CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, 247 p.

1À travers une discussion digeste des approches privilégiant le dispositif du jeu (game studies) et de celles le considérant avant tout comme une activité (play studies), l’objectif de cet ouvrage est clairement délimité dès les premières pages : décrire le régime d’expérience convoqué par le jeu vidéo.

2Pour cela, Mathieu Triclot s’appuie sur la théorie générale du jeu proposée par Winnicott, qui l’envisage comme une expérience transitionnelle. Son efficacité symbolique réside alors particulièrement dans l’immédiateté des réponses du dispositif aux manipulations du joueur.

3L’ouvrage se décompose en huit chapitres. Après un chapitre introductif plaidant pour une analyse du jeu vidéo comme activité, les deux suivants sont consacrés à définir et circonscrire le régime d’expérience propre au jeu vidéo. Les trois chapitres suivants illustrent comment ces régimes se sont actualisés, des laboratoires de recherche du Massachusetts Institut of Technology (MIT) aux consoles de salon. Les deux derniers chapitres proposent de s’interroger sur la place que prend le jeu vidéo en tant que forme médiatique au sein de la société moderne.

4Le deuxième chapitre s’attache à décrire une théorie du fun en se fondant sur le modèle classique de Caillois. Si les jeux vidéo ne remettent pas en cause sa classification, ils occupent des territoires laissés libres par les jeux traditionnels. Caillois opposait effectivement compétition (agôn) à hasard (aléa) sur un plan et simulation (mimicry) à vertige (ilinx) sur l’autre. Il ajoutait une troisième dimension à ce modèle en distinguant ludus, le jeu suivant des règles, à paidia, le jeu libre. La particularité des jeux vidéo est de mêler compétition, vertige et jeu à règle, là où ils s’opposent dans les jeux classiques. Une autre nouveauté consiste à associer imitation à jeux à règles, là où Caillois voyait une incompatibilité. Les jeux vidéo font donc émerger deux axes originaux du modèle classique de Caillois : une combinaison entre vertige, compétition et calcul et une autre entre simulation et calcul. L’auteur propose de qualifier cette zone d’expérience d’hallu-simulation et profite de cette occasion pour reposer la question leibnizienne de la liberté dans un monde calculé.

5Le troisième chapitre envisage les filiations et particularités de l’expérience vidéoludique. La proximité avec le cinéma, dont le dispositif et les sujets vont inspirer le jeu avant que ce dernier n’en arrive à l’inspirer, est interrogée. De simple support où décliner une histoire, le jeu vidéo développe des relations plus riches avec le cinema dans les années 1990, notamment grâce au CD-ROM et à la 3D. La trace la plus visible de cette évolution réside dans l’apparition des cinématiques. Cependant, au niveau de l’expérience, l’un annule l’autre. Le jeu vidéo possède une irréductible différence due à son interactivité, qui lui permet de créer sa propre esthétique. On ne cherche plus à faire contempler un monde mais à y agir. L’effet de réalisme s’avère donc très différent du cinéma car il repose sur cette action, qui suppose une tension et non un laisser-aller. L’auteur souligne aussi que le cinéma gagne en réalisme par sa profusion de sens : il y a toujours dans les scènes davantage que ce qu’on a voulu y mettre. A contrario, il perd en réalisme par le montage. Le jeu vidéo, pour sa part, ignore le montage et les images y sont le résultat d’une mise en signe, jamais plus. Finalement le jeu propose un rapport au réel sur le mode de l’action et non de l’observation. En cela, l’auteur le rapproche de l’économie numérique et des systèmes de gestion informatisés qui partagent cette même lecture de la réalité comme paramètres permettant la prise de décision et l’action.

6Les trois chapitres suivants décrivent trois écosystèmes actualisant ce régime d’expérience propre au jeu vidéo au cours de son histoire. Ceux-ci, composés de relations à la machine, de régimes d’expérience, de jouissances de l’écran, peuvent être caractérisés par un lieu, un acteur-type, un outil et une forme d’expérience.

7Le premier écosystème concerne la naissance du jeu vidéo dans les laboratoires américains et particulièrement le MIT. Ce que l’auteur nomme « la machine intime ou l’écosystème hacker » se situe donc dans un lieu : l’université. Les acteurs de cet écosystème sont les étudiants, qualifiés de hacker (le terme hack, souligne Triclot, signifie à l’origine une invention ingénieuse). L’outil employé n’est autre que le premier ordinateur permettant la programmation directement sur la machine. La forme d’expérience en découlant réside dans le lien entre le jeu et la programmation, le tout supporté par la machine répondant aux input du hacker et dont la réalisation absolue réside dans la perfection du code proposé par le joueur.

