1Le journaliste se trouve toujours singulièrement démuni face à une information scientifique. Il est généralement incapable d’en détailler et d’en saisir pleinement la genèse « technique » : les expériences, les calculs, les conditions d’observation sur lesquelles elle se fonde demeurent souvent pour lui une pure abstraction. À rebours du rôle de témoin qui lui est généralement assigné, celui-ci ne peut donc en rendre compte directement et personnellement : il ne peut s’en remettre qu’à des scientifiques et aux mécanismes d’auto-contrôle de la communauté savante – principalement la publication avec revue par les pairs (peer review) préalable.
2La situation est plus inconfortable encore lorsque le journaliste doit rendre compte d’une expertise scientifique. Celle-ci est d’abord, par nature, une opinion dont il lui est difficile de saisir la part de subjectivité. De plus, elle constitue un avis dont la vocation est une aide à la prise de décision, ce qui – par les effets qu’elle peut avoir sur les politiques publiques – lui confère une importance que n’a pas une publication isolée. Non seulement l’expertise revêt une « importance sociale » plus grande qu’une étude isolée, mais elle n’est pas soumise à la revue par les pairs comme l’est tout travail scientifique dûment publié. Elle pose donc un double problème au journaliste : d’une part elle se fonde sur un langage impénétrable et échappe donc à la critique du profane ; d’autre part, elle échappe, au contraire des études publiées, aux mécanismes de « validation » de la communauté scientifique.
3Le journaliste dispose pourtant de leviers simples pour interroger l’expertise, c’est-à-dire en faire un traitement critique.
4Celui-ci peut d’abord passer par une sollicitation des membres de la communauté compétente n’ayant pas été impliqués dans le travail d’expertise. Simple en apparence, cette tentative d’ébaucher a posteriori une manière de revue par les pairs n’est cependant pas aisée. De manière générale – pour des raisons autant éthiques que sociologiques –, les chercheurs rechignent à critiquer le travail de leurs pairs hors du cadre formel des revues savantes. De plus, s’ouvrir à un journaliste comprend pour le chercheur le risque de voir sa parole associée à un traitement de l’information qu’il ne partage pas – voire qu’il réprouve – et le risque d’apparaître aux yeux de ses tutelles comme engagé dans une démarche militante.
5Une grande part des commentaires critiques recueillis par le journaliste au sujet d’une expertise ne peut ainsi être exploitée que selon deux modalités : la citation anonyme ou la reprise à son compte d’objections dont il aura vérifié, autant que possible, l’exactitude. Dans les deux cas, une relation de confiance doit s’être installée entre le journaliste et ses sources.
6Outre l’expertise elle-même, ses auteurs doivent également susciter l’attention. L’institution qui mandate les experts, leurs déclarations d’intérêts, mais aussi les financements des travaux qu’ils mènent en tant que chercheurs ou encore leurs publications récentes (ou l’absence de telles publications), peuvent permettre au journaliste d’apporter un éclairage sur l’opinion qu’ils formulent.
7L’inconfort du journaliste face à l’expertise explique sans doute pour une grande part ce paradoxe : selon qu’il revêt le rôle d’expert ou celui de chercheur, un même scientifique ne bénéficie pas des mêmes a priori. Méfiance pour l’expert ; confiance pour le chercheur. Ce trait a parfois conduit à de notables catastrophes médiatiques – en particulier l’opprobre jeté à tort, entre l’hiver 2009 et le printemps 2010, sur les travaux du Groupe d’experts international sur l’évolution du climat (GIEC). Cela ne doit pas dissuader de couvrir l’expertise avec un regard critique : dans les rares cas où celle-ci entre en conflit flagrant avec la littérature scientifique – c’est par exemple le cas dans l’évaluation de la toxicité des faibles doses de certains perturbateurs endocriniens –, relever avec force et expliquer ce hiatus est un impérieux devoir journalistique.