CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 1984, un militant écologiste canadien spécialiste des questions de semences paysannes, Pat Mooney, fonde le Rural Advancement Foundation International (RAFI/ETC) [1] alors qu’au même moment, un économiste malais du nom de Martin Khor participe au lancement du Third World Network (TWN) [2]. Beaucoup moins connues que les grandes organisations non gouvernementales (ONG) de l’écologie politique comme Greenpeace ou Friends of the Earth, elles vont pourtant avoir un rôle fondamental dans la production et la diffusion d’un discours autour de la défense de la biodiversité et des paysans du Sud. Elles vont jouer également un rôle clé dans la contestation des biotechnologies agricoles puis, à partir des années 2000, de toute une série d’autres technologies appliquées au vivant (nanotechnologies, biologie synthétique, géoingénierie).

2L’objectif de cet article est d’analyser ces organisations à travers les principales lignes de leur discours, leur mode d’organisation réticulaire, leur type d’activité centré sur la diffusion d’information, ainsi que leur positionnement hybride entre expertise et militantisme. Nous faisons en effet l’hypothèse que c’est du fait de la combinaison de ces différentes caractéristiques que ces ONG se sont imposées comme des acteurs incontournables des différentes controverses autour des technologies appliquées au vivant. Dans la lignée des travaux sur l’analyse des réseaux transnationaux de mobilisation (Keck et Sikkink, 1998 ; Diani, 2003 ; Sikkink, 2012) [3], nous voulons montrer comment ces acteurs se sont imposés comme des points de passage obligés du fait de leur rôle d’intermédiation entre différents espaces (Nord et Sud d’une part ; local, national et mondial d’autre part), différentes thématiques (défense de la diversité biologique et de la diversité socioculturelle) et différentes logiques (expertes et militantes).

La biodiversité et la diversité culturelle comme axe de résistance

3Au moment où le terme de biodiversité émergeait comme nouvelle façon de parler du vivant et de la nature (Foyer, 2010), c’est à partir de la problématique des semences paysannes et des droits des populations locales (paysannes et/ou indigènes) que s’est peu à peu constitué le discours porté par quelques individus à l’origine du réseau que l’on étudie ici. À l’opposé de l’approche originale de la biodiversité développée à partir du milieu des années 1980 par des biologistes de la conservation, insistant sur la biodiversité sauvage et la nécessité de la tenir à l’écart des activités humaines, les membres de ce réseau en ont une vision déjà très sociale et culturelle. Leur entrée dans les discussions liées à la biodiversité se fait notamment dans le cadre des négociations internationales à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sur les droits de propriété à appliquer aux ressources génétiques agricoles. Dans le cadre de ces débats, quelques individus dénoncent l’appropriation des semences paysannes et l’érosion de la diversité agricole, et militent en faveur de la création d’une gouvernance et d’un fonds international des ressources génétiques paysannes. Cette entrée par l’agro-biodiversité ou encore les savoirs traditionnels associés à la biodiversité explique ce cadrage très social de la question. Le discours de ces organisations repose sur une forme de célébration de la biodiversité en particulier et de la diversité en général (Shiva, 2002). La biodiversité, selon cette perspective, n’est alors plus tant un concept scientifique renvoyant aux conditions d’évolution du vivant qu’un principe éthique dont la valeur est bien plus culturelle qu’économique. Elle est surtout un étendard des résistances contre tous les processus d’homogénéisation, que celle-ci soit biologique, culturelle, économique ou productive. La diversité humaine et culturelle appartiendrait à un quatrième niveau d’organisation de la biodiversité (après les niveaux génétique, spécifique et écosystémique), en même temps que la diversité biologique pourrait être érodée par les activités humaines. La césure fondamentale pour ces acteurs ne semble donc pas se trouver tant entre nature et culture qu’entre uniformisation et diversité. Si la biodiversité est bien une notion fondamentale de ces courants de pensée, c’est donc selon une définition large et globale, bien au-delà d’une simple acception biologique. Contrairement à l’approche réductionniste de la biodiversité en stricts termes biologiques, celle-ci n’est pour ce réseau qu’un point d’entrée pour aborder un ensemble de problématiques et d’activités intégrées. C’est pourquoi l’intérêt pour la biodiversité, entendue comme principe fondamental de vie, amène à s’intéresser plus largement aux questions de biosécurité, de sécurité alimentaire, d’agriculture, de biotechnologies, de médecine traditionnelle ou encore de droit de propriété intellectuelle et de concentration des entreprises.

