1Bien que couramment utilisée dans les discours médiatiques, la notion d’« arrogance » reste peu analysée. Au-delà de l’invective qu’elle constitue généralement, l’arrogance mérite d’être considérée, selon nous, du double point de vue de l’incommunication et de l’imposture stratégique. En niant l’interaction et en entremêlant méprise et mépris, l’arrogance éclaire ainsi la force du lien qui existe entre information, communication et stratégie.
À propos d’arrogance
2Une revue de presse réalisée sur quatorze ans (1996-2010) à partir de deux grands quotidiens nationaux, l’un généraliste (Le Monde) et l’autre économique (Les Échos), a permis de sélectionner une vingtaine d’articles. Cette analyse de discours permet d’éclairer les mécanismes de l’arrogance et la manière dont s’articulent précisément incommunication et imposture stratégique, qu’il convient dès lors de considérer conjointement.
3Les 23 articles collationnés traitent de sujets divers, l’arrogance s’appliquant à de nombreux thèmes : le recrutement, la stratégie d’entreprise, le sport, la finance, les relations internationales, etc. Cette diversité s’explique en partie par le choix des supports mais également par l’usage très large de la notion. Notons que les années 2008 et 2010, années de crise, voient l’arrogance être particulièrement citée, mais pas uniquement sur des thématiques économiques. Tout se passe alors comme si la crise créait des tensions dans l’ensemble de la société et comme si l’arrogance – ou du moins son reproche – se diffusait alors largement. Tension : cette notion nous semble fondamentale car les sujets des articles montrent que l’arrogance est pointée du doigt dans des situations où l’interaction est marquée par les rapports de force, là où communication et posture stratégique vont de pair – et plus exactement, pour ce qui est de l’arrogance, là où incommunication et imposture stratégique fonctionnent en couple.

Arrogance et incommunication
4L’analyse du corpus d’articles collationnés permet de relever les éléments constitutifs de l’arrogance et de les relier à l’incommunication. Dans un article paru dans l’un des tout premiers numéros d’Hermès et intitulé « Petite sociologie de l’incommunication » (1989), Raymond Boudon précise les facteurs sociaux qui peuvent faciliter l’apparition d’une notion qu’il reprend à Denis Huisman, auteur d’un ouvrage précurseur sur le sujet (Huisman, 1985). Pour le sociologue, ces facteurs sont : les idées boîtes-noires, l’a priori conjugué à la distance sociale et l’absence d’institution favorisant l’esprit critique. En ce qui concerne l’arrogance vue comme incommunication, ce sont les deux derniers facteurs qui entrent en jeu. « Le message le plus simple en apparence requiert, pour être compris, la mobilisation d’a priori implicites qui doivent être semblables dans l’esprit du locuteur et de l’auditeur. » (Boudon, 1989) Or, continue Raymond Boudon, « les a priori nécessaires à la communication ont souvent d’autant plus de chance d’être différents que la distance – sociale ou culturelle – entre le locuteur et le récepteur est plus grande » (Ibid.). C’est alors que se développe l’incommunication. Tel est le cas dans la plupart des articles rassemblés : cultures nationales ou régionales différentes, mépris des classes aisées pour les classes moyennes ou ouvrières.
