CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La réglementation européenne [1] prévoit une évaluation des risques par les entreprises qui souhaitent produire et mettre sur le marché des pesticides et des substances chimiques industrielles. Cette information est produite par les industriels eux-mêmes et soumise à une évaluation par les agences nationales et européennes qui sont responsables de la mise en œuvre de ces réglementations (en France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, l’Anses ; en Europe, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, l’Efsa, et l’Agence européenne des produits chimiques, l’Echa).

2L’accès à ces informations soumises par les industriels et analysées par les agences est essentiel pour s’assurer de la meilleure qualité de l’évaluation de ces risques. Les conséquences des évaluations du risque chimique touchent potentiellement des parties importantes de la population, car de nombreuses substances chimiques sont présentes dans nos vies. Il est donc primordial d’être capable d’assurer, par une veille collective, que ces évaluations soient réalisées de la meilleure manière possible et sur la base de données et méthodes scientifiques vérifiables.

3L’accès à l’information est fondé sur des principes généraux de transparence et de responsabilité des administrations, de manière à faciliter la participation du public au processus démocratique et au contrôle des activités qui les concernent directement. Limiter l’accès à l’information revient à donner le pouvoir à certains acteurs d’influencer ces évaluations et pas à d’autres. Des questions de contrôle démocratique, d’équité et de justice évidentes se posent si l’exercice de ce pouvoir est d’une part, donné aux acteurs industriels qui deviennent juges et parties (leur activité doit être régulée sur la base des informations qu’ils produisent eux-mêmes) et d’autre part, est rendu difficile, voire refusé, aux acteurs de la société civile qui peuvent subir les effets des substances chimiques. Malheureusement aujourd’hui, différents facteurs restreignent l’effectivité du droit à l’information environnementale sur les risques chimiques et facilitent dans certains cas une telle injustice :

  • l’éclatement et le manque de lisibilité des textes encadrant cet accès à l’information ;
  • les limitations juridiques au principe de liberté d’information qui ont été intégrées dans ces mêmes textes s’ajoutent ;
  • les réticences administratives et la difficulté pratique des procédures et des recours ;
  • enfin, les limitations pratiques à la compréhension et à l’utilité des données.

L’éclatement et le manque de lisibilité des textes

4Les textes juridiques encadrant l’accès à l’information sur le risque chimique proviennent de trois sources [2] :

  • les législations internationales et européennes en matière d’accès aux informations du secteur public, aux documents administratifs et aux données publiques ;
  • les lois pour la liberté d’information ;
  • les régulations spécifiques à l’environnement.
La multiplicité et la diversité des sources juridiques, ainsi que le manque de lisibilité des textes [3] renforcent la difficulté à accéder à l’information en matière de risque chimique. L’accès à l’information environnementale commence par l’accès à l’information juridique et par la faisabilité des procédures administratives de demande d’accès à l’information. Il est difficile pour un citoyen lambda, et même pour une association spécialisée, de savoir quelles sont les informations concernant les risques chimiques auxquelles il/elle a le droit d’accéder. Pour le savoir, et pour comprendre les procédures, il/elle a besoin de compétences à la fois juridiques et en matière de risques chimiques. Il/elle doit savoir chercher les textes de loi, isoler les articles lui donnant le droit d’accéder à des informations, les comprendre et en apprécier les limites, savoir identifier les structures responsables, comprendre quels sont les moyens juridiques qui sont à sa disposition au cas où sa demande n’est pas satisfaite… Même si en France, les agences doivent nommer des personnes chargées de répondre aux interrogations du public [4] dans la pratique, il est très difficile d’identifier ces personnes et la demande circule de service en service. L’expérience montre que si les droits d’accès à l’information environnementale existent en théorie, leur exercice effectif n’est pas facilité en pratique, voire demande une grande persévérance de la part du demandeur.

Des limitations juridiques

5Une fois que le citoyen ou l’association a réussi à accéder à l’information juridique et à remplir la procédure administrative, l’administration a la possibilité de refuser l’accès à l’information, pour diverses raisons. En effet, tous les textes régissant les demandes d’accès à l’information prévoient des limitations au principe général de liberté d’accès et de réutilisation des documents administratifs en général et de l’information environnementale en particulier [5].

