CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’expertise en matière de risques environnementaux complexes comme le changement climatique, la perte de la biodiversité ou les plantes génétiquement modifiées est souvent contestée (Funtowicz et Ravetz, 1990 ; Funtowicz, 2006). Des décisions doivent être prises avant que des preuves irréfutables ne soient disponibles, sachant que les potentiels impacts de mauvaises décisions peuvent être énormes. En l’absence de preuves concluantes, il n’est pas possible d’apporter de réponses à certaines questions. Ainsi, quel est le degré exact de probabilité de changements climatiques brusques induits par l’homme, comme une élévation non linéaire du niveau des mers ? Quel est le degré nécessaire d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, pour éviter une perturbation anthropique dangereuse du système climatique ? Quel sera l’impact des activités humaines sur la biodiversité ?

2Les agences gouvernementales et intergouvernementales qui informent le public de ces risques reconnaissent de plus en plus que les incertitudes et les désaccords doivent être traités de façon transparente et efficace.

3Le problème de l’incertitude dans le domaine de l’expertise peut être abordé de différentes manières. D’un côté, il existe des méthodes formelles d’analyse de la sensibilité et de l’incertitude, ainsi que des méthodes (par exemple, bayésiennes) permettant des inférences à partir d’éléments de preuves incertains. D’un autre côté, on admet de plus en plus que les incertitudes ne peuvent pas toutes être quantifiées ou traitées de façon formelle ; des approches complémentaires, réflexives, ont été élaborées pour étudier la qualité des preuves.

4En réponse à des besoins émergents, plusieurs institutions situées à l’interface entre communauté scientifique et monde politique ont adopté des approches d’évaluation de la qualité de la connaissance (EQC) intégrant des méthodes à la fois formelles et réflexives (MNP/UU, 2003 ; Janssen et alii, 2005). L’une de celles-ci est l’Agence néerlandaise d’évaluation environnementale (MNP), une agence gouvernementale qui effectue des évaluations scientifiques indépendantes et des analyses politiques. La MNP a récemment mis en œuvre une approche exhaustive et multidisciplinaire d’évaluation de la qualité de la connaissance, tenant compte du contexte sociétal de production de la connaissance. Cette approche – une innovation majeure – a débouché sur un traitement et une communication des incertitudes plus transparents et systématiques dans les évaluations environnementales aux Pays-Bas (van der Sluijs, 2006). Nous présenterons ici les résultats de l’application de cette approche à un problème environnemental, les effets sur la santé des particules en suspension.

La preuve dans l’expertise

5Le monde de l’expertise est confronté à des incertitudes et des controverses autour de l’objectivité, la validité et la fiabilité des productions scientifiques qui servent à orienter les décisions politiques (Funtowicz, 2006). Lorsque les problèmes politiques à résoudre sont complexes, l’expertise doit intégrer des informations couvrant la totalité du spectre qui va des connaissances scientifiques bien établies jusqu’aux suppositions éclairées, en passant par des modèles préliminaires et des hypothèses provisoires. Les débats politiques ont recours à tous ces éléments, non pas en tant que faits certains et établis, mais en tant qu’éléments de preuve dont la qualité doit être évaluée via des procédures appropriées. Dans la mesure où l’évaluation d’informations incertaines peut impliquer une attribution de la charge de la preuve (une substance est-elle considérée sans danger jusqu’à preuve du contraire ?), l’analogie juridique est bien plus forte que ne l’imaginaient auparavant les porte-parole de la science. Et quand nous considérons ces éléments comme des éléments de preuve introduits dans une controverse plutôt que comme des faits imparfaits ou une connaissance lacunaire, la nécessité d’une analyse de leur qualité – y compris les incertitudes – devient évidente.

6Les études sur l’expertise montrent que dans beaucoup de problèmes complexes, les processus en jeu au sein de la communauté scientifique, ainsi qu’entre cette communauté et le monde « extérieur » (décideurs politiques, parties prenantes et société civile), déterminent l’acceptabilité d’une évaluation scientifique comme base commune d’action. Ces processus concernent notamment la structuration du problème, le choix des méthodes, la stratégie pour réunir les données, l’examen et l’interprétation des résultats, la répartition des rôles dans la production et l’évaluation des connaissances, et la fonction des résultats dans le domaine politique. Bien que les hypothèses sur lesquelles repose la conception de ces processus soient rarement discutées ouvertement, elles sont importantes dans le fait que la connaissance soit perçue comme étant soit « contestée », soit « robuste ».

