CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les think tanks ne laissent pas indifférents. Proches des pouvoirs politiques ou financiers, maîtres dans l’art de manier des savoirs complexes, de forger de nouveaux mots d’ordre et d’influencer décideurs et relais d’opinion, ils semblent participer du mythe du complot au sens où l’entend Raoul Girardet.

2Cette idée reçue n’est pas intégralement fausse. Même si on considère en général que la Société des Fabiens fondée en 1884 aux Royaume-Uni serait le premier think tank contemporain, le terme se popularise après la Seconde Guerre mondiale. Il doit sans doute son succès à sa fragrance martiale en vogue au temps de la guerre froide : un think tank, c’est bien sûr un « réservoir à idées » mais aussi, implicitement, un « char d’assaut idéologique ». De fait, à ces premiers think tanks d’après-guerre et notamment la Rand Corporation (pour Research and Development), fondée en 1945 par l’US Air Force, on doit des théories comme l’endiguement (containment), la riposte graduée (flexible response) ou, suite à la crise des missiles à Cuba (octobre 1962), la destruction mutuelle assurée (mutual assured destruction ou MAD), amplement utilisée par les hommes politiques et les médias.

3Aujourd’hui encore, sur les 6 500 think tanks répertoriés dans le monde en 2010, près d’un quart serait américain, en avance d’une courte tête sur la Chine. Les plus influents seraient la Brookings Institution (économie et gouvernance), le Council of Foreign Relations (politique étrangère) ou le Carnegie Endowment For International Peace (promotion de la paix) qui regroupent des milliers d’experts.

4En principe, les think tanks constituent en effet des centres d’expertise dans la mesure où ils servent d’incubateurs à théories, de « laboratoires à idées » (traduction reçue de « think tank » en anglais), à destination des décideurs comme du grand public et, pour ce faire, regroupent des spécialistes diplômés ou reconnus, publient des rapports ou des études destinées à nourrir le débat citoyen. Théoriquement indépendants du pouvoir politique ou financier, ils ont vocation à servir de lieu de dialogue neutre entre les scientifiques et la société civile. Dans l’idéal, les think tanks seraient au fond des structures d’expertise permanentes dans le domaine des politiques publiques.

5Pour autant, les think tanks tels qu’ils fonctionnent illustrent l’ensemble des écueils auxquels se heurtent les experts dans leur mission. Le premier a trait à leur indépendance : qui les saisit, qui les recrute, qui les rémunère ? Même s’ils proclament leur indépendance, pour pouvoir fonctionner, il leur faut bien contracter avec un régime, un parti ou une série de sponsors privés qui conduisent à s’interroger sur leurs motivations implicites. Beaucoup de think tanks ont d’ailleurs la réputation d’être proches de telle idéologie ou de telle organisation politique.

6En termes de production, les think tanks sont également remis en question pour leur recrutement, qui mêle souvent spécialistes et militants, leurs méthodes, qui font primer l’efficacité sur la transparence, et la nature de leurs conclusions, à portée plus pratique que scientifique. Contrairement aux experts scientifiques consultés sur l’état de la recherche dans un domaine donné, les think tanks font des préconisations, voire proposent des solutions opératoires et des plans d’action qui visent à être mis en œuvre. En somme, les think tanks seraient un lieu de passage, un sas où les experts glissent du domaine du savoir à l’engagement politique, de la science à l’action.

7En France, le prestige du service public et la mainmise de l’État sur la technocratie, par le biais de l’École nationale d’administration (ENA) notamment, ont longtemps freiné le développement de think tanks à l’anglo-saxonne. Ils se sont néanmoins acclimatés à notre système depuis les années 1980, l’approfondissement de l’intégration européenne et le développement de la mondialisation. Clubs de réflexions sur la situation internationale avec l’Institut français des relations internationales (Ifri), fondé en 1979 par Thierry de Montbrial, puis l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) de Pascal Boniface, créé en 1991, les think tanks français sont devenus plus nettement politiques depuis une quinzaine d’années. On citera l’Institut Montaigne, lancé en 2000 par Claude Bébéar, Fondapol de Jérôme Monod (2004), réputé proche de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), ou Terra Nova, fondation progressiste créée en 2008 par Olivier Ferrand, prématurément disparu en juin 2012. Comme les think tanks, ces « laboratoires à idées » servent également de zone de contact entre la science et la société, la réflexion et l’action.

Pascal Dayez-Burgeon
Pascal Dayez-Burgeon est normalien, agrégé d’histoire et ancien élève de l’École nationale d’administration. Il a été juriste au Conseil d’État de 1990 à 1995 et diplomate de 2001 à 2009. Il occupe actuellement le poste de directeur adjoint à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Auteur de plusieurs travaux, en particulier sur l’histoire de l’empire byzantin, il a également publié sur l’histoire de la Belgique (Belgique, Nederland, Luxembourg, Belin, 1994) et plus récemment sur la Corée (Les Coréens, Tallandier, 2011).
Courriel : <ctpl1453@hotmail.com>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48400
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