1Depuis 1990, les conférences Ted (pour Technology, Entertainment, Design) se réunissent chaque année en Californie, avec pour projet de mettre en scène des « idées qui méritent d’être partagées ». Sur quelques jours se tient alors une forme modernisée de salon des Lumières : des pianistes virtuoses viennent y improviser, Bill Clinton y parle de la reconstruction du Rwanda, un biologiste explique l’évolution dans la compréhension du cerveau ; un jeune chercheur israélien présente des avancées dans le domaine du crowdsourcing et une psychologue étudie les interactions homme/machine. Bill Gates vient parler de la malaria, tandis que le philosophe Daniel Dennett présente la notion de mème.
2On y entend des discours proches du développement personnel, du self help, visant à motiver le public, à le faire évoluer dans ses comportements (comment devenir végétarien, qu’est-ce que la science de la motivation, comment devenir plus heureux, plus productif, etc.). D’autres intervenants se livrent à des présentations scientifiques plus pointues, mais jamais trop techniques. L’accent est souvent mis sur la technologie et ses promesses. Enfin, des « grands témoins » viennent raconter leur expérience, expliquer comment ils ont réalisé des exploits, sont devenus les meilleurs dans leur domaine.
3La fondation Ted attribue également un prix – désormais doté d’1 million de dollars – à une personnalité innovante et visionnaire afin de l’aider à accomplir un vœu (développer la ville 2.0, créer un réseau militant en soutien à l’Afrique, etc.). La finalité de ces conférences est ainsi, pour paraphraser Marx, non pas tant d’interpréter le monde que de le transformer, aux niveaux individuel et social. La connaissance se met ainsi au service de bonnes causes : c’est une science de la bonne volonté.
4Ce qui fait la valeur des conférences, c’est aussi – et peut-être surtout – la qualité de l’audience. L’inscription coûte la bagatelle de 7 500 dollars et dans le public, on trouve tout ce que le monde médiatique, intellectuel et industriel compte de plus influent. L’idée est de pouvoir « continuer la conversation », de faire en sorte que ces terrains de recherche en train d’être défrichés et ces idées innovantes se propagent, soient débattus.
5Le succès de ce format a permis une exportation du modèle, et des conférences Ted indépendantes sont désormais organisées aux quatre coins du monde. Les chiffres donnent le tournis : 16 000 discours ont ainsi été tenus à ce jour, dans près de 150 pays. Les conférences sont mises en ligne et ont été visionnées pas moins de 800 millions de fois.
6Comment expliquer le succès de ce modèle hybride, entre conférence savante et talk-show culturel, entre salon et spectacle ? Bien sûr, les facteurs culturels peuvent en partie jouer : tradition bien américaine de la conférence, goût d’un certain pragmatisme, refus d’une théorisation excessive, fascination pour les success stories, etc. Par ailleurs, les sujets sont abordés uniquement sous un angle pratique et concret, susceptible de concerner chacun. En contournant l’académisme, en mettant le travail de recherche à la portée de tous, sans jargon ni barrière sociale, Ted se livre à une forme de démocratisation et de vulgarisation.
7Les participants citent rarement les travaux de leurs collègues ; il n’est jamais fait mention de controverses, de conflits. Il importe d’éviter statistiques et marqueurs culturels ou références susceptibles d’être incompris de spectateurs étrangers. La science devient ainsi un univers lisse. Deux conceptions du savoir s’opposent alors : à la complexité d’idées et d’une recherche sans application immédiate répond l’aspect stimulant de la recherche appliquée à une finalité désirable.
8L’art du storytelling y est poussé loin. Chaque conférencier suit un entrainement, est confié à un coach – les chercheurs ne sont pas forcément les meilleurs « raconteurs d’histoire » et il s’agit surtout ici de faire des présentations vivantes. Le processus de sélection est rigoureux, le format précis : une conférence ne doit pas dépasser 18 minutes, afin de ne pas ennuyer le public. Dans une enquête fouillée publiée par le New Yorker, Nathan Heller résume bien les caractéristiques d’un discours Ted typique : « une entrée en matière s’adressant directement au public, un récit dont l’enjeu est personnel, un résumé de la recherche, un précis d’applications potentielles, une révélation à ramener chez soi et une conclusion qui affirme “va de l’avant et aide l’humanité” ». Un grand nombre de ces conférences s’achève par une standing ovation. D’une certaine façon, l’évaluation se fait à l’applaudimètre.
9D’un point de vue narratif, les mouvements de caméra obéissent bien davantage aux codes du cinéma ou du vidéo clip que du cours magistral filmé en plan fixe. La présence de huit caméras permet une alternance des points de vue et un montage nerveux et rythmé, à l’image de la captation d’un concert de rock, par exemple, qui cherche à susciter l’émotion.
10Les idées sont ainsi mises en scène de façon à être prêtes à consommer, à inspirer espoir et envie de changement. Pourtant, ce formatage très précis peut poser problème. Nassim Nicholas Taleb, auteur du Cygne noir, a appelé Ted « une monstruosité qui transforme les scientifiques et les penseurs en amuseurs de bas niveau, comme des artistes de cirque ». Ces conférences reconfigurent le savoir autour d’un triptyque : bonne volonté, confiance en l’avenir, médiatisation de la connaissance. L’expertise se met ainsi à la portée de tous, l’idée étant d’aider chacun à prendre des décisions sur sa vie et sur la société en connaissance de cause, en lui fournissant clés en main l’état des dernières innovations.