4On peut voir dans ce réseau émergent d’individus naviguant entre organisations internationales, ONG transnationales et organisations (paysannes et indigènes) locales une certaine redéfinition post-guerre froide du tiers-mondisme. Celui-ci, à l’inverse du conservationnisme, tend à affirmer le rôle des populations locales du Sud – notamment rurales et agricoles – dans la conservation de la biodiversité. Ce tiers-mondisme environnemental s’alimente d’un corpus théorique et idéologique proche d’un courant intellectuel soulignant que l’environnementalisme n’est pas le monopole des pays industrialisés et qu’il existe un certain « environnementalisme des pauvres » (Martinez-Alier, 1993) visible autant dans les luttes socio-environnementales que dans certaines pratiques quotidiennes. Comme le fait remarquer Arturo Escobar (1998), lui-même proche de ce courant, le discours de ces intellectuels et organisations en appelle à une certaine bio-démocratie, contre un bio-impérialisme imposé depuis le Nord et qui tend à entretenir la « monoculture » des êtres vivants et des esprits (Shiva, 1993). Dans la continuité du tiers-mondisme et de l’anti-impérialisme, ce discours a aussi évolué d’un certain anticapitalisme vers un antilibéralisme et un anti-économicisme, qui reste un des éléments idéologiques central du réseau, et qui se traduit par la lutte contre la privatisation/marchandisation du vivant.

5Tout ce corpus idéologique et discursif était déjà en place – ou au moins à un stade avancé de gestation – au moment de la Conférence de Rio en 1992 et de l’adoption de la convention sur la diversité biologique (CDB), ce qui explique un positionnement vis-à-vis de celle-ci qui détonnait alors avec l’enthousiasme et l’apparent consensus ayant suivi son adoption. C’est en premier lieu la reconnaissance de la brevetabilité du vivant qui fait prendre à ces acteurs leur distance vis-à-vis de la convention (Hobbelink, 1993). Du fait de la technicité des thèmes qu’ils manient, les membres de ces organisations sont alors plus une « avant-garde » experte qu’un réseau largement structuré. C’est au cours des années 1990 que ce réseau va s’étendre au-delà des horizons experts et se structurer de manière vraiment efficace.

Une structure mondiale et réticulaire d’information

6Si toutes ces organisations ont bien un ancrage physique local, leur rayon d’action se veut sinon mondial, au moins transnational, au sens où le référent de l’État-nation, s’il reste important, n’est plus forcément central, tant dans leur mode d’organisation que dans leurs objectifs (Rucht, 1999). Cette tendance va se confirmer après Rio 92, au moment où ce réseau va continuer à se structurer. En juillet 1994, une nouvelle conférence réunit à Penang, en Malaisie, des organisations civiles et des scientifiques, préoccupés par l’arrivée imminente des premiers organismes génétiquement modifiés (OGM) sur le marché. Cet événement, selon Vandana Shiva, une des intellectuelles de ce réseau, a contribué à produire « une fertilisation croisée entre scientifiques et activistes, qui a donné au mouvement de la synergie et de la force » (Kempf, 2003). Parallèlement, le réseau ne cesse de croître au niveau mondial, que ce soit à travers l’ouverture de relais régionaux par les organisations déjà existantes ou par la connexion de nouvelles organisations au réseau. Le TWN ouvre dans les années 1990 un secrétariat en Uruguay et un au Ghana, puis, plus récemment, en Inde et en Suisse. RAFI/ETC, basé à Ottawa, ouvre des correspondances très légères (une à deux personnes) au Mexique, aux États-Unis, aux Philippines ou en Éthiopie. D’autres organisations locales se créent et se montrent actives, notamment en Amérique latine avec, pour ne citer que les plus visibles au niveau continental et international, Acción Ecológica en Équateur à partir de 1995, le Grupo Semillas fondé en 1993 en Colombie ou encore Acción por la Biodiversidad qui fonde, depuis Buenos Aires, le réseau d’information Biodiversidadla. En Afrique, est créée l’organisation Biowatch South Africa en 1997 et, dans le même esprit, Commutech au Zimbabwe.