8Le second écosystème est celui de l’arcade, « une histoire de vertiges » selon l’auteur. Le jeu vidéo subit alors une profonde mutation puisqu’il sort d’un milieu communautaire sans objectif de profit pour pénétrer l’univers commercial, d’un espace public mais fermé (l’université) à un espace privé mais ouvert (le centre commercial). Le lieu par excellence est donc constitué par le mall américain. Ses acteurs en sont les consommateurs désœuvrés. L’outil employé consiste alors dans la borne arcade, issue du parc d’attractions et des jeux mécaniques. L’expérience qui en découle est agonistique puisqu’elle consiste à survivre le plus longtemps possible à un système programmé pour dépasser inéluctablement notre dextérité.

9Le dernier écosystème évoqué intègre le salon grâce à un nouvel outil, les consoles de jeux. Le jeu vidéo est alors vendu comme une activité familiale. Les acteurs sont désormais collectifs puisque le foyer entier est visé. Le lieu devient l’espace domestique, où la console prend une place de choix en devenant le premier périphérique se connectant au terminal roi du salon : le téléviseur. L’ouverture à un marché plus vaste entamée avec l’arcade se trouve décuplée. Il pourra désormais y avoir du jeu vidéo partout où se trouve un téléviseur. En revanche, le jeu vidéo se fond dans un espace déjà normé, habitué à des contenus audiovisuels, particulièrement le dessin animé, dont il prendra la forme et l’esthétique. Celui-ci réunit alors ce que l’industrie du jouet ne peut fournir que de manière séparée : des dessins animés proposant un univers diégétique riche à des spectateurs et des figurines redonnant une part active au joueur. La possibilité de jouer de manière illimitée provoque une mutation profonde de l’expérience. D’agonistique, elle passe à l’immersion dans un univers à explorer. Il n’est plus question de préserver son nombre de vies mais d’exploiter un temps limité.

10Les deux derniers chapitres ouvrent une réflexion sur la politique des jeux vidéo. On songe évidemment aux messages véhiculés par leur intermédiaire ou à l’espace des possibles délimité par le jeu. On voit ici la complémentarité avec le soft power qu’exerce Hollywood. Cette vocation propagandiste doit cependant être nuancée selon l’auteur, à la fois par la confusion du message au cours du jeu mais aussi par la facilité avec laquelle les rôles peuvent être intervertis, qui limite d’autant l’identification du joueur. Mais le politique se trouve aussi à un niveau plus essentiel. Fondés sur l’informatique, un outil permettant de créer des mondes symboliques et d’agir dessus, que signifie alors jouer avec ces mondes ? L’informatique participe à une perception du monde réel comme données intégrables, ou non, aux programmes que nous inventons. Le combattant confronté à un drone en fait tout autant l’expérience que le chômeur constituant sa fiche à Pôle Emploi. L’intérêt de cette transformation des choses en données est double : disposer d’une vision synoptique et faciliter l’action à distance. En cela, elle est censée réaliser une vision idéale d’un « capitalisme sans friction » selon les termes repris de Bill Gates, qui, à la lecture du septième chapitre, ressemble sinistrement au « meilleur des mondes ». Les jeux vidéo constituent un terrain privilégié d’observation de ce processus et de réflexion sur la fascination que cette mise en nombre peut provoquer. Enfin, l’auteur souligne une dernière dimension politique dans la position de sujet qu’offrent les jeux vidéo. Quel engagement et quelle sensation d’existence introduisent ces dispositifs débordant largement sur la vie réelle ? Quelle résignation ou émancipation provoquent-ils ? Triclot recourt à la critique des industries culturelles par Adorno pour répondre. Le jeu vidéo provoque en effet un subtil jeu d’identification vacillante qui, sous un niveau superficiel relativement libéral au niveau des représentations, encourage à respecter la politique des nombres évoquée au chapitre précédent. Les injonctions identitaires incluses dans les programmes encouragent donc à respecter les normes de la société de consommation.

11La lecture est stimulante, oscillant entre théorisation du jeu vidéo et détail de son histoire. Soulignons à ce titre que l’auteur dépasse la tâche qu’il s’était fixée en début d’ouvrage. À travers le panorama historique des dispositifs vidéoludiques ayant émergé et dans lesquels le joueur se trouve immergé, c’est une véritable histoire du jeu vidéo qu’il nous propose – une histoire d’autant plus agréable à parcourir que l’on sent la passion de l’auteur. On regrette uniquement que la description des régimes d’expérience s’arrête aux portes de la 3D et des jeux connectés, que l’auteur évoque rapidement pour reconnaître qu’ils mériteraient une description aussi détaillée (les intéressés trouveront quelques pistes dans l’interview de l’auteur dans le numéro spécial de Sciences Humaines n° 26 consacré aux cultures pop).

