1La vie et l’œuvre de Roland Moreno sont un pur défi adressé aux logiques scientifiques et industrielles dominantes en France depuis un demi-siècle : l’inventeur de la carte à puce – une des rares réussites industrielles françaises dans le domaine des technologies de l’information, si ce n’est la seule – était un autodidacte à dominante littéraire, comme il se définissait lui-même, un Géo Trouvetou échevelé amoureux des machines, mais aussi des mots et de l’écriture, un Huron perdu dans l’Université tout comme dans les milieux d’extrême gauche soixante-huitards ou du journalisme. Sans rien renier de sa personnalité, il a su mener à la réussite, au bout de longues années difficiles, une aventure technique et industrielle hors-norme.
2Raconter un itinéraire aussi foisonnant serait une gageure. Il laisse heureusement trois ouvrages où il se raconte fort bien lui-même, avec un indéniable talent littéraire, en innovant là aussi sur le fond comme sur la forme : Carte à puce, l’histoire secrète (2001), et surtout Théorie du bordel ambiant (1990) et Victoire du bordel ambiant (2011).
3Je me contenterai de les résumer à grands traits, dans l’espoir de donner envie au lecteur de se régaler auprès des textes originaux.
4Né dans une famille juive du Caire en 1945, il regagne la France avec sa mère dans les années 1950. Son père reste sur place – pour ne pas abandonner sa vieille maman ? Parce qu’il estime que Roland est le fils du pianiste ? Ces interrogations marqueront l’obsession de Roland Moreno pour les questions d’identité et d’existence. Alors que ses études au lycée Montaigne semblent le destiner à la voie scientifique, il s’inscrit en Lettres à Censier, mais ne tarde pas à abandonner. Il exerce alors entre autres les métiers de tourneur de ronéo à la MNEF, de coursier à L’Express, de pigiste à Détective, ruinant au passage ses espoirs de carrière dans le journalisme. Mais ces années sont aussi marquées par une passion dévorante pour la conception et la réalisation de machines, particulièrement pour le bidouillage de circuits électroniques. Attention, ne pas confondre cette passion pour des machines somme toute matérielles, avec celle des geeks informaticiens d’outre-Atlantique, encore dans l’œuf à cette époque : il se méfiera toujours du logiciel, lourd quand on le compare aux très réactifs circuits câblés, peu fiable car invérifiable de fait, non protégeable de surcroît pour son créateur. Seul trouvera grâce à ses yeux le monde d’Apple, dans lequel baigne son ami Jean-Louis Gassée.
5Sans plans, il plonge des heures durant dans la construction de montages improbables aux liasses de câbles aussi hirsutes que sa chevelure : d’abord une calculatrice de 5 kilos, légèrement buggée sur les multiplications (2 × 3 = 7 ; 5 × 5 = 26) et réalisant de façon originale les divisions par approximations successives ; puis la machine « Matapof » à tirer à pile-ou-face, à niveau de triche réglable, qui lui vaudra un franc succès dans les couloirs de L’Express où il officie comme grouillot… Viennent les années de galère des débuts de la carte à mémoire, pendant lesquelles une nouvelle invention « inutile » lui permet de survivre : le « Radoteur » est un générateur de mots nouveaux à partir de tout texte ou liste de mots qu’on lui place en entrée. Par tirage dans ce texte d’un enchaînement de bigrammes (séquences de deux lettres), un peu sur le principe « Marabout, bout de ficelle, selle de cheval, etc. », on engendre un torrent de mots nouveaux qui ressemblent à leurs géniteurs, au fil duquel on pourra recueillir quelques perles, comme merdure, vachiasse, glanglaviot à partir d’une liste d’injures… L’application gagnante sera la génération de noms de produits, de marques ou d’entreprises, lancée en collaboration avec son ami Marcel Botton. Ainsi d’une liste mélangeant des noms de fleurs, des prénoms féminins, des insultes et des noms d’États américains émergeront par exemple viridiane, romarine, ou floriolette.