7Contrairement à ce qui se fait généralement, il n’est pas suffisant de considérer l’incertitude comme un problème « technique » ou de se contenter de chercher des interprétations consensuelles de preuves non concluantes. De plus, la production de la connaissance et l’évaluation de l’incertitude doivent traiter les incertitudes plus profondes résidant dans la structuration des problèmes, les jugements d’expert, les hypothèses derrière les modèles mathématiques, etc. Comme les scientifiques ne sont généralement pas bien préparés à cette nouvelle tâche, des recommandations systématiques sont nécessaires.

Guide de bonnes pratiques

8La difficulté que doivent surmonter les experts est d’être aussi transparents et clairs que possible dans leur traitement des incertitudes. Conscient de cette difficulté, le MNP a chargé l’Université d’Utrecht d’élaborer le RIVM/MNP Guidance for Uncertainty Assessment and Communication (MNP/UU, 2003).

9Ce guide vise à faciliter le traitement des incertitudes tout au long du processus d’expertise. Il aborde explicitement les aspects institutionnels de la production des connaissances et traite ouvertement de l’indétermination, de l’ignorance, des hypothèses et des valeurs sous-jacentes. Il favorise de ce fait un débat sociétal de fond et une gestion négociée des risques. Ce guide n’est pas conçu comme un protocole : au contraire, il fournit un cadre heuristique qui encourage une attitude systématique de réflexion critique et d’auto-évaluation pour permettre une prise de conscience des pièges (Ravetz, 1971) associés à la production et à l’utilisation de la connaissance. Il fournit également une aide au diagnostic visant à déterminer où se situe l’incertitude et pour quelles raisons. Ceci peut contribuer à des choix plus conscients, explicites, argumentés et informés.

10Inspiré par l’approche du questionnaire de Risbey et alii (2005), le guide consiste en un ensemble d’instruments structuré sur plusieurs niveaux (liste des points clés, questionnaire rapide, guide détaillé et catalogue d’outils) avec un degré croissant de détail et de sophistication. Il peut être utilisé par des praticiens comme outil pour exprimer leurs jugements, ou par des responsables de projet comme un guide pour la structuration du problème et la conception du projet. À l’aide de la liste des points clés et du questionnaire rapide, l’analyste peut souligner des questions clés nécessitant un examen plus approfondi. Les deux documents l’aident à identifier les aspects importants et l’orientent vers des sections particulières d’un document de conseils et d’actions, et au guide détaillé. Dans la mesure où le nombre de renvois entre ces documents est assez important, une application web a été mise en place (www.mnp.nl/guidance). Elle propose également une liste d’actions prioritaires à réaliser concernant les incertitudes nécessitant une évaluation supplémentaire et les méthodes adaptées à cette évaluation. Elle permet ensuite de produire des rapports de session afin de garantir la traçabilité de toutes les informations, ce qui permet une analyse en interne et en externe. Elle inclut aussi une version facilement accessible du catalogue d’outils.

11Dans le reste de cette section, nous décrirons les étapes principales de toute démarche d’évaluation et communication de l’incertitude.

Définir le problème

12La définition du problème est l’étape qui permet d’inclure ou d’exclure certains points de vue sur la question politique analysée et d’établir les connexions avec des enjeux politiques associés. Il implique surtout des choix délimitant les frontières du système pour l’évaluation du problème. Les décisions sur la définition du problème influencent, par exemple, le choix des modèles (les domaines qu’ils vont aborder, les processus qui y seront inclus, etc.) et celui des connaissances considérées comme pertinentes pour une intégration dans l’analyse.