12Ajoutons que la description fine des régimes d’expérience proposés par le jeu vidéo se verra rapprochée avec profit des récents travaux portant sur l’économie de l’attention pour replacer cette industrie culturelle au sein des enjeux socioéconomiques actuels. Citons notamment ceux de Dominique Boullier (Réseaux, n° 154, 2009), qui identifie précisément dans le régime d’immersion, caractéristique des jeux vidéo, l’une des évolutions majeures des dispositifs de captation de l’attention attirant l’intérêt des industries culturelles et médiatiques. Les différents régimes détaillés dans l’ouvrage peuvent alors être envisagés comme autant de modèles de dispositifs de captation.

13Alexandre Coutant,

14ELLIADD, EA 466

15Université de Franche Comté

16Courriel : <coutant.alexandre@gmail.com>

Jacqueline Deguise-Le Roy, Les Solidarités à l’épreuve de la pauvreté, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2012, 248 p. Préface de Bernard Valade

17Comment lutter contre la pauvreté ? Plus précisément, depuis l’avènement du capitalisme, comment appréhende-t-on la lutte contre la misère sociale de manière théorique et législative, en France et en Angleterre ? Cette interrogation est le fil rouge de Jacqueline Deguise-Le Roy, docteur en sociologie, qui décompose sa réponse en deux temps : une première partie de quatre chapitres intitulée « Comprendre la pauvreté » et une seconde partie, elle aussi de quatre chapitres, nommée « Maîtriser la solidarité ? ». Le livre s’achève par une conclusion synthétisant l’ouvrage. Dans sa préface, Bernard Valade précise que la première partie est consacrée à l’émergence d’une appréhension de la pauvreté en termes d’économie politique qui se détache lentement de la perception religieuse, tandis que la seconde montre comment la notion de solidarité englobe, peu à peu, la question de la pauvreté. De plus, il souligne, avec juste raison, un des points forts de cet ouvrage : une analyse comparative mettant en jeu deux dimensions : l’espace (mise en miroir du contexte anglais et français) et le temps (description couvrant plus de deux siècles).

18Ce n’est pas le seul point fort de ce texte qui, outre un plan cohérent et équilibré, un style sobre et efficace, présente l’avantage de proposer une synthèse conclusive de chaque chapitre, ce qui permet au lecteur de reconstituer le fil du raisonnement. De plus, cet ouvrage rappelle certains éléments oubliés de notre passé comme les colonies agricoles pour les pauvres et propose de belles pages comme la comparaison entre Rawls et Bourgeois. Par ailleurs, l’auteur milite en conclusion pour une réévaluation de la notion de réciprocité qui rejoint les préoccupations qui étaient les nôtres lors de l’écriture du n° 36 d’Hermès consacré à l’économie solidaire (même si l’auteur n’évoque pas cette notion). Enfin et surtout, sur le plan théorique, cet ouvrage a le mérite de souligner trois éléments importants. Premier élément, la persistance des maux. Le capitalisme engendre des problèmes en termes d’inégalités sociales et de lutte contre la pauvreté qui se posent à peu près dans les mêmes termes depuis deux siècles, si bien que l’on peut se demander, avec l’auteur, si la solution durable à la pauvreté ne passe pas par la sortie du capitalisme. Deuxième élément, Jacqueline Deguise-Le Roy montre parfaitement, dans la seconde partie, combien les incantations politiques à la solidarité s’accompagnent en réalité de peu de progrès dans la lutte contre la pauvreté, comme si englober le problème dans une question plus vaste permettait, au fond, de ne pas le traiter. Troisième et dernier élément, central à nos yeux, l’auteur parvient à tisser un fil conducteur montrant comment la notion de solidarité constitue à la fois une évolution – un point de passage entre la charité curative du xixe siècle et la protection sociale préventive du xxe siècle – et une régression – retrouver au xxie siècle les questions du xixe, habillées sous le vocable de l’équité.