5Donnons quelques illustrations de cette logique. « La preuve de son arrogance » : c’est ce qu’affirment en février 2010 de nombreux Belges interrogés sur la fermeture de 21 magasins Carrefour et le licenciement de 1 600 personnes. « Les Français de Carrefour n’ont pas pris le temps de comprendre les spécificités belges et de s’y adapter », explique ainsi Le Soir. « Beaucoup considéraient la Belgique comme une province française, raconte dans les colonnes du quotidien un ancien cadre. C’est plus tard qu’ils se sont rendu compte qu’il s’agissait d’un pays. Quand ils sont arrivés, ils étaient sûrs d’eux, conquérants. Nous, managers belges, on devait juste appliquer ce qu’ils nous disaient de faire [1]. » Des réflexions sur une absence de management interculturel qui rappellent celle qui a fait suite à la fusion du Français Alcatel avec l’Américain Lucent : « En un an, la plupart des cadres dirigeants de Newbridge avaient quitté le navire, écœurés par l’arrogance des Français. Un management parfois autocrate, parfois brouillon, hésitant sur la stratégie, privilégiant une vision très politique des choses, a constitué un frein au développement d’une vision cohérente, comme sait le faire le concurrent Cisco [2]. »
6Mais l’incommunication ne naît pas uniquement de la distance sociale, prévient Raymond Boudon. Elle est aussi à relier à l’absence de critique et à son manque d’institutionnalisation. Car « la critique peut permettre de dominer les dysharmonies entre les a priori des interlocuteurs » (Boudon, 1989). L’idée d’« arrogance épistémique » illustre cette analyse. « Et pourtant, ils l’avaient lu », note la journaliste des Échos [3]. « Ils », ce sont les dirigeants de la Société générale qui viennent de perdre des milliards de dollars, victimes d’un de leurs traders devenu célèbre : Jérôme Kerviel. L’ouvrage, c’est The Black Swan de Nassim Taleb, un best-seller qui traite des événements hautement improbables qui finissent pourtant par arriver. Et de relater ce séminaire auquel assistait la direction de la Société générale. « Les dirigeants de la banque ont écouté les propos de Taleb avec un scepticisme poli, raconte un témoin. Et pour cause, la Société générale concentre tout ce contre quoi se bat Nassim Taleb : procédures de contrôle hypersophistiquées, mathématisation excessive des produits financiers, élites formatées par Polytechnique, et ce qu’on appelle “arrogance épistémique”, cet excès de confiance en soi que donne l’impression d’en savoir toujours assez. “Cette affaire de trader incontrôlable ne m’étonne aucunement, dit Taleb. La SocGen s’est retrouvée dans la situation du pilote d’avion tellement absorbé par ses instruments de bord qu’il ne sait plus tourner la tête vers le hublot pour voir que son moteur est en flammes” [4]. »
De la méprise sur soi-même au mépris envers les autres
7Insolence méprisante ou agressive, l’arrogance renvoie également aux idées de fierté, de hauteur ou de suffisance. Une distance qui ne relève pas que de facteurs sociaux ou culturels, mais également de ce que nous nommons une imposture stratégique. Avant d’être mépris envers les autres, l’arrogance est, en effet, une méprise sur soi et sur sa réelle position dans le jeu. « La France ? Un “rêve qui déçoit” les étrangers [5] », notent ainsi Les Échos du 24 avril 1996. L’article se base sur une enquête de l’agence de publicité DDB sur l’image de l’Hexagone. Des interviews ont été menées auprès de cadres âgés de 25 à 40 ans, dont 100 en Asie, 100 en Amérique et 100 en Europe, ainsi qu’auprès de résidents étrangers en France. Et les résultats n’incitent pas à l’euphorie. « Car en regard de la “séduction”, du “climat”, du “patrimoine” et de l’“esprit français”, les personnes interrogées voient surtout l’“arrogance” et une qualité d’accueil exécrable… » Cet article peut malheureusement être considéré comme un classique. Si l’arrogance n’est pas une spécificité française, il semble néanmoins que les Français soient considérés comme particulièrement arrogants. Serait-ce le fait de vivre dans un pays béni des dieux qui ferait de ses habitants des personnes fières et hautaines ? Le seul peuple à vivre dans une figure géométrique fermée (l’Hexagone) n’en aurait pas moins la prétention d’un universel, celui des Lumières et des droits de l’homme.
8Rappelons qu’arrogans est le participe présent d’arrogare, « demander en plus », et spécialement « demander indûment ». « L’arrogance ne sera plus de mise [6] » est ainsi le message que souhaite faire passer Thierry Happe, directeur d’Euro RSCG Futurs dans Le Monde Campus du 20 novembre 2001. À la question « Comment le retournement économique, aggravé par les attentats du 11 septembre, a-t-il modifié la perception des jeunes diplômés ? », il répond notamment : « Les candidats qui avaient le choix entre plusieurs propositions d’embauche vont devoir renoncer à l’arrogance qui était, parfois, la leur. Ils pensaient ne pas avoir besoin d’affirmer une vocation, préférant demeurer généraliste afin d’appréhender toutes les facettes de l’entreprise. Cette époque est révolue. » Mais les entreprises ne sont pas épargnées par la critique du communicant : « L’arrogance, la terminologie guerrière, pourtant très en vogue dans la communication de recrutement, ne seront plus non plus de mise. » L’arrogance s’oppose ici à une notion clé, l’humilité, comprise comme l’état d’esprit d’une personne qui a pleinement conscience de ses insuffisances et faiblesses, jusqu’à relativiser ses propres mérites. Et dès lors que l’humilité est avant tout une posture, l’arrogance apparaît comme une imposture, expliquant par là les réactions épidermiques qu’elle entraîne généralement.