Implication des parties prenantes

13Elle concerne l’identification des acteurs concernés (gouvernement, parlement, conseils consultatifs gouvernementaux, autres acteurs gouvernementaux aux niveaux local, national ou international, instituts de recherche, chercheurs, acteurs spécifiques au secteur, organisations patronales, organisations syndicales, organisations de protection de l’environnement et de consommateurs, acteurs inorganisés, citoyens, médias, etc.) et de leurs points de vue, y compris des désaccords entre eux. Il y a plusieurs manières d’impliquer les parties prenantes dans l’évaluation. Elles peuvent l’être directement, ou les analystes peuvent essayer d’intégrer leurs points de vue.

Sélection des indicateurs

14La sélection des indicateurs à inclure et à calculer dans une expertise détermine la manière dont les résultats seront analysés et interprétés. Il est important de rester conscient du fait que d’autres choix peuvent être faits et que, parfois, des indicateurs alternatifs sont proposés et défendus par des participants au débat sociétal et politique. Les incertitudes liées aux indicateurs peuvent être différentes selon ceux qui ont été choisis, et ces derniers peuvent être plus ou moins représentatifs d’un problème.

Évaluation de la base de connaissances

15Dans l’évaluation de la base de connaissances, on détermine quel est le niveau de qualité de l’information nécessaire pour répondre aux questions posées. Ce niveau dépend de la qualité nécessaire pour les réponses. Des obstacles au niveau des connaissances et des méthodes qui sont nécessaires à l’expertise peuvent être identifiés et, en cas d’insuffisances, des décisions peuvent être prises pour approfondir la recherche. Souvent, néanmoins, il ne sera pas possible de réduire l’incertitude.

Cartographie et évaluation des incertitudes pertinentes

16Les incertitudes associées aux informations scientifiques peuvent être caractérisées selon une typologie des incertitudes. Des démarches peuvent donc être entreprises pour les évaluer plus complètement, en utilisant des outils normalisés d’évaluation des incertitudes, qui sont disponibles dans le catalogue d’outils par exemple. Ces activités se déroulent avec l’idée qu’il faudra pouvoir présenter leurs conséquences dans les conclusions de l’étude. Nous offrons ici de brèves descriptions de la typologie des incertitudes et du catalogue des outils.

17Pour faciliter la communication sur les différents types d’incertitudes inhérentes aux expertises, une typologie des incertitudes est incluse dans le guide MNP Guidance for Uncertainty Assessment and Communication. Cette dernière est basée sur un cadre conceptuel développé par un groupe international d’experts en incertitude, dont la plupart a participé au développement du guide (Walker et alii, 2003). L’incertitude peut être classée selon les dimensions suivantes : sa « localisation » (étape où elle intervient), son « niveau » (incertitude statistique, incertitude au niveau des scénarios ou ignorance reconnue) et sa « nature » (si l’incertitude relève de l’imperfection de la connaissance ou si elle est la conséquence de la variabilité inhérente de la nature). De plus, la typologie distingue les dimensions de « qualification de la base de connaissance » (quelles sont des parties faibles ou fortes de l’évaluation ?) et de « jugement de valeur sous-jacent aux choix » (les biais qui peuvent influencer l’évaluation). La typologie est présentée sous la forme d’une matrice, utilisée comme instrument permettant de générer une vue d’ensemble de la localisation des incertitudes les plus importantes par rapport à la politique concernée (première dimension), et de la manière dont celles-ci peuvent être caractérisées plus précisément par rapport aux autres dimensions mentionnées. Elle peut être utilisée comme un outil de repérage pour identifier les aspects de l’expertise qui nécessitent une évaluation plus approfondie des incertitudes. Les différentes cellules de la matrice sont liées aux outils d’évaluation adaptés pour le type d’incertitude respectif. Ces outils sont décrits dans un catalogue qui vise à aider l’analyste à choisir les méthodes appropriées.

18Le catalogue d’outils fournit une information pratique (savoir-faire) sur les techniques les plus récentes d’évaluation qualitative et quantitative des incertitudes, notamment des analyses de sensibilité, NUSAP (Funtowicz et Ravetz, 1990 ; van der Sluijs, 2005), évaluation par jugement d’expert, analyse de scénario et de la qualité des modèles (Risbey et alii, 2005). Une brève description de chaque outil est fournie, en précisant les objectifs, les atouts et les limites, les ressources requises, ainsi que les recommandations d’utilisation et les avertissements sur les pièges à éviter (Refsgaard et alii, 2007). Cette présentation est complétée par des références à des manuels, des logiciels, des études de cas, des ressources Internet et des experts. Le catalogue d’outils est un « document vivant » accessible sur le web (www.nusap.net/guidance), dans lequel de nouveaux outils peuvent être rajoutés.