7En relation étroite avec cette dimension mondiale, on peut décrire ces organisations comme étant réticulaires. Elles sont elles-mêmes, en interne, structurées en réseau, et elles forment entre elles ce que l’on peut considérer comme un réseau de réseaux. L’organisation réticulaire, par rapport à l’organisation bureaucratique segmentée, rigide et hiérarchique, se caractériserait par sa connectivité, sa flexibilité et son horizontalité. Elle présente l’avantage d’améliorer la connectivité, notamment à travers ce que certains nomment « la force du lien faible » (Colonomos, 1998 ; Della Porta, 2004). L’autonomie relative des parties et l’informalité des liens que celles-ci maintiennent entre elles permettent aux différents réseaux de pouvoir se faire et se défaire au gré des nécessités, selon l’intérêt des membres et l’opportunité de la situation. Au sein des organisations ou entre elles, des alliances et des sous-groupes se constituent durablement au cœur du réseau, pour les campagnes les plus importantes, mais des alliances peuvent aussi se constituer plus ponctuellement, à la marge du réseau, pour l’organisation d’un événement ou en réaction à certaines situations. Par exemple, si RAFI/ETC et le TWN sont en connexion étroite et ont collaboré de manière quasi permanente sur les problématiques des semences et des biotechnologies, leur connexion avec des ONG locales ou au sein d’institutions internationales (FAO et CDB notamment) sont activées en fonction des besoins du moment, de l’actualité ou des événements les plus marquants. Les relations réticulaires se traduiraient aussi pour les acteurs par une plus grande souplesse, plus de rapidité et une meilleure réactivité si on compare avec la bureaucratie d’une organisation internationale. Les réseaux semblent enfin avoir pour ces acteurs une véritable dimension éthique. En effet, la notion de réseau tend à opposer l’horizontalité d’un pouvoir polycéphale à la verticalité d’un pouvoir centralisé. Les organisations militantes globalisées auraient donc d’autant plus volontiers adopté ce type de fonctionnement qu’en théorie, il correspondait à leur idéal de démocratie participative (Klein, 2001). C’est probablement sur ce point de la répartition du pouvoir qu’une certaine « idéologie du réseau » se fait la plus claire. Si la déhiérarchisation et la désinstitutionalisation des rapports de pouvoir est évidente, elle ne doit pas être confondue avec la disparition de ce même pouvoir. La répartition du pouvoir n’est évidemment jamais parfaitement horizontale ; il existe au sein de ces réseaux des nœuds de centralité où se concentre le pouvoir – ou, plutôt l’influence (Dianni, 2003). Ainsi, Pat Mooney reconnaissait qu’au-delà de certaines collaborations ponctuelles, il pouvait exister, par exemple, certains effets de concurrence entre son organisation et Greenpeace (entretien personnel, 27 oct. 2004). S’il ne faut donc pas tomber dans une représentation caricaturale de réseaux parfaitement flexibles et horizontaux, il est clair que cette modalité d’organisation représente un changement certain par rapport aux structures institutionnelles et bureaucratiques.