19Pour expliquer les insuccès chroniques des politiques publiques de lutte contre la pauvreté, l’auteur utilise le concept de déflexion, défini de la manière suivante : « processus de légitimation des écarts entre les objectifs désignés et les résultats observés, faisant accepter avec bonne foi et bonne conscience que les fins ne soient jamais totalement au rendez-vous ». Si nous soulignons la volonté intellectuelle de fournir un concept nouveau, nous ne partageons pas l’enthousiasme de Bernard Valade quant à la portée heuristique de cette notion. Non pas en raison de son inadéquation avec l’objet étudié, mais à cause d’une construction théorique de ce concept beaucoup trop rapide (moins de deux pages) à notre goût. Cette dernière n’explique ni le passage des sciences physiques aux sciences sociales ni les chevauchements (et/ou les différences) avec d’autres concepts comme celui d’effets pervers (évoqué par l’auteur) ou d’écologie de l’action (non mentionné par l’auteur). Du coup, la démonstration perd beaucoup de sa force. D’autant plus qu’à certains moments, l’analyse est trop rapide (le deuxième chapitre, consacré aux définitions économiques de la pauvreté, passe très rapidement sur l’économie sociale en faisant l’impasse sur l’associationnisme ouvrier), trop datée (les passages dédiés à la vie associative contemporaine s’appuient sur des références antérieures à 2001, année du centenaire la loi de 1901 qui a pourtant vu la parution de dizaines d’études renouvelant profondément la compréhension de la vie associative), ou trop partielle (les écrits de Thomas Paine, inventeur de l’allocation universelle proposée comme solution aux impasses de la politique de lutte contre la pauvreté, ne sont pas étudiés dans les pages étudiant le revenu minimum d’insertion). Enfin, pour en terminer avec les regrets, la prise en compte de l’Union européenne dans les politiques contemporaines de lutte contre la pauvreté est très faible et manque fortement à la description de ces dernières.

20Malgré ces limites, sérieuses mais non rédhibitoires, l’ouvrage par sa méthodologie comparative et les éléments théoriques mis en lumière, mérite assurément d’être lu avec attention.

21Éric Dacheux

22Université Blaise Pascal (Clermont université)

23« Communication et solidarité » (EA 4647).

24Courriel : <eric.dacheux@univ-bpclermont.fr>

Florence Millerand, Serge Proulx et Julien Rueff (dir.), Web social. Mutation de la communication, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, 374 p.

25L’ouvrage sera utile aussi bien au chercheur qu’à l’enseignant en sciences sociales. Avant de préciser l’ambition théorique dont témoigne l’ouvrage, il faut en effet souligner sa qualité de photographie du champ des recherches francophones sur les développements contemporains du web. Collectif et pluridisciplinaire, ce volume comprend vingt-trois contributions qui associent trente-quatre auteurs. La table des matières, bien construite, donne aussi le plan de chaque texte, ce qui permet au lecteur de trouver facilement ce qui l’intéresse. L’ouvrage alterne synthèses et analyses de façon équilibrée : des réflexions plus théoriques – par des auteurs reconnus – et des études de cas. Les points théoriques livrent à la fois une introduction aux travaux de leurs auteurs et leurs pistes de recherche les plus récentes. Les études de cas témoignent de l’ambition d’appuyer des analyses claires sur un véritable souci des faits. On peut regretter l’absence de conclusion, mais l’exercice encyclopédique, assez proche de celui d’un manuel, s’y prêtait mal.

26Les contributions sont organisées en cinq parties, allant du collectif à l’individuel, ou plutôt du média à ses fonctionnements locaux : « De la démocratie participative à la citoyenneté numérique » ; « Ferments d’une culture participative » ; « Lien social, identités, nouvelles solidarités » ; « Des dispositifs aux situations d’usage » ; « Regards critiques sur l’idéal du web relationnel ». Ce plan semble livrer à lui seul une proposition assez forte pour que l’on s’y arrête : les nouvelles transformations à l’œuvre sur Internet sont avant tout une dynamique médiatique en cours, dont il faut repérer tout autant les potentiels que les risques.

27Le titre du livre, « Web social », est au premier abord un peu ambivalent. Il ne s’agit pas en effet du web dans sa généralité, mais de ses formes nouvelles, plus couramment désignées sous les labels de « web participatif » et de « web 2.0 ». La plupart des communications sont issues du colloque « Web participatif : mutation de la communication ? », organisé dans le cadre du 76e Congrès de l’Association francophone pour le savoir à Québec en 2008. Comme le précise l’introduction : « Si, d’emblée, tout réseau (web) s’inscrit dans le registre du lien, le web social mettrait au premier plan la propriété de mise en relation des personnes. » Outre cette délimitation de l’objet, l’expression de « web social » témoigne d’une ambition. Le constat du développement d’une dimension relationnelle de la communication sur Internet se prolonge dans l’affirmation de la centralité de cette dimension et surtout dans l’hypothèse qu’il y a quelque chose de commun aux diverses formes prises par le web participatif. Il s’agit de la « mutation de la communication » qu’annonce le sous-titre, propre au rapprochement du « média » et des échanges multidirectionnels : « Les interactions médiatisées constituent en effet le pivot de ces dispositifs, non seulement à travers les multiples transactions des utilisateurs avec les contenus, mais aussi dans la constitution des réseaux sociaux entre les usagers. » Les auteurs ont toutefois la prudence de ne pas prétendre à la généralité de ce modèle, décrit comme une transformation graduelle plutôt que comme révolution, et de souligner le caractère toujours situé de ses appropriations.