6Le principe général est celui de l’accès le plus large à l’information, qui doit être « réellement accessible [6] ». Cependant, ce droit peut être refusé par l’administration, principalement pour deux raisons substantielles (au-delà des raisons formelles, comme les demandes formulées de manière trop générale) : la confidentialité des données et le secret commercial. Ces limitations ont été introduites dans la loi afin de protéger les intérêts économiques des industries. Les textes précisent toutefois que ces exceptions au principe de libre accès à l’information doivent être interprétées de manière restrictive [7] et les demandes traitées dans des délais raisonnables [8].

7L’invocation de la confidentialité et du secret industriel permet certes aux entreprises de protéger leurs intérêts commerciaux, mais si l’appréciation de ces notions est discrétionnaire, elle favorise des abus au détriment de l’intérêt public. Il semble difficile d’évaluer avec justesse et honnêteté comment une information sur un risque sanitaire ou médical peut constituer une menace pour une position sur un marché. Pourtant, les entreprises ont la faculté d’argumenter que la remise de l’information demandée sur le risque nécessite la transmission de la formule et des usages. De plus, la propriété intellectuelle peut être invoquée comme limitation au principe de libre accès. On comprend mal cette disposition puisque la propriété intellectuelle se traduit par un brevet, qui constitue une information publiée.

8Dans la pratique, le personnel des agences confronté à une demande d’accès à l’information peut se tourner vers les industries pour interpréter l’application de ces limitations juridiques, et les entreprises se retrouvent une fois encore juge et partie. Dans certains cas, lorsque des informations ont été transmises aux demandeurs (associatifs), certains détails tels que le nom du laboratoire ayant réalisé l’étude ou les noms des rédacteurs du rapport ont été noircis, alors qu’on peut se demander en quoi cette information porterait un enjeu commercial pour l’entreprise ou aurait un lien avec la propriété intellectuelle.

9Si les rapports d’évaluation du risque, qui font la synthèse et qui commentent les études originales, sont de plus en plus accessibles au niveau européen, notamment auprès de l’Efsa et auprès de l’Echa, un des problèmes les plus importants aujourd’hui est l’accès aux données originales, aux études primaires. En effet, si les entreprises peuvent mettre à disposition des résumés de leurs études ou en extraire des résultats, une évaluation de la qualité de ce travail ne peut pas être faite sans connaître l’ensemble d’une étude. À présent, l’accès aux études complètes est généralement impossible, et ceci d’autant plus lorsqu’il s’agit de substances controversées.

10La difficulté d’accès à l’information ne se limite d’ailleurs pas à l’obtention des études primaires. Certaines associations se sont vues ainsi refuser l’accès même à des résumés d’études. Le refus faisait suite à la demande des entreprises auprès de l’agence sanitaire, en l’occurrence, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (l’Afssa, incluse depuis juillet 2010 dans l’Anses) qui détenait ces documents. Dans une autre situation, l’Afssa a refusé l’accès à des documents d’évaluation du risque contrairement à l’avis de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), sous prétexte que l’ordre public aurait pu être affecté et que le sujet était sensible. Les procédures qui permettent le recours contre des décisions de refus d’accès sont compliquées pour le requérant, car elles impliquent le recours à la Cada puis une présentation devant des tribunaux, raison suffisante pour décourager de telles démarches.

Des limitations pratiques à la réutilisation des données originales

11Après les limitations d’ordre juridique, on trouve également des limitations d’ordre pratique à la réutilisation des données. L’accès à l’information peut s’effectuer de manière active suite à une demande, et les textes prévoient que l’information sera délivrée dans le format du choix du demandeur [9] à la condition que ce format ne soit pas déraisonnable. Il serait utile de mieux définir les formats, en s’appuyant par exemple sur les travaux du mouvement des données ouvertes. L’information peut également être obtenue de manière passive, dans des bases de données mises à la disposition du public comme celles prévues par le règlement Reach.

12Le choix de formats techniques ouverts, dès la production de l’information par les entreprises et les administrations, rendra possible des croisements de données. Il convient de mieux définir ces modalités techniques de délivrance de l’information, et en vue de permettre une réelle effectivité du processus, d’accompagner les résultats des données brutes expérimentales. En effet, les informations doivent pouvoir être vérifiées par le demandeur, dans une démarche reflétant le processus scientifique selon lequel la recherche obtient, valide et discute des résultats.