8Cette organisation en réseau semble particulièrement adaptée à des méthodes de travail dont les activités principales sont la collecte, le partage et la diffusion d’informations. La circulation immédiate et mondiale de l’information tend à contracter l’horizon spatiotemporel de ces organisations au point de leur donner une certaine forme d’ubiquité. Un événement extrêmement localisé peut ainsi être répercuté en quelques instants à l’échelle planétaire, le réseau produisant un effet multiplicateur et amplificateur. Des cas localisés de bio-prospection comme celui de l’ICBG-Maya dans le Sud du Mexique deviennent ainsi des illustrations marquantes dans le cadre d’une campagne transnationale autour de la biopiraterie (Dumoulin et Foyer, 2004). Outre Internet, ces organisations savent utiliser toute une gamme de moyens de communications plus classiques, notamment à travers la publication de revues et d’ouvrages dans différentes langues – souvent l’anglais, le français, l’espagnol, et même le chinois dans le cas du TWN –, le plus souvent mis à disposition gratuitement. Les membres de ces organisations écrivent aussi régulièrement des articles de vulgarisation ou de dénonciation dans la presse. Enfin, beaucoup d’entre eux participent à des émissions de radio, de télévision ou même à des colloques internationaux et scientifiques. De la vulgarisation à travers Internet et la radio, à la publication d’ouvrages techniques, en passant par les interventions lors des colloques, tous les moyens de communication et les registres d’argumentation semblent mobilisés dans l’objectif de diffuser le plus largement possible les différents thèmes de mobilisation.

9Ces ONG, de par ce centrage sur l’information, sont donc clairement à distinguer des ONG conservationnistes ou des ONG de développement dont l’action principale est la mise en œuvre de projets. Si, comme Greenpeace et Friends of the Earth, elles font partie de ce que l’on peut appeler un réseau transnational de plaidoyer (Keck et Sikkink, 1998), elles se distinguent de ces organisations environnementalistes par la légèreté de leurs structures, l’absence d’une base militante qui leur est clairement attachée, au profit d’une forte professionnalisation. Elles se concentrent davantage sur un travail en amont, jouant un rôle de véritables centres de recherche alternatifs dont l’objectif principal n’est pas seulement de diffuser l’information, mais aussi de la collecter et, dans bien des cas, de la produire.

Entre expertise et militantisme

10En amont de la diffusion d’informations, la production de données et d’analyses économiques, politiques, juridiques, sociales sur les questions liées à la biodiversité est au cœur de l’activité de ces organisations. Leurs membres sont souvent dotés d’une solide formation universitaire [4] qui leur permet d’avoir un pied dans les milieux spécialisés, académiques ou officiels. Beaucoup d’entre eux sont en outre capables de produire leur propre expertise, souvent très documentée. Sur des questions très techniques comme celles des brevets ou de l’ingénierie génétique, elles peuvent faire appel à l’assistance d’acteurs extérieurs comme des avocats spécialisés ou des laboratoires d’analyses génétiques, de manière formelle ou, parfois, de manière plus ou moins gratuite, par des contacts privilégiés dans ces milieux (Mooney, entretien personnel, 27 oct. 2004). Cependant la maîtrise et le suivi des dossiers permettent que, dans la plupart des cas, les analyses expertes soient produites en interne. L’exemple le plus significatif est sans doute celui de RAFI/ETC, dont les analyses sont très souvent reconnues, reprises et citées (Hardon, Montecinos et Roberts, 2005) et peuvent être considérées comme une des sources primaires du réseau militant sur ces thématiques. RAFI/ETC a su acquérir une crédibilité internationale et dans les milieux d’experts. L’organisation a obtenu ainsi le statut consultatif dans de nombreuses instances onusiennes (Economic and Social Council [Ecosoc], FAO, CDB, United Nations Conference on Trade and Development [UNCTAD]) où elle joue un rôle actif de lobbying. Martin Khor, pour sa part, continue d’alimenter les analyses du TWN à travers ses Global Trend Series disponibles sur le site de l’organisation, tout en présidant désormais le South Center, sorte de think tank très influent sur les positions du G77 dans les négociations internationales comme on a pu le voir à Rio lors du Sommet de la Terre de 2012. Cette expertise est même reconnue par les acteurs qu’elle attaque. Pat Mooney explique ainsi qu’après avoir été d’abord considéré par les scientifiques comme un militant rétrograde et anti-science, il était désormais consulté comme expert : « Je vais à un meeting à Houston avec DuPont, Mitsubishi, Intel, L’Oréal, Nestlé, pour parler des nanotechnologies. Ils m’invitent au meeting car ils savent que l’on a des remarques à faire. C’est comme s’il y avait une certaine sorte de respect. » (Mooney, entretien personnel, 27 oct. 2004)