28L’entrée par le dispositif médiatique est donc considérée comme plus pertinente que l’entrée par les interfaces – sans que l’analyse de ces dernières soit pour autant négligée. La première conséquence en est méthodologique. Le parti-pris commun, lisible en filigrane par-delà la diversité des contributions, est celui d’une pragmatique de la communication partant des usages et poussant l’analyse jusqu’aux interfaces. Au-delà de ce rapprochement a posteriori et a minima, la pluridisciplinarité de l’ouvrage ne va néanmoins pas sans une certaine disparité, chaque chapitre exposant sa propre méthode.

29La première partie, apparemment la plus générale, porte sur la démocratie et la citoyenneté. Car ce qui change en profondeur pour les auteurs est d’abord le sens politique de la communication médiatique, qui n’est plus seulement inscrite dans une relation du centre à ses périphéries. Ainsi, le « web social » est tout au long de l’ouvrage un outil de communication qui dresse des tensions traversant nos sociétés, parfois pour les révéler et les exacerber, mais aussi souvent en leur ouvrant des voies nouvelles de résolution. Parmi les tensions explorées, citons celles passant entre : projets émancipateurs (chapitre 2) ; conceptions de la valeur et du consommateur (chapitre 6) ; formes d’attachement du public aux œuvres d’art (chapitre 7) ; formats d’engagement communautaire (chapitre 11) ; représentations de soi (chapitre 12) ; intérêts individuels et collectifs dans les communautés épistémiques (chapitre 14) ; prescription et participation sur les sites d’information (chapitre 17) et les forums de discussion médicale (chapitre 19).

30Cette mise en évidence de la dimension politique du « web social » explique bien l’importance accordée aux arrangements situés : le politique est affaire de choix, individuels, collectifs et institutionnels. Ainsi, la force et la cohérence de l’ouvrage tiennent sans doute à la fois à ce souci du détail des montages sociaux locaux et à une attention aux potentialités de transformation portées par les nouvelles formes de communication. Le format adopté pour les textes est sans doute mal ajusté à la richesse d’une présentation réellement ethnographique – alors que l’ouvrage plaide pour une prise en compte détaillée des processus situés. Néanmoins, quoiqu’un peu allusifs, les textes sont toujours clairs dans leurs propositions analytiques. Sans avoir la place de citer tous les terrains abordés, donnons une idée de leur diversité. Julien Bouillé suit le rôle d’Internet dans les processus de mobilisation du consumérisme politique (chapitre 3). Suzy Canivenc montre la transformation bureaucratique du fonctionnement de Wikipedia (chapitre 4). Mélanie Milette retrace l’émergence d’un style du podcasting indépendant montréalais (chapitre 8). Julien Rueff observe une mise en visibilité d’une minorité sexuelle dans le jeu World of Warcraft (chapitre 13). Christian Licoppe, Serge Proulx et Renato Cudicio décrivent la formation du genre communicationnel de la « question rapide » sur des messageries instantanées à usage professionnel (chapitre 15).

31Cette mise en évidence de la dimension politique du « web social » – à la fois comme potentialité du dispositif médiatique, et comme choix et richesse des arrangements situés – souligne l’actualité du questionnement. Le web est en train de se construire sous nos yeux. Et ses ambiguïtés sont nombreuses, notamment entre démocratie et marketing (chapitre 2). C’est en ce sens qu’il faut comprendre la dernière partie, qui assume pleinement la responsabilité du chercheur face à ces développements : responsabilité d’analyse certes, mais également de distanciation et de réflexivité. Sont alors réenvisagées d’un point de vue résolument critique les questions de la protection de la vie privée (chapitre 20), de la mise au travail des usagers (chapitre 21), des consensus issus de la participation (chapitre 22) et du rôle que celle-ci pourrait avoir à terme au sein des chaînes d’information (chapitre 23).