Communication des informations sur les incertitudes

19Les évaluateurs doivent s’assurer que les incertitudes sont correctement communiquées ; la force des énoncés formulés sur les politiques à mener doit être adaptée à la fiabilité des éléments de preuve disponibles.

L’exemple des risques sanitaires environnementaux des particules en suspension

20Les particules en suspension représentent une pollution atmosphérique provenant d’un mélange complexe de particules de diamètres et de compositions chimiques divers. Selon leur diamètre, on peut utiliser l’abréviation PM10 (pour les particules ayant un diamètre inférieur à 10 ?m) ou PM2.5 (pour celles ayant un diamètre inférieur à 2,5 ?m). L’exposition aux particules atmosphériques a été associée à un certain nombre d’effets sur la santé, qui vont de légers changements dans les voies respiratoires et d’une perturbation des fonctions respiratoires jusqu’à un risque accru de décès par maladies cardiovasculaires et respiratoires ou cancers. Les éléments de preuve sont issus d’études sur l’exposition aiguë et chronique et d’études toxicologiques. Du fait de ces risques sanitaires, la réglementation sur le sujet fait désormais partie des politiques sur la qualité de l’air dans le monde entier. Par exemple, les États-Unis et l’Union européenne actualisent régulièrement leurs normes de qualité de l’air pour les PM en fonction de l’évolution des preuves scientifiques. Des villes d’Asie commencent à appliquer des politiques contraignantes et des mesures de contrôle pour réduire les émissions de PM provenant de la circulation automobile et de l’industrie.

21Notre exemple concerne l’effet sur la santé publique de différentes stratégies politiques sur les PM. Même si les preuves issues des études épidémiologiques s’accumulent et montrent constamment des associations significatives entre effets sanitaires et concentrations de particules PM10 or PM2.5, de grandes incertitudes et des controverses demeurent sur les sources, l’exposition et les causes de ces effets (RIVM, 2002).

22À partir d’une réunion avec des experts néerlandais organisée par le MNP et l’Université d’Utrecht en mai 2005 (Kloprogge et van der Sluijs, 2006), et en combinant ce travail avec l’étude d’impact de la stratégie européenne thématique sur la pollution de l’air, nous avons identifié plusieurs sources clés d’incertitude qui sont importantes pour les décisions politiques sur la question des PM et de la santé :

  • l’attribution des effets à des espèces particulières de particules (« fraction causale ») ou à d’autres polluants ou facteurs de stress ;
  • la quantification de la mortalité suite à l’exposition aux particules fines ;
  • la répartition du risque entre des sous-groupes de la population (dans quelle mesure le risque relatif est-il lié à l’âge ?) ;
  • l’évaluation de l’influence de l’exposition chronique à des particules sur la prévalence de la bronchite ;
  • la variabilité des conditions météorologiques d’une année sur l’autre ;
  • les données d’émissions ;
  • la mauvaise compréhension des aérosols organiques secondaires ;
  • les incertitudes de mesure.
Nous utilisons ci-dessous la structure du guide du MNP pour réfléchir de façon systématique aux problèmes de gestion et de communication des incertitudes dans le cas des risques sanitaires liés aux particules.

Définition du problème

23Quatre formulations scientifiques du problème peuvent être distingués dans le débat politique sur les particules : « Les PM2.5 sont le problème » ; « Les PM10 sont le problème » ; « Les catégories liées au trafic automobile sont le problème (par exemple, les suies de diesel) » ; et « C’est surtout un problème socioéconomique (les particules ne sont pas la cause principale) ». Les conclusions des expertises sur les PM sont extrêmement sensibles à la question initiale posée, alors que l’état actuel des connaissances ne fournit pas de conclusions définitives sur la structuration la plus adéquate. Ainsi, on peut établir de fortes associations entre des maladies cardiopulmonaires et le bruit du trafic automobile, ou entre la qualité du logement et le régime alimentaire des familles à faibles revenus.