11La qualité d’expertise de leurs membres, combinée à ce système assez informel d’organisation réticulaire permet à ces ONG d’experts militants de se montrer très réactifs et efficaces dans le maniement de l’information malgré leur manque de moyens et de personnel [5]. La capacité à lancer et coordonner des campagnes mondiales s’exportant d’un pays à l’autre (Dumoulin et Foyer, 2004) témoigne de ce dynamisme. C’est ainsi que les années 1990 ont marqué le lancement des campagnes contre la bioprospection et contre les OGM à l’échelle planétaire. C’est en 1993 que RAFI/ETC lance véritablement la campagne mondiale contre la bioprospection, en inventant notamment le terme de biopiraterie et en se lançant dans la dénonciation et la contestation de brevets, en particulier devant le bureau américain des brevets (United States Patent and Trademark Office, USPTO). De la part de RAFI/ETC, du TWN et d’autres organisations internationales et locales, va suivre tout au long des années 1990 toute une série de dénonciations de projet de biopiraterie portant sur des plantes et des savoirs traditionnels, depuis les brevets sur l’Ayahuasca ou le Sangre de Drago en Amazonie jusqu’au projet ICB Maya au Mexique (Dumoulin et Foyer, 2005), en passant par les cas célèbres de la quinoa en Bolivie, du riz basmati, du neem, ou encore du turmeric en Inde. RAFI/ETC et le TWN sont aussi à la pointe du suivi de l’évolution de la thématique des OGM qu’elles suivent depuis la fin des années 1980 et l’organisation d’un forum à Bogève, en Suisse, sur cette thématique alors encore très confidentielle (Kempf, 2003). Dès 1993, RAFI/ETC se lance dans une contestation légale d’un brevet sur le soja transgénique (RAFI, 1994). L’organisation crée en 1997 un néologisme qui fera date, rebaptisant la technologie de stérilisation totale des plantes transgéniques (genetic use restruction technology, Gurt) de Monsanto du nom évocateur de « Terminator ». Cette campagne permet d’élargir le cadrage environnemental et sanitaire de la question des OGM, à un cadrage plus sociopolitique qui intègre les questions de la dépendance des agriculteurs vis-à-vis des semenciers, la concentration du pouvoir de ces entreprises multinationales ou encore l’appropriation du vivant (Joly et Marris, 2003). Ces campagnes contre les OGM sont très vite relayées au niveau local, comme par exemple en Amérique latine, à travers les ONG du réseau qui vont former la Red por una América Latina Libre de Transgénicos, coordonnée depuis Acción Ecológica à Quito. Si le rôle de Greenpeace à partir du lancement de sa campagne au milieu des années 1990 est souvent présenté comme central dans le développement de la controverse, on se rend compte que les bases du discours d’opposition aux OGM sont déjà posées par ces organisations. Au-delà des thématiques spécifiques de la bioprospection et des OGM, le TWN mène différentes campagnes plus générales liées aux questions de développement et aux rapports Nord-Sud (tourisme, rôle de l’Organisation mondiale du commerce, genre, crise financières, climat, etc.) quand RAFI/ETC Group, au tournant des années 2000, délaisse peu à peu les questions liées à la biodiversité et aux pays du Sud pour se spécialiser sur les questions de veille technologique. L’organisation, à travers différents rapports, est ainsi pionnière dans la mise à l’agenda de la contestation civile des thématiques liées aux nanotechnologies (ETC Group et Fundación Heinrich Böll, 2003), au geoengineering (ETC Group, 2010) ou à la biologie synthétique (ETC Group, 2011).