32Enfin, plusieurs critiques peuvent être adressées à cet ouvrage. En premier lieu, il n’offre pas de synthèse des résultats des textes rassemblés, hormis les résumés très éclairants dans l’introduction. Toutefois, dans la mesure où les dynamiques étudiées ne sont pas encore stabilisées, les synthèses sont peut-être tout simplement sujettes à caution. Pour cette raison, plus qu’une conclusion, on regrette l’absence d’une introduction à chacune des cinq parties. Une critique plus sérieuse concerne l’absence de cartographie d’ensemble alors que l’occasion semblait pourtant idéale. En effet, le nombre des contributions et la portée des questionnements témoignent de l’ambition de couvrir le terrain. Et, dans les textes eux-mêmes, les typologies ne manquent pas. Pourtant le lecteur est souvent laissé un peu seul pour juger du caractère particulier, ou général, des observations et des réflexions présentées. En particulier, une fois qu’il a été dit que le « web social » n’était pas tout le web, on n’en saura pas beaucoup plus sur la place respective des différentes formes étudiées par rapport aux formes plus traditionnelles. Seule la dernière partie, par son orientation critique, pose clairement cette question des liens entre nouvelles formes de communication et formes plus traditionnelles. Ailleurs, la question est présente, mais en arrière-plan, avec des formulations et des réponses très situées.

33Manuel Boutet

34IDHE

35Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

36Courriel : <manuel.boutet@free.fr>

Bertrand Richet (dir.), Le Tour du monde d’Astérix, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, 313 p.

37Cet ouvrage collectif constitue les actes du colloque du même nom qui s’est tenu à la Sorbonne en octobre 2009. Il s’agit, à la fois, de mieux cerner l’univers d’Astérix et de comprendre l’expansion internationale du héros gaulois.

38Le texte se décompose en quatre parties. La première, « Astérix autour du monde », est consacrée à la diffusion internationale de cette bande dessinée traduite dans plus de cent langues et dialectes. La seconde partie, « Autour du monde d’Astérix », cherche à comprendre les raisons de ce succès international. La troisième partie, la plus importante avec huit communications, se nomme « Le tour du monde d’Astérix » et analyse les problèmes de traduction posés par l’œuvre de Uderzo et Goscinny. Enfin, la dernière partie, « Les mondes d’Astérix », se centre sur les différentes adaptations d’Astérix au cinéma ou en jeu vidéo.

39Ce livre, bien entendu, intéressera tous les fans d’Astérix, puisqu’il fourmille d’anecdotes et de chiffres inédits. Surtout, il présente, pour tous les chercheurs s’intéressant à la communication, plusieurs centres d’intérêt. Tout d’abord, il montre que la bande dessinée est un sujet de recherche à part entière, trop délaissé par les sciences de l’information et de la communication [SIC] (seulement deux chercheurs sur les 21 contributeurs). Pourtant, cet ouvrage le montre clairement, la bande dessinée peut déboucher sur deux questions de plus en plus prégnantes en SIC. La première est celle de la communication interculturelle. Astérix connaît un succès dans le monde entier sauf aux États-Unis et au Japon. Pourquoi ? Cet ouvrage avance des explications pertinentes, mais limitées : il y aurait des études en réception à mener, des analyses plus poussées à conduire sur les stratégies des acteurs économiques, etc. De même, cet ouvrage souligne l’importance de la traduction – linguistique, mais aussi iconique. Or il y a dans ce domaine – la traduction de la communication non verbale – tout un pan de recherche qui devrait intéresser les chercheurs spécialisés dans la communication interculturelle. La deuxième question que permet d’aborder frontalement la bande dessinée est celle de l’intermédialité. Tous les héros ou presque sont devenus, à l’image d’Astérix, des personnages de dessins animés, ont été incarnés par des acteurs au cinéma ou sont devenus des protagonistes de jeu vidéo. Quels sont les enjeux économiques et culturels de ces incarnations successives ? Quelles sont les différences narratives d’un support à l’autre ? Quels sont les effets de cette démultiplication sur l’image que le public se fait du héros ? Ces questions sont, en partie, abordées avec finesse dans la quatrième partie, mais mériteraient un traitement plus exhaustif par les SIC.

40Si ce livre ouvre des problématiques qui enrichissent les SIC, il souffre aussi, à l’inverse, d’une ouverture insuffisante à cette discipline. La bande dessinée n’est jamais abordée comme un média, aucune analyse en réception n’est présentée et, à part une allusion dans le troisième texte, aucune analyse en termes d’industrie culturelle n’est proposée. De même, si cet ouvrage donne la parole à des traducteurs professionnels, il ne la donne pas à d’autres acteurs comme les auteurs ou scénaristes, qui auraient pu enrichir l’analyse en essayant de cerner l’influence d’Astérix sur les auteurs de bande dessinée, francophones ou non. Enfin, on peut regretter que cette entreprise scientifique de légitimation de la bande dessinée comme objet scientifique ne cite jamais une autre entreprise similaire : le n° 54 de la revue Hermès (« La bande dessinée : art reconnu, média méconnu ») sorti pourtant en 2008, un an avant ce colloque.