24Même si de récentes tentatives visant à corriger ces effets associés ont renforcé les preuves à l’appui des effets de faibles doses de particules sur la santé, on ne peut toujours pas exclure que les effets sanitaires observés soient en grande partie provoqués par une accumulation d’autres causes dans les quartiers de populations à faibles revenus proches des autoroutes. Les conclusions peuvent être influencées par la façon dont une telle intrication avec d’autres problèmes est prise en compte et par le choix des paramètres à mesurer. Cela nécessite une réflexion systématique par des experts. La façon dont les incertitudes portant sur les risques sanitaires des particules devraient être traitées dans l’expertise dépend du rôle de cette dernière dans le processus politique. Dans certains pays, comme aux États-Unis, les PM2.5 sont déjà réglementées depuis 1997 alors que dans l’Union européenne, ces réglementations ne sont entrées en vigueur qu’en 2008. Dans le premier cas, la priorité des évaluations récentes porte plus sur l’efficacité de la réglementation et sur l’incertitude des émissions que sur la nécessité de définir de nouvelles normes pour la qualité de l’air. C’est pourquoi les types d’incertitudes prioritaires seront différents selon les cas.

Implication des parties prenantes

25La participation des parties prenantes à l’expertise peut aider à améliorer la qualité de l’évaluation des risques. La participation stimule l’intégration de plusieurs points de vue, ce qui permet ensuite d’exclure la possibilité que des dimensions importantes du problème aient été négligées. La participation des parties prenantes à l’expertise peut aussi renforcer l’utilisation ultérieure de ses résultats. Par exemple, aux États-Unis, les propositions de nouvelles normes sur la qualité de l’air ont été soumises à un examen public visant à établir une base scientifique largement partagée. Autre exemple : dans le cadre du programme Air pur pour l’Europe, plus d’une centaine de réunions ont été organisées pour diffuser les résultats, partager les expériences sur l’utilisation de différents instruments politiques (dont des instruments économiques), discuter des problèmes relatifs à la mise en œuvre de la législation actuelle sur l’air et examiner les incertitudes et leurs implications.

Sélection des indicateurs

26Les questions de mesure sont importantes dans l’évaluation de la qualité de l’air. Pour les particules, la décision d’utiliser la taille des particules pour évaluer et contrôler leurs risques sanitaires ne conduit pas nécessairement à la meilleure protection de la santé publique. D’une manière générale, la taille des particules ne donne qu’une approximation imparfaite de la toxicité. La composition chimique et la surface réactive des particules peuvent être beaucoup plus importantes, mais elles sont difficiles à mesurer et à surveiller. Les PM10 et PM2.5 ne sont peut-être pas les indicateurs les plus pertinents pour les risques sanitaires liés aux particules ; suivant la structuration du problème adoptée, d’autres indicateurs deviennent plus pertinents (certaines fractions chimiques par exemple). Si l’on suspecte que certaines fractions chimiques ont des effets sur la santé (par exemple des particules émises par des automobiles), alors la réduction des émissions de SO2 des compagnies électriques peut ne pas représenter une manière efficace de réduire les risques sanitaires, même si les concentrations de PM2.5 (particules secondaires) baissent. Le choix des indicateurs a une énorme incidence dans la pratique.

Évaluation de la base de connaissances

27Il existe un large consensus chez les scientifiques et les décideurs politiques sur le fait que les particules constituent un risque pour la santé qui doit être réglementé. Cependant, les preuves apportées par les études toxicologiques et biologiques restent faibles. S’il y a plusieurs hypothèses plausibles, il est reconnu que nous sommes dans l’ignorance du véritable mécanisme sous-jacent qui explique l’association entre PM et effets sur la santé. Seul un petit nombre d’études épidémiologiques à long terme sur des cohortes ont été effectuées, principalement aux États-Unis. On peut se poser la question de savoir si ces résultats sont représentatifs pour d’autres pays. De surcroît, il est difficile de déterminer l’exposition aux PM (l’exposition dépend du comportement des individus, qu’on ne peut pas connaître pour chaque personne et qu’il faut donc remplacer par des hypothèses) pour établir une relation exposition-effet fiable et pour prendre en compte la multi-causalité et les synergies. Les incertitudes statistiques dans les modèles et données épidémiologiques sont très importantes. Enfin, il y a des obstacles à la détermination des émissions et des concentrations de particules : souvent, les mesures ne sont pas fiables ou ne sont pas représentatives de zones plus vastes que l’endroit où la mesure a été faite ; et les modèles donnent souvent des estimations en contradiction avec les mesures.

