CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’expert jouit depuis quelques années d’un prestige de plus en plus enviable dans les industries culturelles. Cela tient sans doute au succès planétaire de la série américaine C.S.I (Crime Scene Investigation), diffusée en France et dans le monde francophone sous le titre Les Experts et qui relate depuis douze ans les exploits de la police scientifique de Las Vegas. Lancée sur CBS en 2000, elle a suscité d’innombrables avatars : Les Experts – Miami en 2002 ; N.C.I.S. – Naval Criminal Investigative Service en 2003 ; Les Experts – Manhattan en 2004 ; Numbers en 2005 (un mathématicien de génie à la rescousse du FBI) ; Delitti imperfetti (crimes imparfaits) sur la chaîne italienne Canale 5, adapté en France en 2006 sous le titre de R.I.S. (pour Recherches et investigations scientifiques), police scientifique et même en Allemagne en 2007 (R.I.S., Sprache der Toten – R.I.S., les morts parlent), sans parler d’une grande variété de jeux vidéo et de bandes dessinées.

2Cette avalanche d’experts traduit une stratégie commerciale bien comprise. Mais elle atteste surtout d’un changement d’image. Naguère, les défenseurs de l’ordre triomphaient grâce à leur supériorité physique ou morale (des shérifs de westerns aux Incorruptibles du FBI), à leur flair et à leur ténacité, comme l’inspecteur Colombo. Ils s’imposent désormais parce qu’ils décryptent l’ADN, maîtrisent l’entomologie ou se jouent de la balistique. Du savant de jadis, ils ont hérité la compétence sans les oripeaux : la surdité du professeur Tournesol, la blouse blanche du savant Cosinus ou la folie meurtrière du Docteur Folamour. Au lieu d’être des « chercheurs qui cherchent », ce sont des membres actifs de la société en ce qu’ils mettent leur savoir au service de la société. Tel est sans doute le rôle que l’opinion assigne aux experts : ce sont des savants-citoyens.

3On objectera que ce n’est pas nouveau. En leur temps, Sherlock Holmes ou Hercule Poirot étaient déjà des experts, à ceci près que l’opium dont abusait le premier ou les « petites cellules grises » que convoquait le second renvoient plus à un don qu’à une science. Comme eux, les experts de C.S.I. en prennent aussi à leur aise avec la réalité scientifique : l’ADN leur parle en quelques minutes, Internet répond à toutes leurs questions et leurs statistiques sont toujours exactes. On objectera aussi qu’il s’agit d’une obsession française. Dans notre vieux pays méritocratique, expertise rime avec excellence. Double championne olympique, notre équipe de handball avant ses déboires judiciaires s’appelait « Les experts ». C’est normal, explique Henri Seckel, « il y a bien quelque chose qui confine à l’expertise [puisqu’il s’agit de] la meilleure équipe de tous les temps » (Le Monde, 14 août 2012). On objectera surtout que l’industrie culturelle occidentale est un filtre trop biaisé pour saisir la complexité des rapports entre science, expertise et société. Soit.

4Gardons-nous pourtant d’écarter ces savants du petit écran du champ d’étude sur l’expertise. Aux États-Unis, dix millions de spectateurs suivent en moyenne chaque épisode de C.S.I. Le nombre d’inscrits en cours de criminologie ne cesse d’augmenter. Les jurés réclament de plus en plus de preuves scientifiques pour étayer leur conviction. Les experts de fiction contribuent à étancher cette soif de réponses scientifiques qu’éprouve désormais l’opinion, à l’y habituer et peut-être même à la légitimer.

Pascal Dayez-Burgeon
Pascal Dayez-Burgeon est normalien, agrégé d’histoire et ancien élève de l’École nationale d’administration. Il a été juriste au Conseil d’État de 1990 à 1995 et diplomate de 2001 à 2009. Il occupe actuellement le poste de directeur adjoint à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Auteur de plusieurs travaux, en particulier sur l’histoire de l’empire byzantin, il a également publié sur l’histoire de la Belgique (Belgique, Nederland, Luxembourg, Belin, 1994) et plus récemment sur la Corée (Les Coréens, Tallandier, 2011).
Courriel : <ctpl1453@hotmail.com>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48404
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