41Au total, il s’agit là d’un ouvrage stimulant, qui montre la nécessité d’un rapprochement plus étroit entre chercheurs en SIC et civilisationnistes pour une meilleure compréhension des productions culturelles internationales contemporaines.

42Éric Dacheux

43Université Blaise Pascal (Clermont université)

44« Communication et solidarité » (EA 4647).

45Courriel : <eric.dacheux@univ-bpclermont.fr>

En ligne

Béatrice Galinon-Mélénec (dir.), L’Homme trace, perspectives anthropologiques des traces contemporaines, Paris, CNRS éditions, 2011, 410 p.

46Ce gros volume rassemble les contributions de dix-huit auteurs, dans le défi pleinement revendiqué d’origines pluridisciplinaires et de rattachements institutionnels bien différents. Le projet d’origine était relativement modeste, individuel : partant des paramètres en jeu dans toute communication interpersonnelle, relier la notion de « signe-trace » et celle d’« Homme-trace », dans la dimension théorique et pratique. Une approche sémiologique, en somme, qui laissera sa « trace » dans un des chapitres du présent volume. La tâche impossible du repérage de l’infinité des « objets » à interpréter conduit Beatrice Galinon-Mélénec à convier différents collègues, chercheurs, amis, à se réunir pour un travail de contributions personnelles autour de cette interrogation partagée, dans le respect des approches disciplinaires différentes.

47Donner cohérence à ces voix multiples à partir de voies aussi différentes (et sur un laps de temps relativement long) représente un deuxième défi pour la directrice de l’ouvrage, soucieuse de respecter l’apport de chacun : aussi, la structure un peu déconcertante, se présente-t-elle dans une construction ni temporelle, ni empirique, ni disciplinaire. En point de départ, le choc d’une image, l’empreinte du premier pas d’un homme sur la Lune, « universellement » diffusée sur toutes les chaînes du monde, puis aussitôt la question centrale : notre siècle est-il celui de la trace, de la traçabilité, d’une étendue spatiale et d’une durée de vie telle qu’il est impossible d’effacer ses traces, de se rendre invisible, de ne plus offrir prise à autrui ? Interrogation anthropologique, sans aucun doute. Dès les époques antérieures, toute vie humaine, tout comportement se nourrit des traces (saveurs, cicatrices, mémoire, usure) que l’interaction avec l’environnement implante en soi, consciemment ou pas. Toutefois, l’explosion contemporaine des outils de communication et de contrôle, incluant les puces dans les textiles, ou les implants sous la peau, vient accroître le poids, la gravité de l’interrogation initiale. « En ce sens, cet ouvrage lui-même est trace ; une trace matérielle, le livre ; et plus immatérielle, celle de l’état des connaissances des auteurs […]. La lecture également est trace du processus d’interprétation du texte, trace des connaissances du lecteur ». Et pour compléter cette composition en abyme, ajoutons-y les choix des fragments repérés par l’auteur de ce compte rendu.

48La masse et la densité des contributions imposent une prouesse architecturale, un choix : ni le déroulement temporel du séminaire ni le classement par approches disciplinaires n’ont été retenus ; après une reprise du tout premier travail conceptuel d’origine de quarante pages, s’amorce la description d’un itinéraire où un certain nombre d’auteurs posent leurs jalons, en termes simples et synthétiques. Le lecteur pressé trouvera là une vision rapide, mais dense de l’ensemble du travail.

49Puis l’ouvrage se décompose en trois livres intitulés : I Les questions de langage ; II Le corps comme entour sémiotique ; pour se prolonger (III) dans une réflexion sur l’intentionnalité de la marque, avant de reprendre d’une façon un peu scolaire (ou académique !), point par point, les acquis pour rebondir vers d’autres interrogations fortes telles que le poids des institutions, les frontières entre l’homme et l’animal. Au cas où le lecteur en réclamerait davantage, promesse est faite que d’autres textes sont à paraître, tant fut riche la récolte des abeilles butineuses, dans l’abri bienveillant du laboratoire CDHET du Havre (Communication et développement des hommes, des entreprises et des territoires). Rendons l’hommage mérité à la directrice de cet ouvrage, reine de la ruche et désormais à la tête d’un réseau international.