Cartographie et évaluation des incertitudes pertinentes

28À cette étape, les sources principales d’incertitude sont cartographiées selon la typologie des incertitudes du guide. Dans le cas présent :

  • les incertitudes dans la structure du modèle et dans les données sont particulièrement pertinentes ;
  • la qualité des modèles causaux est problématique ;
  • les hypothèses sous-jacentes aux modèles peuvent faire l’objet de choix subjectifs ;
  • les incertitudes dans les données d’émission, sur les conditions météorologiques et sur les concentrations sont largement variables et ne peuvent donc être complètement réduites.
Cette analyse montre que les méthodes classiques d’analyse des incertitudes statistiques ne sont pas suffisantes pour traiter les incertitudes essentielles dans le cas des PM, et que d’autres méthodes sont nécessaires pour les aborder. Par exemple, pour une qualification de la base de connaissances pour une structure de modèle particulière, par exemple, une analyse de pedigree (Refsgaard et alii, 2006) ou une liste de contrôle de la qualité de la modélisation (Risbey et alii, 2005) peuvent être utilisées. Les jugements de valeur sous-jacents d’un modèle peuvent être évalués, par exemple, à l’aide d’une analyse critique des hypothèses (Kloprogge et alii, 2005) ou de scénarios. Dans le cadre du programme Air pur pour l’Europe, certaines incertitudes ont été analysées au moyen d’une analyse de sensibilité, en s’attachant particulièrement aux incertitudes liées à la demande énergétique et à la production agricole, aux données d’émissions et aux facteurs de réduction des émissions, aux niveaux souhaités ou aux méthodes utilisées pour définir les objectifs de réduction à atteindre.

29Cette cartographie et cette évaluation des incertitudes pertinentes s’achèvent par une priorisation des incertitudes. Dans le comité d’experts néerlandais mentionné plus haut, ceux-ci ont abouti au classement suivant des incertitudes les plus importantes :

  1. attribution des effets à des espèces particulières de particules (« fraction causale ») ou à d’autres polluants ou facteurs de stress ;
  2. quantification de la mortalité associée à l’exposition aux particules fines ;
  3. répartition du risque entre les sous-groupes de population (dans quelle mesure le risque est-il lié à l’âge ?).
Ceci laisse entendre que des incertitudes très difficiles à quantifier de façon fiable sont dominantes dans cette étude de cas.

Communication des informations sur l’incertitude

30En définitive, l’évaluation des incertitudes devrait aider les experts à élaborer des conclusions robustes et utiles aux décideurs politiques, par exemple concernant les bénéfices sanitaires de l’introduction de normes particulières sur les PM. Ces conclusions peuvent indiquer la qualité des preuves sur lesquelles elles s’appuient (par exemple grâce à l’utilisation d’énoncés de probabilité subjectifs) ou qui précisent clairement que des hypothèses et des scénarios particuliers ont été utilisés. Comme nous avons vu dans l’analyse qui précède que l’ignorance reconnue est extrêmement marquée, il est important de communiquer cette ignorance et ses implications pour la société et les politiques, par exemple en termes de risques. Il est essentiel de prendre conscience du fait que la communication va au-delà d’une transmission d’informations. Idéalement, la signification politique de l’incertitude scientifique devrait être établie conjointement à travers un dialogue avec toutes les parties prenantes.