9« Humilité 1 – Arrogance 0 [7] ». Dans sa couverture de la coupe du monde de football 2002, Le Monde du 3 juin reprend le message d’un internaute posté sur une liste de diffusion nationaliste corse après la défaite de l’équipe de France, championne du monde en titre, face au Sénégal. Et de reprendre le contenu du message : « La France a tellement l’habitude de récolter avant de semer, peut-être apprendra-t-elle à descendre de son piédestal et à considérer les autres peuples comme ses égaux. » D’où ce message complémentaire d’un autre internaute repris par le quotidien du soir : « Le peuple africain a relevé la tête face à l’ancienne puissance coloniale ». Ici apparaît clairement le coût de l’arrogance : un premier coût direct supposé, une défaite sportive, et un coût indirect plus évident, la médiatisation de cette imposture stratégique par un tiers qui trouve là du grain à moudre. En embuscade, il appuie là où ça fait mal, certain que cette critique sera partagée, car reconnue par de nombreux lecteurs même éloignés de la communauté nationaliste corse.
10Dans un autre registre, citons l’article « J’aime le côté tranquille, bon enfant, des gens d’ici ». Né à Bordeaux, l’écrivain Jean-Marie Laclavetine a décidé de s’installer à Tours, lieu d’inspiration et de quiétude : le lit immense de la Loire, la pierre blanche qui donne une luminosité singulière, la douceur tourangelle seraient propices à l’écriture. Et au romancier de préciser au quotidien économique Les Échos : « Les Tourangeaux n’ont pas l’arrogance, l’orgueil des Bordelais ou des Basques. Ils ne vous reprochent jamais de ne pas être de là. La Loire a toujours été un vecteur essentiel d’idées et de marchandises. Les limites ? Il n’y a pas ici de folie, pas d’aspiration au changement, un manque d’ambition. On a reçu tous les grands de ce monde en Touraine et les habitants ont adopté un détachement narquois, une sorte d’ironie goguenarde [8]. » Cette analyse permet de faire le lien avec le couple communication/ incommunication. L’arrogance serait un comportement de fermeture aux autres doublé d’une volonté de conquête, notamment guerrière mais, plus globalement, fondée sur le seul rapport de force. En effet, lorsqu’un groupe décide de conquérir un territoire ou un marché de manière frontale, il se ferme à toute influence et à toute communication avec l’extérieur : l’incommunication fonctionnerait alors comme un bouclier et l’arrogance comme la manifestation offensive (voire agressive) de ce système défensif.
L’arrogance ou le couple incommunication/imposture stratégique
11« Pris à notre propre jeu ». Juillet 2005 : Après le « non » français au référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, de nombreux responsables français comptaient sur l’attribution des Jeux olympiques de 2012 à la France. Mais c’est Londres qui l’emporta. Troisième défaite en vingt ans, malgré un dossier bien préparé. Mais surtout, cet échec constitue un véritable cas d’école qui permet de faire le lien entre incommunication et imposture stratégique. Relevons cet appel de l’éditorialiste des Échos : « Il faut donc, aujourd’hui, fort sérieusement s’interroger sur l’image que nous donnons à l’extérieur. Sur cette arrogance qui nous fait donner des leçons au monde extérieur et que ne manquent pas de mettre en exergue et sans être contredits nombre de nos concurrents […], sur nos contradictions qui font que nous fermons les portes de notre pays tout en réclamant la possibilité d’organiser des événements universels [9]. »
12Car reconnaître l’autre dans sa différence et le comprendre réellement (empathie) ne va pas de soi. Ainsi, lorsqu’Armand de Rendinger prend en charge l’« intelligence olympique » pour la candidature de Paris 2012, il demande que deux études préalables à toute décision soient réalisées : Pourquoi Paris veut-elle les jeux ? Quelles seraient les raisons pour que le Comité international olympique (CIO) ne les lui attribue pas ? Après les échecs de 1992 (Lille), 2004 et 2008 (Paris), ces questions semblent fondamentales. « Je n’ai rien inventé en la matière, explique l’ancien associé du cabinet Andersen Consulting, conseil en stratégie et organisation. Pékin, après son échec de 1993, a procédé ainsi. Malheureusement, les décideurs et futurs responsables du dossier parisien de 2012 privilégient surtout les questions de nature hexagonale et parfois personnelle. Jamais la deuxième étude relative aux raisons qui feraient que le CIO ne voterait pas pour Paris n’a été lancée […] Essuyer quatre échecs [ndlr : trois fois pour Paris, une fois pour Lille] dans des circonstances différentes en moins de quarante ans mériterait pourtant qu’on se demande si la France, en fait, n’a pas un problème avec l’olympisme. Et si oui, comment le résoudre ? » (de Rendinger, 2006)