50Michel de Montaigne recommandait de faire son miel de toutes fleurs (repoussant la notion de pensée unique). Que me soit accordée la liberté d’indiquer les nectars d’excellence, à mes yeux, tant ils nourrissent les interrogations immédiatement contemporaines. Principalement le livre III quand la trace devient marque, le plus souvent d’infamie. Si les distinctions honorifiques font l’objet d’un texte humoristique, les articles consacrés aux luttes contre les intrus, les sans-traces et sans-papiers, ou encore aux traces des dominations coloniales, dépassent le stade de la connaissance pour déboucher sur une interrogation éthique concernant notre société et son inhumanité. En ce sens, ce travail « sémiotique » au départ relève bien au final des sciences humaines et sociales dans leur globalité.

51Anne Marie Laulan

52Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC)

53Courriel : <anne-marie.laulan@iscc.cnrs.fr>

Jérôme Maucourant, Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, Flammarion, coll. « Champs, essais », 2011, 257 p.

54Cette réédition, augmentée et en poche, de l’ouvrage de Jérôme Maucourant, donne l’occasion de présenter l’œuvre encore trop méconnue de Karl Polanyi (1886-1964), penseur pourtant essentiel pour comprendre la crise que nous traversons. À la croisée de l’histoire, de l’anthropologie, de l’économie et de la science politique, l’œuvre de Polanyi recèle des concepts permettant de rejeter les dogmes de l’économie orthodoxe et de comprendre les liens entre société démocratique et marché.

55Pour mettre en lumière la portée heuristique de ces concepts, l’ouvrage se décompose de la manière suivante : une préface d’Alain Caillé qui réussit le tour de force de résumer les thèses de quarante ans de recherches en huit points clefs qui, tous, vont à l’encontre de la fiction selon laquelle il existerait un marché autorégulé qui serait le prolongement naturel de la tendance originelle de l’homme à échanger des biens. Puis, après une courte introduction rappelant son approche résolument interdisciplinaire, le premier chapitre dresse une biographie intellectuelle de Polanyi, né en Hongrie, qui a vécu en Autriche et qui a dû s’exiler en Angleterre avant de finir ses jours aux États-Unis. Le chapitre deux ancre les travaux de Polanyi dans le courant institutionnaliste (empiriquement, le marché n’est pas un processus autocréateur et autorégulé ; il est, depuis les débuts de l’histoire humaine, encastré dans des règles sociales) et aborde sa distinction essentielle entre deux approches de l’économie : une approche formelle (dominante) qui fait de l’économie une science du calcul de l’affectation des ressources rares, et une approche substantive (inspirée de Marx et Menger) pour qui l’économie est l’ensemble des interactions entre l’environnement et l’homme en vue d’assurer la subsistance de ce dernier. Le chapitre trois est consacré à La Grande Transformation – livre phare puisqu’il permet, d’une part, la distinction entre une société avec économie de marché et société de marché et qu’il émet, d’autre part, une thèse forte : la croyance des élites dans la thèse d’un marché autorégulateur a conduit, en marchandisant la terre (c’est-à-dire la nature), le travail (l’homme) et la monnaie (le pouvoir) à saper les bases anthropologiques du vivre ensemble, ce qui a occasionné des « contre-mouvements » violents – car désespérés – qui ont conduit aux totalitarismes. Thèse qui retrouve une nouvelle vigueur dans l’Union européenne où la crise économique s’accompagne de la poussée de mouvements populistes dangereux pour la démocratie. Le chapitre quatre est, dès lors, dédié aux propositions de Polanyi pour échapper à la barbarie engendrée par une société de marché, c’est-à-dire une société où l’économie s’est désencastrée, s’est autonomisée des règles politiques, culturelles et religieuses. Entre barbarie totalitaire et capitalisme destructeur de la subsistance de l’homme, il existe pour l’économiste hétérodoxe, la voie pour un socialisme non marxiste, sensible à la question écologique, qui s’appuie sur une démocratie participative des ouvriers et des employés pour briser l’autorégulation de l’économie généralement défendue par les représentants des couches les plus aisées. Le livre s’achève par une double conclusion. La première, présente dans l’édition originale, s’interroge sur la réception de l’œuvre Polanyi et montre les points d’appui que cette œuvre peut apporter dans la lutte contre le néolibéralisme. La deuxième, une postface inédite, insiste, après Fukushima, sur la dimension écologiste de l’œuvre de Polanyi qui, plutôt que d’améliorer le monde, propose, plus sagement, de l’habiter.

56Un livre clair, pédagogique, qui montre la richesse des approches interdisciplinaires et invite chaque chercheur, dans le sillage d’Edgar Morin, de Dominique Wolton ou de Karl Polanyi, à emprunter les chemins exaltants de l’indiscipline.

57Éric Dacheux

58Université Blaise Pascal (Clermont université)

59« Communication et solidarité » (EA 4647).

60Courriel : <eric.dacheux@univ-bpclermont.fr>

Coordination 
Brigitte Chapelain
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48424
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