12Ces campagnes montrent que l’expertise produite n’est pas destinée à rester confinée, mais qu’elle se double d’un important effort de communication au service d’objectifs clairement politiques et militants. C’est cette orientation très nettement politique qui permet notamment de garder une certaine proximité avec les organisations de base paysannes et indigènes. La proximité avec les organisations paysannes ou indigènes est très claire dans le cas de ce que l’on pourrait appeler les organisations « de second niveau » qui, à l’échelle nationale ou régionale, maintiennent elles-mêmes un dialogue permanent avec des organisations locales, que ce soit à travers la mise en place d’ateliers d’information, d’événements plus ponctuels (forums, manifestations, etc.) ou d’actions de suivi à plus long terme (campagnes communes, appui direct à des projets, etc.). Ceci est aussi vrai pour les organisations impliquées au niveau mondial. RAFI/ETC et le TWN entretiennent ainsi des relations étroites avec le syndicat mondial de paysan Via Campesina. Plus généralement, l’affiliation explicite de ces ONG au courant altermondialiste – contrairement au positionnement plus distancié d’une ONG comme Greenpeace (Fréour, 2004) – participe de cet ancrage dans les réseaux sociopolitiques. Les membres du TWN et ceux de RAFI/ETC se montrent particulièrement actifs lors des différents forums sociaux mondiaux.

13Le positionnement entre expertise et militantisme n’est pas non plus sans ambiguïté puisque l’équilibre entre les deux logiques peut parfois s’avérer périlleux. Ainsi, ces organisations ont été, au moins dans un premier temps, très vivement critiquées pour le manque de sérieux de leurs analyses et de leur expertise. Elles sont même régulièrement accusées par leurs détracteurs de pratiquer la désinformation, d’entretenir la fantasmagorie et les peurs irrationnelles. Certains experts « classiques », issus des milieux scientifiques et/ou institutionnels, refusent encore d’accorder le statut d’experts à cette catégorie d’acteurs jugés trop politiques. Entre le souci de nécessaire vulgarisation et la volonté de convaincre, inévitablement liée à l’activité politique, il est certain qu’on a pu assister à des simplifications et à des montées en généralité des argumentaires. Au moment de s’adresser au grand public, la complexité des questions est souvent réduite à quelques arguments définitifs ou expressions chocs, à forte charge émotive et donc plus aptes à mobiliser. C’est ainsi que toute activité de prospection biologique est suspectée de « biopiraterie » et que la technologie de stérilisation des plantes OGM est rebaptisée « Terminator ». Le ton alarmiste et les actions symboliques caractérisent aussi le registre d’action de ces ONG et tranchent singulièrement avec la supposée rationalité objective du ton de l’expertise classique.

Des acteurs centraux de la démocratie technique et des controverses autour du vivant

