CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mes fonctions m’amènent à instruire des dossiers relatifs à la responsabilité médicale mais aussi, et surtout, à la santé publique : affaires du sang contaminé, de l’hormone de croissance, etc. C’est dans ce cadre que le traitement judiciaire rejoint les problèmes sociétaux, et ce, avec le concours récurrent des experts judiciaires : en ce domaine, les décisions de l’instruction ne peuvent pas être prises sans qu’il soit ordonné des expertises médicales et scientifiques, celles-ci étant contradictoires pour les parties. Toute partie civile ou toute personne mise en examen peut, selon le code de procédure pénale, demander une contre-expertise – que j’accorde d’ailleurs systématiquement.

L’expertise judiciaire

2Le cabinet du juge d’instruction du pôle santé reçoit les dossiers des plaintes individuelles en responsabilité médicale, de personnes s’estimant victimes de graves fautes médicales ou de leurs ayant-droits en cas de décès, ceux-ci s’étant constitués parties civiles. Le juge demande aux experts un avis éclairant, par exemple, la chaîne des responsabilités en cas de décès survenant à la suite d’une intervention chirurgicale. L’arbre des causes est alors établi depuis la pré-anesthésie jusqu’aux soins postopératoires. C’est l’expert qui, à l’aide du dossier médical et du dossier infirmier saisis par le juge, reconstitue les faits et met en lumière les éventuels dysfonctionnements dans la chaîne de soins ayant un lien de causalité certain avec le dommage.

3Il est intéressant de comparer les situations des experts travaillant sur les cas individuels et travaillant sur les catastrophes sanitaires faisant de nombreuses victimes, et pour lesquelles l’avis des experts est très important. En effet, concernant les plaintes des associations en responsabilité médicale collective dites de santé publique – par exemple en cas de catastrophe sanitaire, comme le sang contaminé, l’hormone de croissance ou l’amiante –, le raisonnement est semblable, dans la mesure où à côté des expertises individuelles de chaque victime, l’expertise porte sur les connaissances scientifiques de l’époque. On ne peut pas juger des personnes, si elles doivent être jugées, avec les connaissances d’aujourd’hui si le délai d’apparition des pathologies est très long comme pour les cancers, le sida ou la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Ensuite, c’est « l’expertise de l’expertise » concernant la responsabilité éventuelle des conseillers des décisionnaires, compte tenu de l’établissement par les investigations du juge d’instruction de la chaîne d’information sur le danger couru, l’existence des moyens de s’en protéger (par exemple, le chauffage pour les hémophiles ou le test sur les produits sanguins pour les transfusés) et la décision sanitaire elle-même. Les spécialités requises sont alors les spécialités scientifiques pointues et les savoirs sociétaux.

4En effet, les catastrophes sanitaires interrogent les responsabilités sociétales, le contentieux pénal étant pour les victimes le dernier recours face, notamment, à l’opacité dans laquelle les décideurs publics ont pris en compte les avis de leurs conseillers experts. L’affaire du sang contaminé a révélé par exemple que le traitement des produits sanguins et anti-hémophiliques protégeant du sida avait été mis en place trop tardivement. L’instruction concernant le volet non ministériel, qui a abouti à un non-lieu par une chambre de la cour d’appel de Paris (chambre de l’instruction) concernant trente-trois mis en examen, a établi que les médecins spécialistes du Comité national de l’hémophilie avaient mené une étude d’observation sur trois ans de groupes d’hémophiles traités les uns avec des produits chauffés, les autres avec des produits non chauffés. Cette étude démontrait dès décembre 1984, grâce aux premiers tests du docteur Montagnier, que le chauffage des produits sanguins dont bénéficiait le premier groupe protégeait les hémophiles de la contamination. Or, ces médecins ont préféré attendre que les résultats de cette recherche soient d’abord publiés au niveau international avant de prévenir les décisionnaires, de longs mois plus tard, du danger des produits non chauffés…

5Les experts judiciaires ont rendu sur demande du juge d’instruction, beaucoup plus tard lors de la procédure pénale d’instruction, leurs rapports sur la façon dont ces médecins ont, en tant qu’experts nationaux, trop tardivement conseillé responsables politiques et décisionnaires publics. Cet exemple montre le rôle très important des spécialistes pour informer les décisionnaires, ainsi que le rôle des experts judiciaires.

