélection, les parties appliquent des tactiques différentes. La CE propose un grand nombre de noms dans l’espoir que le maximum d’entre eux soit retenu. Un groupe d’expert nombreux aurait rendu plus visible l’existence de dissensions entre eux et souligné les incertitudes et controverses scientifiques.
16Une stratégie inverse, adoptée par les plaignants au cours du troisième round, consiste à proposer peu de noms et à rejeter tous ceux proposés par la partie adverse afin de limiter le nombre d’experts. Les plaignants, satisfaits de la sélection pendant la première phase d’une biochimiste brésilienne aux positions voisines des leurs, veillent ensuite à ce qu’aucun autre spécialiste de la sécurité alimentaire ne passe les rounds suivants afin qu’elle reste seule sur les questions de risque alimentaire.
17Face à ces tactiques, le Groupe spécial se contente (sauf dans le troisième round) de valider les rejets des experts par les parties, sans chercher à en évaluer le bien-fondé. Cette absence d’exigence sur le niveau des preuves nécessaire pour récuser un expert autorise des jugements peu étayés. Par exemple, un spécialiste du flux de gènes mondialement reconnu de l’Université de Californie Riverside, ayant exprimé des opinions sur les cultures OGM moins critiques que celles de deux experts sélectionnés pendant le premier tour, se voit récusé par un plaignant simplement au motif qu’« il a fait une série de publications dans lesquelles, selon nous, il a pris des positions qui vont dans le sens des intérêts de la CE dans ce différend » (Argentine au Groupe spécial, 11 oct. 2004, corresp. non publiée). Un autre scientifique, de l’Université de Berkeley, célèbre pour avoir publié un article révélant la présence de transgènes dans des variétés traditionnelles de maïs au Mexique, se voit rejeté au motif qu’« il est un militant opposé aux biotechnologies » (États-Unis au Groupe spécial, 24 nov. 2004, corresp. non publiée). Dans leurs commentaires et au gré des jeux tactiques, les parties ont donc départagé entre experts scientifiques compétents et experts trop peu « scientifiques » ou trop « militants », établissant ainsi des frontières entre « science » et « non-science ».
18Pour analyser les critères implicites de sélection des experts générée par ce processus hautement tactique, nous avons comparé la liste des 117 experts nominés et des 6 experts retenus avec une base de données exhaustive de 1 751 articles scientifiques publiés dans des revues internationales sur l’étude des risques OGM pour l’environnement ou l’alimentation (Bonneuil, 2005). Pour rationaliser le choix des experts, certains organismes réglementaires ont fait le choix d’importer dans l’arène réglementaire un critère d’excellence et d’autorité qui prévaut dans l’arène scientifique en veillant à choisir des experts qui ont notoirement publié dans le domaine. Un tel critère n’est cependant pas déterminant dans le recrutement des experts pour un différend à l’OMC : si quatre des six sélectionnés comptent à leur actif des publications scientifiques notables, les deux autres n’avaient guère publié d’article de recherche dans ce domaine. Ce critère est plutôt mobilisé à l’occasion, comme argument tactique ad hoc : le Canada rejette ainsi un scientifique suisse pour « absence de publications de nature scientifique » tout en proposant avec succès un scientifique australien issu du secteur réglementaire qui n’a pas publié non plus d’article de recherche dans une revue internationale (Canada au Groupe spécial, 23 sept. 2004, corresp. non publiée).
19Quelles compétences disciplinaires sont retenues ? Six experts ne peuvent couvrir tous les champs scientifiques impliqués dans la question des impacts des OGM. Comment s’opère alors le choix des « cultures épistémiques » retenues comme pertinentes pour le différend ? Au début du processus, la CE dresse une liste de plus de 40 disciplines et domaines scientifiques dans lesquels des experts devraient être recherchés (corresp. non publiée, de la CE au Groupe spécial, 16 août 2004). À partir du rapport du Groupe spécial, nous avons identifié neuf principaux domaines liés aux risques qui interviennent dans ce différend (Bonneuil et Levidow, 2012). Parmi ceux-ci, trois questions liées aux risques potentiels (par exemple, la toxicité et les risques liés aux gènes de résistance aux antibiotiques) n’ont pu être traitées faute de spécialiste ; cinq ont été traitées par un seul expert compétent dans le domaine. Contrairement aux espoirs de la CE, le faible nombre d’experts et le très faible nombre de facettes des risques potentiels couverts par plus d’un expert a eu pour effet de rendre peu visibles les divergences et incertitudes scientifiques.