14En jouant sur les deux tableaux de l’expertise et de l’action militante, ces ONG peuvent combiner la double légitimité de ceux qui connaissent les problèmes dans leur technicité tout en gardant le contact avec les réalités locales, dans un objectif politique précis qui permet de dépasser les limites de la technocratie. Selon les catégories de Weber, elles combinent l’éthique scientifique de la responsabilité et l’éthique politique de l’action (Weber, 1959). Mais sans doute plus que cette double légitimité et cette double éthique, c’est leur fonction de courroie de transmission et de traduction entre le monde des experts scientifiques, politiques ou économiques et le reste de la société qui leur donne ce rôle aussi central. Sans le travail de divulgation et de démocratisation que réalisent ces organisations, les questions des OGM, de la bioprospection, des nanotechnologies ou encore de la biologie synthétique auraient probablement été débattues à un niveau beaucoup plus restreint, sans aucun mécanisme de consultation citoyenne. On peut penser que ces organisations contribuent à marquer l’entrée en démocratie de questions technologiques jusqu’ici réservées à la sphère confinée des élites scientifiques, économiques et politiques (Callon, Lasoumes et Barthe, 2001). Elles jouent aussi un rôle de contrepoids civil face à certaines prises de position plus ou moins autoritaires et/ou technocratiques. Ce travail de conscientisation sur des problématiques aussi complexes permet de réenchâsser ces processus techno-économiques dans le débat social (Dumoulin et Foyer, 2004). C’est un travail difficile qui nécessite un véritable effort de traduction entre les discours des différents experts et les discours des militants de base où des citoyens. En jouant ce rôle de passerelle entre les sphères technocratiques et la société civile, les organisations d’experts-militants se posent en rouage essentiel du dialogue social, mais aussi des controverses et conflits autour des nouvelles technologies liées au vivant. Cette centralité doit être entendue ici non seulement en termes d’importance, mais aussi, de manière plus spatiale, dans la position nodale que ces organisations occupent au sein du réseau général que forme la controverse. C’est précisément cette position stratégique d’acteur-carrefour qui se traduit par leur capacité à se mouvoir entre divers espaces et selon diverses logiques, depuis les milieux scientifiques jusqu’aux communautés indigènes, en passant par les sphères internationales et les milieux militants. Dans la dynamique de la globalisation, l’aptitude à articuler et à créer du lien – que ce soit dans une optique de rentabilité économique ou de protestation politique – semble représenter un atout déterminant.

Notes

  • [1]
    RAFI devient en 2001 le ETC Group ; nous nous référerons ici à cette organisation comme RAFI/ETC.
  • [2]
    Nous centrons ici notre analyse sur ces deux organisations mais nous aurions pu élargir l’analyse à d’autres, comme GRAIN ou encore le World Rainforest Movement. Pour une analyse plus en détail de ce réseau d’acteurs, voir Foyer, 2010.
  • [3]
    Dans le foisonnement des usages théoriques de la notion de réseau, nous nous distinguons d’emblée de deux des grands courants théoriques autour de cette notion – celui de « l’analyse sociale des réseaux » (Degenne et Forsé, 1994) et celui de la « théorie de l’acteur réseau » (Latour, 2006) – pour nous concentrer sur l’analyse de l’action collective où le réseau est un modèle d’action revendiqué par les acteurs. Pour une présentation de la notion de réseau selon cette approche et, plus généralement, pour une brillante synthèse sur les différents usages du terme réseau en sciences sociales, voir Dumoulin, 2012.
  • [4]
    Les membres de ces organisations possèdent souvent des diplômes universitaires du type licence, maîtrise ou doctorat, le plus souvent en sciences sociales (droit, sociologie, économie, anthropologie, etc.), mais aussi dans d’autres domaines comme l’agronomie, l’écologie ou la biologie.
  • [5]
    Ces ONG fonctionnent en effet avec un personnel et un budget limités. RAFI/ETC fonctionne avec moins de huit permanents et disposait d’un budget entre 660 000 et 1 million de dollars canadiens par an entre 2003 et 2005. À titre de comparaison, Greenpeace fonctionne avec un budget annuel de 160 millions d’euros et 1 400 salariés (Fréour, 2004).
Français

Cet article analyse les principales caractéristiques d’un réseau d’organisations civiles mobilisées autour de la biodiversité. Il revient sur le discours produit par ces ONG autour de la thématique de la biodiversité, sur sa structuration en réseau, sur ses activités particulières de production et de diffusion d’informations, ainsi que sur son positionnement hybride entre expertise et militantisme.

Mots-clés

  • experts
  • militants
  • biodiversité
  • réseau
  • démocratie technique
  • controverses

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  • Weber, M., Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959.
Jean Foyer
Jean Foyer est sociologue, chargé de recherche à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Ses thèmes de recherches portent sur les mouvements identitaires en Amérique latine, la gouvernance de l’environnement et les controverses sociotechniques. Il a récemment publié Il était une fois la bio-révolution (PUF, 2010), ¿Desarrollo con identidad? (IFEA, 2010) et De la integración nacional al desarrollo sustentable (IRD/CEDRSSA, 2011).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48403
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