6Bien d’autres initiatives suivront. Signalons seulement la tentative de « musique augmentée » de ce fanatique de Bach, les Célimènes (voir <ax.itunes.apple.com/fr/podcast/id299862692>), sorte d’extension multimédia du projet de l’Oulipo…
7La grande affaire est en 1974 l’invention de la carte à mémoire, idée née de la rencontre d’une utopie toute simple – supprimer l’argent physique – et d’une technologie tout juste arrivée sur le marché, celle des mémoires inscriptibles de façon irréversible, les PROM (Programmable Read Only Memories ou, de façon plus claire, One Time Programmable Memory). Suite à la révélation un soir sur Électronique Hebdo de cette disponibilité, Roland Moreno se lance dans un bluff risqué qu’il gagnera de justesse en organisant auprès de milieux bancaires une réunion de présentation de prototype. Celui-ci n’existe pas, il a quinze jours pour le construire ! Il s’agit de mettre en communication une « chevalière-porte-monnaie » à quatre contacts et un « terminal commerçant » la débitant d’une certaine somme (sans triche possible du fait du caractère matériel de l’information gravée de façon irréversible dans la bague), le tout sans la moindre idée de réseau, sans Big Brother à l’horizon. La suite illustre le vieil adage de l’aviation – inventer n’est rien, construire est peu de chose, mettre au point est tout… – mais illustre aussi les difficultés de l’inventeur individuel face à l’inertie des grosses institutions, et face aux requins de la banque et de l’industrie. Il réussit l’exploit – rare au regard d’un grand classique de l’histoire des start-ups – de ne pas se faire débarquer de la structure qu’il a créée (l’association, puis société, Innovatron) ; son récit savoureux est à lire absolument ! Il parvient à défendre ses brevets pendant les vingt ans de leur durée de vie, à promouvoir leur exploitation industrielle en France par la société Gemplus (qui sera longtemps la plus grosse productrice mondiale de cartes à puce) et même à rebondir à la suite de leur chute dans le domaine public en 1994 (cartes SIM, technologie sans contacts, puces radio RFID, etc.).
8Il est temps de revenir sur le style qui imprègne la vie de Roland Moreno. Rien de mieux pour cela que de parler de son dyptique sur le « bordel ambiant ».
9Théorie du bordel ambiant et Victoire du bordel ambiant sont des œuvres inclassables, mélanges de réflexions mi-sérieuses, mi-déjantées sur à peu près tous les sujets, progressant surtout par association d’idées, incidentes et sous-incidentes, catalogues soigneusement numérotés d’obsessions, d’observations quotidiennes… Dans ce dernier genre, je recommande particulièrement les « Moments de solitude » qui rythment Victoire, compilation de légères frustrations quotidiennes, comme :
- 5111 Faire ses courses en poussant un caddie qui couine ;
- 6700 Créneau qui s’annonce difficile, devant une terrasse bondée ;
- 3885 Nom de ville inaudible dans le haut-parleur du TER désert ;
- 615 Cadeau déjà empaqueté dont on ne sait plus ce qu’il y a dedans.
10Pour en revenir au « bordel ambiant », notre énergumène avait aussi prévu « des versions à l’œil pour ses potes internautes » :
- une version « hyperlivre » de Victoire [2] pas encore parfaite techniquement dans un monde où le livre électronique n’a pas encore trouvé sa forme définitive, telle la bicyclette se demandant quelle taille donner à ses roues et où mettre le cycliste, avant de converger au début du xxe siècle vers sa forme séculaire ;
- des versions « brutes de fonderie » de Théorie et Victoire, à la typographie hasardeuse, mais à accès possible par le contenu [3]. On trouve aussi un fichier pdf de Carte à puce, l’histoire secrète [4].
Notes
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[1]
Simondon, G., Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958 [réédition, 2001].
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[2]
Voir : <vba.bordelambiant.com>, consulté le 31/08/2012.
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[3]
Voir : <www.rolandmoreno.com/consult/tba1/index.html>, consulté le 31/08/2012, et <tba2.net/20110429104500_0/VBA_29.4.11.pdf>, consulté le 31/08/2012.
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[4]
Voir <www.tba2.net/20100604054500_1/pdfZ1OWSyTKYj.pdf>, consulté le 31/08/2012.