13Entre incommunication et imposture stratégique, c’est l’arrogance qui explique le refus côté parisien de mettre en œuvre une véritable politique d’influence (Moinet, 2011). La veille du vote du CIO, le maire de Paris expliquait que la France n’ayant pas la culture du lobbying anglo-saxon, il ne fallait surtout pas essayer d’interpréter une musique pour laquelle nous n’avions pas de talent [10]. Pourtant, la seule partition gagnante était celle permettant de s’assurer la majorité des voix. Et il s’avéra que la France ne connaissait pas réellement les rouages du CIO. Ainsi, alors que le président français serrait les mains de tous les membres du CIO lors du cocktail officiel, le Premier ministre britannique optait pour une stratégie plus ciblée. Il reçut un à un les membres susceptibles d’être influencés, après avoir pris connaissance des renseignements disponibles à leur sujet. De même, les Français jouèrent la carte du nouveau président du CIO alors que les réseaux les plus influents étaient ceux de son prédécesseur, Juan Antonio Samaranch. Sans oublier que les Anglo-saxons avaient pour eux les principaux relais économiques : Coca-Cola, McDonald’s, NBC, etc. Péchant par excès de confiance et relative méconnaissance du système d’influence britannique, Paris connut donc sa troisième défaite. Les jours suivants, le maire de Paris et le président du conseil régional montreront les Britanniques du doigt, estimant que Londres avait triché. On entendra un son de cloche fort différent du côté de l’ancien champion olympique de ski Jean-Claude Killy, qui confiera : « Sebastian Coe, je le connais depuis vingt-cinq ans. Les Anglais sont restés dans les clous. Ils ont une meilleure façon de faire du lobbying [11]. » Et de conclure : « Quand on veut prendre, il faut savoir donner. Nous, Français, ne savons pas donner [12]. » On en verra pour preuve les films projetés le jour du vote : quand Londres met en scène la réhabilitation de quartiers déshérités en cas d’obtention des Jeux olympiques, Paris préfère mettre en avant les qualités de « la plus belle ville du monde ».
14Une vision politique et humaniste de la communication (Wolton, 2009) permet de mieux cerner ici la notion d’arrogance. En ignorant la possibilité même du dialogue, l’arrogant ne reconnaît pas l’existence de l’Autre et nie de ce fait son droit à la différence. Le rapport de force est ainsi figé d’entrée de jeu. L’arrogance est alors comprise comme un acte d’incommunication doublé d’une imposture stratégique. Car en niant l’interaction, on ne peut la maîtriser. Et en ne se donnant pas les moyens de sa maîtrise, on court inexorablement vers la défaite.
Notes
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[1]
A. Counis, « L’image de Carrefour écornée en Belgique », Les Échos, 25 févr. 2010.
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[2]
P. Escande, « Alcatel et ses démons », Les Échos, 3 oct. 2007.
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[3]
P. Marie-Deschamps, « SG et le “cygne noir” », Les Échos, 7 févr. 2008.
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[4]
Ibid.
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[5]
« La France ? Un “rêve qui déçoit” les étrangers », Les Échos, 24 avr. 1996.
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[6]
A. Reverchon, « L’arrogance ne sera plus de mise », entretien avec Thierry Happe, Le Monde Campus, 20 nov. 2001.
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[7]
« Humilité 1 – Arrogance 0 », Le Monde, 3 juin 2002.
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[8]
M. Robert, « Le regard d’un écrivain : Jean-Marie Laclavetine : “J’aime le côté tranquille, bon enfant, des gens d’ici” », Les Échos, 15 déc. 2004.
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[9]
G. Sengès, « Pris à notre propre jeu », Les Échos, 7 juil. 2005.
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[10]
« Nous n’avons pas la culture du lobbying anglo-saxon », Le Monde, 6 juil. 2005.
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[11]
Cité par F. Potet in « Abattus, les délégués de Paris jugent la défaite “incompréhensible” », Le Monde, 8 juil. 2005.
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[12]
Cité par S. Cypel in « Londres l’a emporté grâce à un lobbying efficace auprès du CIO, sensible à ses promesses », Le Monde, 8 juil. 2005.