20Que nous apprend ce processus sur la façon dont l’OMC constitue ses connaissances pour la décision ? La façon de choisir les experts et les savoirs dans le processus judiciaire a été dénommée « épistémologie judiciaire » et des épistémologies judiciaires différenciées ont été décrites selon les instances et les pays (Leclerc, 2007 ; Jasanoff, 2007). Contrairement au système français où les experts sont choisis par les juges sur une liste préalablement établie d’experts habilités, dans le système judiciaire américain, par exemple, les parties peuvent recruter autant d’experts qu’elles peuvent se le permettre et les experts scientifiques ne sont pas sélectionnés par la cour avant le procès (Leclerc, 2007). Pour l’expertise à finalité réglementaire, les agences américaines et européennes se basent sur des critères comme le niveau scientifique des experts, leur absence de conflit d’intérêts et la pertinence de leur champ d’études.
21Par contraste, les Groupes spéciaux de l’OMC appliquent d’autres voies pour sélectionner les experts. Comme nous l’avons vu (et c’est représentatif des autres règlements de différends), les juges n’ont défini à l’avance ni la liste des disciplines où une expertise serait requise, ni une exigence sur les publications des experts, ni même sur leur indépendance. Ici, quatre des six experts étaient issus d’un pays partie au différend – ce qui constitue une situation déconseillée par le Mémorandum d’accord sur le règlement des différends (OMC, 1994b, App. 4, par. 3). L’un des experts avait même des actions dans l’entreprise chimique et semencière DuPont très présente sur le marché des semences OGM (via sa branche Pioneer HiBred), ce qui contrevenait au critère d’impartialité prévu par les textes de l’OMC (OMC, 1996, para II.1).
22Mais la logique du processus est telle que ces critères substantiels (disciplines, publications, absence de conflit d’intérêts) restent secondaires tant qu’aucune partie n’a récusé l’expert en question : c’est le consensus, la procédure, qui consacre la valeur de l’expert, plus que tout critère de fond. Si le jeu de massacre tactique sur 117 experts pendant six mois semble une méthode dispendieuse et longue de sélection, c’est cette logique contradictoire et procédurale qui est supposée assurer la légitimité et la crédibilité du groupe d’experts retenus. On peut donc caractériser l’épistémologie judiciaire de l’OMC ainsi : un bon groupe d’experts est la somme des experts ayant été acceptés par toutes les parties.
Aiguiller les experts : le questionnaire
23Une fois sélectionnés, les experts ne sont nullement invités à commenter librement les questions scientifiques concernées, mais au contraire à répondre à des questions spécifiques « uniquement pour assister le Groupe spécial dans une tâche limitée consistant à identifier les faits pertinents pour le différend » (Secrétariat de l’OMC aux Parties, sept. 2004, corresp. non publiée). Pendant plusieurs mois de l’automne 2004, le Groupe spécial et les parties négocient la teneur du questionnaire envoyé aux experts. Après d’intenses tractations, la version finale comporte 114 questions. Un quart concerne les questions générales liées aux risques, comme le risque sanitaire lié aux gènes résistants aux antibiotiques, la toxicité des cultures Bt pour les humains et les animaux non-cibles, et le caractère invasif des cultures tolérantes aux herbicides. Le secrétariat et le Groupe spécial ayant, au prix de quelques contorsions ontologiques (Bonneuil et Levidow, 2012), décidé très tôt de juger le dossier OGM sur la base de l’accord SPS plutôt que sur d’autres bases juridiques possibles, les questions sont essentiellement cadrées pour évaluer l’existence ou non de fondements scientifiques aux retards pris dans le traitement de 27 dossiers d’autorisation et aux 11 moratoires nationaux incriminés par les plaignants.
24Les États-Unis œuvrent alors à amender le questionnaire pour accroître la charge de la preuve pour la Commission quant à ces fondements scientifiques. Par exemple, puisque les régulateurs européens, appuyés par leurs comités d’experts, avaient demandé aux entreprises des données supplémentaires sur les risques potentiels associés à leurs produits avant de donner leur feu vert, les États-Unis font ajouter pour chaque cas la question : « Existe-t-il un fondement indiquant que l’on peut s’attendre à ce que [les données demandées] permettent d’identifier d’éventuels effets négatifs qui n’avaient jusque-là pas été identifiés ? » (USTR, 2004 : 59). Ces questions déplacent la charge de la preuve en obligeant à démontrer que des données supplémentaires étaient absolument nécessaires et accessibles à court terme.