Dimensions institutionnelles de l’évaluation de la qualité de la connaissance

31Il ne faut pas sous-estimer les difficultés institutionnelles associées à la mise en œuvre de cette nouvelle approche de l’évaluation de la qualité de la connaissance. Elle suppose beaucoup plus que la diffusion des documents dans une organisation. Par exemple, la direction générale du MNP a commandé puis avalisé ce guide ; le groupe méthodologie du MNP a dirigé l’élaboration de la liste de points clés et du questionnaire rapide ; l’utilisation du guide est maintenant obligatoire dans le cadre des procédures d’assurance qualité de l’agence ; et le personnel est activement formé à l’acquisition des compétences nécessaires. De plus, une unité de soutien méthodologique est disponible dans l’agence pour apporter aide et conseil aux projets d’évaluation. Le processus de changement culturel nécessaire au sein de l’institut a été géré sur la période 2003-2005. Bien que le guide ne soit pas encore complètement utilisé dans tous les projets, son utilisation est de plus en plus fréquente, les attitudes par rapport à la gestion de l’incertitude dans la réalisation et la transmission des évaluations environnementales ont changé et la communication de l’incertitude dans les rapports de l’agence s’est améliorée sur cette période.

32L’application du guide pour l’évaluation et la communication des incertitudes à la question de l’impact des particules sur la santé offre plusieurs éclairages. Premièrement, la définition du problème détermine les types d’incertitudes prioritaires. Deuxièmement, la représentativité et l’acceptation d’une expertise dépendent de façon critique de la manière dont celle-ci inclut les points de vue des parties prenantes. Troisièmement, le choix et la définition précise des indicateurs ont une énorme incidence sur la gestion du problème sanitaire des PM. Quatrièmement, en ce qui concerne la robustesse de la base de connaissances, les principaux obstacles sont l’ignorance relative aux mécanismes qui expliquent l’association entre PM et effets sanitaires, la représentativité des quelques études de cohortes américaines disponibles pour d’autres pays, et la prise en compte de la multicausalité et des synergies pour établir des relations exposition-effet. Cinquièmement, à partir de la caractérisation des incertitudes à l’aide de la matrice, il apparaît clairement que l’incertitude dans la structure du modèle est essentielle. Par ailleurs, il semble insuffisant d’aborder seulement l’incertitude statistique. L’ignorance reconnue et l’incertitude sur le scénario jouent un rôle crucial ici. Enfin, l’évaluation des incertitudes devrait aider les experts à élaborer des conclusions robustes et utiles à la définition des politiques, par exemple en recourant à l’utilisation de critères de qualification et en reconnaissant l’ignorance. Les risques sociaux et politiques associés aux incertitudes sous-jacentes devraient être discutés dans un dialogue avec les décideurs politiques et les parties prenantes.

33Globalement, le guide favorise une réflexion critique sans prescrire de protocole strict. La délibération active sur l’incertitude dans le contexte de l’expertise entraîne un processus d’apprentissage commun entre experts et décideurs politiques, ce qui conduit à une compréhension plus approfondie et à une meilleure prise de conscience du phénomène d’incertitude et de ses implications politiques. L’objectif est que ce processus conduise à une utilisation plus responsable, plus transparente – et finalement plus efficace – d’une science intrinsèquement incertaine pour la prise de décision. En ce qui concerne les dimensions institutionnelles, nous insistons sur l’importance de la formation et de l’animation pour soutenir le processus d’évaluation de la qualité de la connaissance.

Français

Les décisions politiques sur les risques environnementaux complexes font fréquemment intervenir des éléments scientifiques contestés. Il n’y a généralement pas de « faits » qui conduisent à une politique correcte unique. Les éléments de preuve qui sont intégrés dans les avis scientifiques destinés à une décision politique nécessitent une évaluation de leur qualité. En 2003, l’Agence néerlandaise d’évaluation environnementale a adopté une méthode standardisée, désignée sous le nom de « guide », dans le cadre de laquelle les principaux aspects de la production et de l’utilisation des connaissances sont présentés grâce à une liste de contrôle visant à l’évaluation et à la communication des incertitudes. Dans cet article, nous présentons des résultats de l’application de ce guide à la controverse sur les risques des particules en suspension. La délibération active sur l’incertitude dans un contexte d’expertise entraîne un processus d’apprentissage commun entre les experts et les décideurs politiques, ce qui conduit à une meilleure prise de conscience du phénomène d’incertitude et de ses implications politiques.