Qui sont les experts judiciaires ?

6Les juges doivent recourir à une liste des personnes qualifiées en tant qu’experts judiciaires inscrits sur une liste de la cour d’appel au terme d’un réel « parcours du combattant » : le dépôt des dossiers inclut des recommandations d’experts judiciaires déjà inscrits ou des avis de la Compagnie des experts judiciaires. La qualité d’expert n’est acquise qu’au terme d’une période de probation de deux ans et à condition d’avoir suivi une formation dédiée.

7Ceci étant, en France, il faut indiquer que seuls les experts judiciaires sont officiellement reconnus en tant qu’experts avec un statut, à l’issue d’un processus réglementé et avec des contrôles spécifiques réguliers. Si ce dispositif n’est pas parfait – notamment parce que les déclarations de compétences sont difficiles à vérifier –, il n’en reste pas moins que ces experts sont indépendants et assignés à une formation permanente et à une responsabilité précise. En effet, dans les autres domaines que le judiciaire (comme par exemple le domaine du conseil des décideurs sanitaires), l’expertise ne fait l’objet d’aucune organisation ni contrôle spécifique. Qui fait de celui-ci ou celui-là un expert ?

8Il est essentiel également de pouvoir identifier les experts des associations, les experts issus des administrations (et dont le rôle est souvent crucial dans les décisions prises par les politiques), les experts industriels, les experts indépendants et les lobbies. Car les dysfonctionnements peuvent être dus à la non prise en compte de l’avis d’un expert indépendant, à l’absence de communication entre experts ou au fait que les décideurs s’appuient sur les avis des experts qui leur conviennent, dits « experts maison ».

9Il est aussi capital de séparer les rôles des experts qui conseillent, de ceux qui décident, chacun jouant son propre rôle en toute responsabilité. Les décideurs ont le devoir d’aller chercher souvent eux-mêmes les informations plus précises sur tels dangers et les moyens de les éviter, car l’expérience montre que les dysfonctionnements interviennent lorsque les chaînes d’information ne parviennent pas jusqu’aux décideurs. Ces experts que l’on peut appeler pré-décisionnaires – qui sont généralement sur ces problèmes de santé publique des experts scientifiques – doivent pouvoir, s’ils ne sont pas indépendants, être compétents dans leur domaine, transparents quant à leur appartenance et respecter une méthodologie précise.

10Ces expertises pré-décisionnelles devraient être interdisciplinaires et collectives afin de mettre en œuvre le principe de prévention sur lequel s’appuie le droit à la vie inscrit à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme.

À la recherche des experts judiciaires de santé publique

11Concrètement, il est très difficile pour un juge d’instruction de trouver des scientifiques non experts judiciaires pour les nommer dans un dossier de responsabilité médicale individuelle ou, surtout, dans un dossier de santé publique. Pourtant, leur concours serait indispensable pour de nombreuses enquêtes judiciaires sanitaires. Les médecins experts judiciaires ont souvent la mission de déterminer des taux d’incapacité de travail, ou d’incapacité permanente et d’autres préjudices divers, etc. Mais il est plus difficile de trouver des experts capables de caractériser le lien de causalité entre les dysfonctionnements dans les dossiers individuels et les dommages, sachant qu’il revient au juge de décider, quant à lui, si les faits caractérisés par les experts constituent des fautes, de négligence ou d’imprudence.

12Mais il est encore plus difficile de trouver des experts capables de mettre au jour les problèmes sociétaux que représentent les affaires de catastrophes sanitaires, afin de démontrer, ou non, la responsabilité de scientifiques ou d’administratifs agissant en tant qu’experts ou sachants dans les phases pré-décisionnelles. Lorsque j’ordonne des expertises assez complexes en pluridisciplinarité, j’ai beaucoup de difficultés à trouver des experts.