25À l’opposé, la CE tente d’amender le questionnaire dans un sens qui amène les experts à aborder les incertitudes et les limites des connaissances scientifiques à l’époque incriminée (1998-2003) par les plaintes. Ainsi, elle tente de présenter le différend sous forme d’un débat sur des décisions passées prises avec les connaissances de l’époque, qui étaient alors incertaines, et donc insuffisantes pour une évaluation des risques.
26Dans sa version finale, le questionnaire est organisé autour d’une interprétation très étroite (promue par les États-Unis) des conditions à réunir pour déclencher les mesures provisoires de précaution prévues par l’article 5.7 de l’accord SPS. Tout se joue autour de la préséance ou non de l’article 5.1 sur le 5.7.
27L’article 5.1 requiert d’une part que les mesures des États membres :
soient établies sur la base d’une évaluation […] des risques pour la santé et la vie des personnes et des animaux ou pour la préservation des végétaux, compte tenu des techniques d’évaluation des risques élaborées par les organisations internationales compétentes.
29De son côté, l’article 5.7 laisse une certaine marge pour des mesures de précaution en cas d’incertitude scientifique :
Dans les cas où les preuves scientifiques pertinentes [de l’innocuité] seront insuffisantes, un membre pourra provisoirement adopter des mesures sanitaires ou phytosanitaires sur la base des renseignements pertinents disponibles, y compris ceux qui émanent des organisations internationales compétentes […]. Dans de telles circonstances, les membres s’efforceront d’obtenir les renseignements additionnels nécessaires pour procéder à une évaluation plus objective du risque et examineront en conséquence la mesure sanitaire ou phytosanitaire dans un délai raisonnable.
31La position américaine, suivie par le Secrétariat et par les « juges », consiste à dénier la possibilité de recourir à l’art. 5.7 si au préalable une évaluation des risques conforme à l’art. 5.1 n’est pas menée ou si le défendeur peut montrer que des données scientifiques manquaient véritablement pour que cette évaluation des risques soit possible. Cette interprétation étroite de l’accord SPS sous-tend le cadrage des questions aux experts. Pour chacun des 27 dossiers d’autorisation et des 11 moratoires nationaux, de nombreuses questions interrogent l’absence d’« évaluation des risques » prévue par l’art. 5.1, les retards pris dans le traitement des dossiers, en multipliant les questions très orientées revenant à demander : n’y avait-il vraiment pas suffisamment d’informations pour faire une « évaluation des risques » avant de prendre une mesure de précaution en vertu de l’art. 5.7 ? Une « lacune technique » dans les informations n’aurait-elle pas pu être compensée par les autres informations déjà disponibles au lieu d’en demander de nouvelles ? Les informations supplémentaires demandées étaient-elles vraiment nécessaires pour garantir la sécurité du produit ? Ces questions canalisaient les experts vers un passage au peigne fin des arguments de défense de la Commission et au service d’une interprétation restrictive du texte de l’accord SPS.
Les experts en scène
32Les experts répondent sous forme écrite, puis sont invités en février 2005 à une réunion les confrontant entre eux et avec les parties. Cette réunion met en scène la frontière entre ce qui relève du scientifique et ce qui relève du juge. Cette frontière est posée par les scientifiques eux-mêmes pour asseoir leur autorité dans leur domaine en se déclarant non compétents dans un domaine voisin. Pour préserver un capital symbolique de sérieux scientifique, les experts ne se risquent généralement pas à faire de déclarations en dehors de leur discipline de compétence, au risque de ne pas satisfaire au questionnement des parties et des « juges ». Une exception confirme la règle de cette posture, lorsque la biochimiste brésilienne affirme qu’il n’y a pas « de publications rapportant des transferts de gènes marqueurs [transgènes de résistance aux antibiotiques utilisés dans la transgenèse] des plantes OGM vers les [bactéries] » alors que plusieurs articles scientifiques sont parus en ce sens, elle se voit attaquée par la CE et perd un peu de son capital symbolique d’experte (OMC, 2006 : annexe J par. 191-192). Mais en règle générale, les experts préservent leur identité de scientifique bien qu’étant mobilisés dans l’arène judiciaire en refusant de répondre à certaines questions qu’ils jugent hors du ressort de la science. « Avant tout, en tant que scientifique, je ne suis pas un évaluateur des risques. Je ne suis pas en position de prendre ces décisions concernant le moment où nous avons assez d’information » [pour une évaluation des risques], affirme ainsi un expert qui refuse d’apporter un cachet scientifique à un différend procédural autour de l’article 5.1 de l’accord SPS (Andow in OMC, 2006, annexe J, par. 199).