13Si parfois l’information est disponible sur Internet sans qu’il soit nécessaire de demander l’accès à l’information, elle n’est pas réellement utile pour des personnes n’ayant pas des compétences très poussées, scientifiques et dans la sphère d’application des réglementations du risque concerné. L’intelligibilité du langage permettra la compréhension par tous les requérants, individuels et associatifs. L’austérité de certaines interfaces de mise à disposition d’information sur les risques chimiques et le manque de mise en perspective avec la vie courante des citoyens européens restreignent l’intérêt de l’information, même lorsqu’elle est disponible. En conséquence, celle-ci reste difficilement utilisable, notamment s’il s’agit de l’utiliser dans les choix quotidiens de consommation. Il serait donc utile de disposer des données originales et études primaires, et de pouvoir produire des représentations ou des visualisations à partir des données primaires qui seraient compréhensibles par le public.

Notes

  • [1]
    Règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques pour les pesticides et règlement (CE) n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2006, concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (Reach, pour Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of Chemicals) pour les substances chimiques industrielles.
  • [2]
    La convention de Tromsø du 18 juin 2009 du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics, la convention d’Aarhus du 25 juin 1998 sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement ; Reach, le règlement européen sur l’enregistrement, l’évaluation, l’autorisation et les restrictions des substances chimiques et le règlement sur la mise sur le marché des produits phytopharmaceutique (op. cit. pour les deux règlements) ; la directive 2003/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 novembre 2003 concernant la réutilisation des informations du secteur public, directive 2003/4/CE concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement, l’article 124-4 du Code de l’environnement en France.
  • [3]
    Notamment le règlement Reach qui fait 234 pages, et plus de 800 avec les annexes.
  • [4]
    Le ministère de l’Écologie avec le portail des informations environnementales des services publics : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’accès à l’information environnementale sans avoir jamais osé le demander. En ligne sur : <www.toutsurlenvironnement.fr>, consulté le 02/08/2012.
  • [5]
    Article 3 de la convention de Tromsø, article 4 al. 3 et 4 de la convention d’Aarhus, article 4 de la directive concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement, article 1 de la directive sur la réutilisation des informations du secteur public.
  • [6]
    Article 5, §2, al. 1er de la convention d’Aarhus.
  • [7]
    Article 4 de la convention d’Aarhus et de la directive concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement.
  • [8]
    Article 5 de la convention de Tromso.
  • [9]
    Article 4.b de la convention d’Aarhus, article 6 de la convention de Tromsø.
Français

Dans un cadre réglementaire de mise sur le marché des substances chimiques, l’information sur les risques chimiques pour la santé et l’environnement doit être généralement produite par les industriels, qui la soumettent aux agences sanitaires. L’accès du public à cette information est régulé par des dispositifs juridiques internationaux, européens et nationaux, et fondé sur les principes de transparence et de liberté d’accès et de réutilisation. Cependant, différents facteurs restreignent l’effectivité du droit à l’information et par conséquent le contrôle démocratique et scientifique sur l’évaluation du risque. Les textes juridiques sont éclatés entre la législation environnementale et celle sur l’accès aux données publiques. Le droit d’accès peut être limité juridiquement pour des raisons de confidentialité et de secret industriel, des dispositions qui permettent aux entreprises de protéger leurs intérêts commerciaux mais qui peuvent être interprétés de manière arbitraire par les agences. Enfin sur le plan pratique, le manque de lisibilité du format, le langage employé et les interfaces peuvent constituer des obstacles à l’accès effectif et à la réutilisation des données.

Mots-clés

  • risque chimique
  • droit de savoir
  • accès à l’information environnementale
  • santé publique
  • confidentialité
Mélanie Dulong de Rosnay
Mélanie Dulong de Rosnay est chargée de recherche à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC) et chercheuse associée au Cersa (CNRS – Université Paris 2), où elle est responsable juridique de Creative Commons France. Elle a cofondé Communia, l’association internationale pour le domaine public numérique. Ses recherches portent actuellement sur les politiques publiques comparées pour l’accès ouvert aux données scientifiques et aux œuvres du domaine public, et sur les transformations de la régulation juridique et technique introduites par les architectures distribuées. Elle a récemment dirigé, avec Juan Carlos De Martin, The Digital Public Domain : Foundations for an Open Culture (Open Book Publishers, 2012).
Laura Maxim
Laura Maxim est chargée de recherche à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). De formation interdisciplinaire (études universitaires d’écologie et thèse en économie écologique), sa recherche se focalise à présent sur l’analyse du statut de la chimie dans les sociétés d’Europe occidentale. Plus particulièrement, elle étudie la production et la communication des connaissances scientifiques relatives aux risques chimiques dans leur contexte social, économique et politique. Elle a dirigé en 2011 La Chimie durable : au-delà des promesses (CNRS éditions).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48401
Pour citer cet article
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