Mots-clés

  • preuve
  • controverses
  • incertitude
  • évaluation des risques
  • évaluation de la qualité des connaissances
  • expertise
  • politique scientifique
  • risques pour la santé
  • particules

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  • En lignevan der Sluijs, J. P., Craye, M., Funtowicz, S. O., Kloprogge, P., Ravetz, J. R et Risbey, J. S., « Combining Quantitative and Qualitative Measures of Uncertainty in Model Based Environmental Assessment : the NUSAP System », Risk Anal., n° 25, 2005, p. 481-492.
  • van Gijlswijk, R., Coenen, P., Pulles, T. et van der Sluijs, J. P., « Uncertainty Assessment of NOx, SO2 and NH3 Emissions in the Netherlands », rapport de recherche, Utrecht, TNO et Copernicus Institute, 2003. En ligne sur : <www.chem.uu.nl/nws/www/publica/Publicaties2004/e2004-12.pdf>, consulté le 23/07/2012.
  • En ligneWalker, W. E. et alii, « Defining Uncertainty : a Conceptual Basis for Uncertainty Management in Model-based Decision Support », Integr. Assess., n° 4, 2003, p. 5-17.
Jeroen P. van der Sluijs
Jeroen van der Sluijs est directeur de recherche au Copernicus Institute of Sustainable Development (université d’Utrecht), professeur invité à l’université de Versailles Saint Quentin en Yvelines, et directeur de recherche invité à l’université de Bergen. Parmi ses articles récents, « Assumptions in Quantitative Analyses of Health Risks of Overhead Power Lines » (Environmental Science & Policy, 16, 2012) et « On the Contribution of External Cost Calculations to Energy System Governance : the Case of a Potential Large-scale Nuclear Accident » (Energy Policy, 39/9, 2011).
Courriel : <j.p.vandersluijs@uu.nl>.
Arthur C. Petersen
Arthur C. Petersen est directeur de recherche à l’Agence néerlandaise d’évaluation environnementale (PBL) et professeur de politiques publiques scientifiques et environnementales à l’université libre d’Amsterdam. Ses travaux portent sur les questions méthodologiques liées à une grande variété de modèles et sur des questions de science politique concernant la gestion de l’incertitude dans la prise de décision. Il a notamment publié Simulating Nature : A Philosophical Study of Computer-Simulation Uncertainties and Their Role in Climate Science and Policy Advice (2e éd., CRC Press, 2012).
Courriel : <arthur.petersen@pbl.nl>.
Peter H. M. Janssen
Peter H. M. Janssen est chercheur à l’Agence néerlandaise d’évaluation environnementale (PBL). Il a récemment publié (avec Jean-Marc Douguet, Martin O’Connor, Arthur Petersen et Jeroen van der Sluijs) « Uncertainty Assessment in a Deliberative Perspective », in A.G. Pereira et S. Funtowicz, Science for Policy New Challenges, New Opportunities (Oxford UP, 2009).
Courriel : <peter.janssen@pbl.nl>.
James S. Risbey
James S. Risbey est climatologue, directeur de recherche au Commonwealth Scientific and Industrial Research Organization (CSIRO), « Marine and Atmospheric Research ». Il étudie l’utilisation des données climatiques pour les applications sociales et le rôle des modèles dans la politique environnementale. Parmi ses dernières publications : « Sources of Knowledge and Ignorance in Climate Research » (Climate Change, vol. 108, n? 4, p. 755-773, 2011).
Courriel : <james.risbey@csiro.au>.
Jerome R. Ravetz
Jerome R. Ravetz est chercheur associé au James Martin Institute for Science and Civilization (université Oxford). Avec Silvio Funtowicz, il a développé le concept de « science post-normale ». Parmi ses nombreuses publications, on peut citer : The Merger of Knowledge with Power (Cassell, 1990) et (avec Zia Sardar) Cyberfutures (Pluto/N.Y.U., 1997).
Traduit de l’anglais par 
Annike Thierry
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48405
Pour citer cet article
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