33La frontière entre science et droit est aussi une ressource discursive flexible pouvant être utilisée tactiquement par les parties. La Commission relève avec satisfaction que « les experts ont dans une large mesure fait attention à se limiter, en dépit des questions orientées occasionnellement posées par les plaignants, aux questions scientifiques et n’ont pas abordé les questions juridiques » (OMC, 2006, annexe J, par. 437). Quand un expert donne un avis juridique favorable à son argumentation, la Commission n’hésite toutefois pas à citer son avis. De même, les États-Unis plaident en faveur d’une frontière stricte entre questions scientifiques et juridiques (en mettant l’accent sur le non-respect, procédural, de l’accord SPS par la CE et en tenant les enjeux scientifiques à distance), mais ne se privent pas à l’occasion de citer certaines déclarations d’experts comme preuves indiquant les défaillances de la CE et ses États membres au regard des obligations de l’Accord (par ex. : OMC, 2006, annexe I, n. 57).
34La démarcation science/droit est également fabriquée par le protocole. Pendant la réunion conjointe, seuls des représentants légaux des parties prennent la parole pour questionner les six experts. Les parties ont fait venir leurs propres experts scientifiques, mais ceux-ci ne s’expriment pas : ils transmettent des notes en temps réel aux délégués, démarcation qui est parfois source de situations confuses ou cocasses (entretien avec un délégué de la CE, 29 août 2007).
35Les frontières entre science et droit sont constamment mises en scène, testées, déplacées et reconstruites. Des tactiques différentes plaçant la ligne de démarcation à des endroits différents s’affrontent. Mais l’interprétation étroite donnée à l’accord SPS tend d’une façon générale à mettre les experts scientifiques en situation de commentateurs des enjeux de gestion des risques.
36Le très volumineux rapport final du Groupe spécial comprend non seulement les conclusions finales, mais aussi des documents détaillés sur les échanges avec des experts scientifiques. La partie conclusive du rapport ne fait pourtant qu’une brève déclaration marginale sur les questions liées aux risques. Les « juges » y affirment que « le transfert de la résistance aux antibiotiques de gènes marqueurs utilisés dans la production de certaines plantes issues de biotechnologies à des bactéries de l’intestin humain » est « hautement improbable » et que « le développement d’une résistance aux pesticides » est peu problématique pour les OGM puisqu’elle se pose aussi dans le cas des cultures conventionnelles (OMC, 2006, 1068, par. 8.5). Par ces assertions, le Groupe spécial semble donner l’impression d’avoir exploré les différentes questions scientifiques de fond concernées. Il n’en est rien cependant puisqu’un rapport d’experts auprès de l’European Food Safety Authority, non discuté par les « juges », avait mis en garde contre les gènes marqueurs de résistance dans les plantes transgéniques [1], et puisque la trame de l’argumentation des conclusions du Groupe spécial ne se réfère nullement à de telles questions de fait sur les risques potentiels. Les « juges » privilégient au contraire un jugement procédural et concluent qu’entre 1999 et 2003, la CE a appliqué un moratoire général de facto, qui a abouti à son incapacité à conduire à terme les procédures réglementaires pour 24 dossiers (sur les 27 dossiers incriminés), ce qui selon eux constitue un « retard injustifié » en infraction avec l’article 8 et l’annexe C de l’accord SPS. Quant aux neuf clauses de sauvegarde d’États membres (moratoires nationaux), ils concluent qu’elles contreviennent toutes à l’exigence d’« évaluation des risques » de l’article 5.1 du SPS :
Le Groupe spécial a considéré que des informations scientifiques suffisantes étaient disponibles pour permettre une évaluation des risques conforme à ce qui est exigé dans l’Accord SPS (article 5.1). Par conséquent, en aucun cas […] les informations scientifiques n’étaient insuffisantes pour réaliser une évaluation des risques, et appeler au recours à une mesure provisoire en vertu de l’article 5.7 de l’Accord SPS.
38De cette manière, le Groupe spécial a rejeté le principal argument du défendeur pour des motifs en apparence purement juridiques et procéduraux (sur le tournant procédural opéré par ce différend par rapport à la jurisprudence SPS antérieure, voir Peel, 2010 ; Bonneuil et Levidow, 2012). La CE avait invoqué l’article 5.7 du SPS comme fondement des mesures de précaution en raison des incertitudes scientifiques, qu’elle avait essayé de rendre visible en soulignant des désaccords entre les experts scientifiques pendant la procédure. Le Groupe spécial lui oppose la thèse que l’article 5.7 du SPS n’est une base légitime pour une mesure restrictive uniquement lorsque les informations scientifiques pertinentes pour réaliser une « évaluation des risques » en vertu de l’article 5.1 sont insuffisantes.