13Il faut souligner la grande prise de responsabilité des experts scientifiques qui ont le courage de démontrer certains dysfonctionnements de leurs confrères. Les pouvoirs d’investigation du juge d’instruction mettent souvent en lumière le rôle des leaders d’opinion. Ces enquêtes montrent que la société française reste très opaque et qu’il est très difficile, en dehors des pouvoirs d’investigation du juge d’instruction, de savoir comment et pourquoi ces catastrophes ont été ou ignorées ou mal gérées ou gérées trop tard, alors que les personnes qui ont été contaminées auraient pu être protégées.

14Une vraie avancée consisterait à créer un véritable statut de l’expert pré-décisionnel, nommé et contrôlé par une Haute autorité de l’expertise qui déterminerait la catégorie à laquelle tel expert appartiendrait (administratif, industriel, associatif, indépendant, judiciaire). Celle-ci contrôlerait également les activités des lobbyistes après la création d’un statut de lobbyiste. Car les dossiers de santé publique démontrent fréquemment leur rôle, agissant en toute opacité, mais également le rôle des experts masqués, agissant en faveur de lobbies. Cette Autorité protégerait de plus les lanceurs d’alerte avec la création d’un statut spécifique. En effet dans le cas de dossier du sang contaminé comme dans tant d’autres, les lanceurs d’alerte n’ont jamais été entendus.

15Il faut ajouter que ce droit inaliénable à la vie de la Convention européenne des droits de l’homme est désormais pris en compte par la Cour européenne de Strasbourg, qui condamne depuis 2004 des États n’ayant pas protégé leurs citoyens au cours de catastrophes sanitaires évitables. La Russie a ainsi été condamnée en 2008 pour n’avoir pas protégé les habitants d’un village des coulées de boues qui s’y sont déversées alors que les risques étaient parfaitement connus et que les travaux de protection contre ces risques étaient totalement insuffisants. La condamnation inclut aussi le fait de n’avoir pas ordonné d’enquête pénale aux fins de connaître les dysfonctionnements ayant occasionné décès et blessures, et les responsables de ceux-ci pour éviter que ne se reproduisent des cas similaires. Ces condamnations sont essentielles pour rappeler les États à leurs devoirs.

16La prise de conscience de cette responsabilité des décideurs est désormais européenne et sera bientôt internationale, par la création espérée d’un Tribunal international de l’environnement et de la santé publique.

17L’instruction en France de ce type de dossier de santé publique par des juges indépendants est également importante, car le leitmotiv de toutes les victimes de catastrophes sanitaires n’est pas la demande de sanction, mais l’exigence de la transparence dans les dysfonctionnements afin que les événements ne se renouvellent pas.

18Dans une société du risque telle que la société actuelle, le rôle des experts scientifiques pré-décisionnels est indispensable afin de permettre la mise en œuvre par les autorités sanitaires du principe de prévention, voire du principe de précaution. Le rôle des experts judiciaires est tout aussi indispensable après la catastrophe sanitaire, pour pouvoir en tirer des leçons pour l’avenir. Les chercheurs ont leur place et sont tout à fait utiles et légitimes dans l’un et l’autre type d’expertise.

Français

L’expertise se trouve bien souvent au cœur des dossiers judiciaires relatifs à la responsabilité en matière de santé publique. L’expert est chargé de reconstituer les faits ou d’évaluer le travail de ses collègues agissant comme conseillers des décideurs, pour établir si la qualité de l’expertise et du conseil a été à la hauteur des enjeux sanitaires. En France, les experts judiciaires ont un statut officiel à l’issue d’un processus réglementé et de contrôles spécifiques réguliers. Si cette procédure permet d’identifier clairement les compétences des experts agréés, elle rend difficile, par sa lourdeur, l’accès des chercheurs à ce statut. Par ailleurs, des procédures plus claires permettant de séparer expertise et lobby devraient être mises en place.

Mots-clés

  • expertise judiciaire
  • santé publique
  • catastrophe sanitaire
Marie-Odile Bertella-Geffroy
Marie-Odile Bertella-Geffroy est juge d’instruction et vice-présidente au tribunal de grande instance de Paris. Spécialiste des grandes affaires sanitaires en France, elle a notamment instruit les dossiers de l’amiante, de l’hormone de croissance, de la vache folle ou du sang contaminé.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48378
Pour citer cet article
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