39Le raisonnement centré sur les dichotomies procédurales – retard injustifié/justifié, information suffisante/insuffisante, évaluation des risques en bonne et due forme ou non – place au second plan les questions substantielles sur les risques ; il devient alors indifférent de savoir s’il existe des incertitudes scientifiques ou des controverses entre experts, d’autant que le choix d’un nombre réduit d’experts limite les situations où deux d’entre eux également compétents sur unes des neuf facettes des risques potentiels se trouvaient en désaccord.
40Les « juges » ont aussi su contourner les déclarations des experts qui ne concordaient pas avec leur verdict, par le biais d’interprétations juridiques restrictives. C’est le cas par exemple de leur interprétation de ce qu’est une « évaluation des risques » à propos du moratoire décidé par le gouvernement français en 1998 sur les colzas OGM tolérants à un herbicide (dont le MS1/RF1) en raison des risques de transfert du transgène aux repousses et à des espèces adventices voisines qui, en devenant des mauvaises herbes résistantes à l’herbicide, poseraient alors des problèmes agronomiques et environnementaux. Les deux experts spécialistes des flux de gènes ont soutenu cette position comme scientifiquement (et juridiquement) fondée :
On peut considérer que la position française était conforme à l’esprit de l’accord SPS, annexe A, par. 4.
La France avait des raisons valides de suivre l’avis de sa Commission du génie biomoléculaire (CBB) […]. Les scientifiques français étaient bien conscients du fait que les transgènes peuvent être dispersés par voie de pollen ou de grains, rendant difficile une gestion future non problématique des résistances aux herbicides.
43Mais, contournant l’avis des experts, les « juges » décident de condamner la clause de sauvegarde française sur ce colza en arguant que, bien que basée sur un avis de comité scientifique, elle n’avait « pas de relation rationnelle apparente » avec une « évaluation des risques ». Pour eux, le rapport de la CGB
n’évalue pas la probabilité de l’entrée, d’établissement ou de dissémination d’un parasite (dans ce cas des plantes hybrides [plantes issues de croisement entre colza OGM et une espèce sauvage voisine comme la navette, la roquette ou la moutarde, et comportant le transgène]. Il conclut simplement que la « dispersion dans l’environnement [du transgène] est vraisemblable ». Il ne fournit aucune évaluation des impacts biologiques ou économiques des impacts de la diffusion de ces hybrides, ni n’entreprend d’évaluer la probabilité de l’entrée, d’établissement ou de dissémination de ces hybrides […]. Par conséquent, nous ne considérons pas que ce rapport de 2001 […] remplisse tous les critères de l’annexe A(4) [de l’accord SPS].
45Ainsi, une interprétation tatillonne des « juges » sur les éléments que doit comporter une « évaluation des risques » leur permet de disqualifier le rapport de la CGB et de passer outre la déposition des deux experts spécialistes des flux de gènes lors du différend, ce qui lui permet d’aboutir à un jugement conforme aux intérêts des plaignants, des entreprises de biotechnologie et de la libre circulation des OGM.
46En mobilisant les experts sur une base individuelle et auxiliaire, en cadrant leur intervention selon un scénario prédéterminé par une lecture étriquée de l’accord SPS, et en occultant les questions de fond liées aux risques derrière des enjeux de procédure, le Secrétariat et les « juges » ont canalisé la production d’opinions des experts vers une forme étroite, formatée spécialement au service d’une interprétation juridique particulière et restrictive de l’accord SPS, fermant la porte à la précaution. Ce faisant, ils ont amené les scientifiques à exprimer des jugements qu’ils n’avaient jamais tenus avant dans leur arène scientifique ni dans d’autres comités d’experts, par exemple sur la nature utile/inutile des informations supplémentaires pour l’évaluation des risques. La procédure du règlement du différend a donc généré la fabrication de nouveaux énoncés experts, coproduits en même temps qu’une nouvelle doctrine juridique et à son service. Toute l’autorité de cette coproduction repose sur son occultation : la procédure et les partis pris des « juges » infléchissent ou construisent activement certains types d’énoncés experts, mais tout doit être présenté comme si ces énoncés n’étaient que de simples « faits scientifiques » préexistants dans « la science » et importés de l’extérieur de l’arène judiciaire de l’OMC, comme s’ils venaient tout naturellement et comme par enchantement conforter la ligne interprétative des « juges »…
Note
-
[1]
Cf. <www.efsa.europa.eu/en/scdocs/doc/48.pdf>, consulté le 30/08/2012.