CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Sans qu’elle constitue un objet spécifique des sciences de la communication, la question des relations entre expertise scientifique, société et politique est fondamentalement communicationnelle. Elle apparaît au cœur de nombreuses controverses contemporaines, par exemple en matière de santé publique, d’environnement, de gestion des risques industriels et techniques. C’est d’ailleurs sur des sujets recouvrant des enjeux essentiels du point de vue de l’intérêt collectif – et par conséquent sensibles politiquement et susceptibles d’être fortement médiatisés – que l’on recourt à l’expertise scientifique. Cette dernière est susceptible d’être mobilisée à de multiples niveaux : elle peut être présente au cours des processus d’innovation, au moment où surviennent des crises, mais également a posteriori, dans le cadre de procédures judiciaires.

2L’expertise engage de multiples acteurs politiques et économiques autour d’un sujet problématique qui s’impose à son commanditaire, mais dont la nature et les contours sont définis de manière imprécise et ne renvoient pas à des représentations communes entre les parties prenantes. Dans une conception rationaliste dominante, c’est d’ailleurs la nécessité de produire une base minimale de connaissances partagées qui explique le recours à un tiers extérieur considéré comme étant celui qui détient une connaissance poussée et étendue du problème posé tout en ayant la capacité de l’utiliser pour formuler un jugement indépendant et objectif. À la commande d’expertise formulée par un ministère, une agence publique ou un juge, répond contractuellement une prestation d’expertise. En traitant des informations, l’expert en produirait d’autres, considérées comme incontestables et dès lors utilisables dans la prise de décision par l’institution commanditaire. La mise en œuvre d’une procédure d’expertise peut ainsi être vue comme un moyen de dépasser la multiplicité des points de vue en présence en lui substituant une vision univoque de la question posée. En d’autres termes, c’est l’incommunication comme incapacité à établir un dialogue dans un contexte de pluralité de points de vue, d’intérêts et de logiques d’action (Wolton, 2009 ; Robert, 2005) qui justifie le recours à l’expertise. Si les parties prenantes parvenaient à communiquer entre elles, si elles réussissaient à échanger des arguments pour qualifier les problèmes posés et leur trouver une solution concertée, il ne serait pas nécessaire de faire appel à un expert.

3Mais la mise en œuvre de la procédure d’expertise est loin de faire taire la pluralité des voix. Aussi formalisé soit-il, son déroulement pose immédiatement la question de la relation. La mise en œuvre des dispositions prévues dans la convention d’expertise implique en effet des rencontres et des confrontations entre les différentes parties prenantes. L’expert doit aller à la rencontre des autres acteurs, qui peuvent eux-mêmes être amenés à échanger. Des investigations ont lieu sur des terrains, des expérimentations sont conduites, des entretiens sont menés, des données empiriques sont recueillies. À chaque fois, des interprétations sont nécessaires, des justifications et des explicitations produites de part et d’autre. Dans ce cadre, les connaissances d’expertise sont co-construites. Les experts ne produisent de la connaissance qu’avec la participation plus ou moins active et volontaire des « expertisés » et d’autres acteurs sociaux. La formulation des décisions qui découlent de cette relation n’est jamais le produit d’un traitement et d’une transmission d’information. Elle relève de multiples interprétations, recadrages, traductions qui figurent des logiques d’action hétérogènes, des intérêts économiques et politiques contradictoires, des tensions et des conflits de multiples natures.

4Cet article propose ainsi de montrer comment les cadres conceptuels et les démarches d’analyse des sciences de la communication – pour lesquels l’expertise n’a jamais vraiment constitué jusqu’ici un objet de recherche spécifique – permettent d’interroger et de problématiser le processus d’expertise de manière originale. Nous chercherons à mettre en évidence des enjeux et à poser des questions permettant de remplir cet objectif. Il s’agira en premier lieu de qualifier et délimiter les situations d’expertise, au sein desquelles se déroulent les interactions constitutives du processus et où se produisent les connaissances d’expertise. Mais ces situations ne sauraient évidemment constituer une frontière isolant le monde de l’expertise du reste de la société : au contraire, elles sont traversées par la nécessaire mise en relation du caractère local et singulier caractérisant une expertise donnée, avec la production de règles, de normes, d’institutions de portée générale. Les sciences de l’information et de la communication permettent de penser les médiations qui marquent le passage entre différents niveaux de généralité. En particulier, elles conduisent à mettre l’accent sur le rôle central des constructions symboliques et des environnements sociotechniques où elles s’inscrivent : l’expertise se présente aussi comme une mise en mots, reposant sur un travail d’argumentation conduisant à la production collective de textes constituant les résultats de l’expertise et, éventuellement, les institutionnalisant. Ce mouvement s’opère en lien étroit avec les médias et les technologies par lesquelles les résultats de l’expertise sont diffusés et de plus en plus souvent discutés.

Penser les « situations d’expertise »

5Du point de vue des sciences de l’information et de la communication, toute expertise est irréductiblement liée à une situation d’expertise, c’est-à-dire à l’espace social dans lequel elle se déroule. La situation d’expertise n’est pas donnée, mais construite socialement dans le cadre d’un processus relationnel au sein duquel les acteurs impliqués interagissent, s’opposent, entrent en conflit, nouent éventuellement des compromis.

6La situation d’expertise met en scène différents acteurs : les « experts » en tant que tels et les représentants des « expertisés », des « pouvoirs publics » ou des « médias », cette liste n’étant pas exhaustive. À chaque fois, des individus interviennent au nom d’institutions, qu’ils représentent, au nom desquelles ils parlent, et qui leur affectent un rôle, les conduisant à agir et s’exprimer dans une certaine direction. Ces institutions participent d’un ensemble d’entités que la sociologie de l’acteur-réseau qualifierait de « non humains » (Callon, 2006) et parmi lesquelles on trouve également des normes, des techniques, des règlements, des lieux, des faits matériels, des données statistiques, une histoire. Ces acteurs non humains n’agissent évidemment pas en tant que tels ; en revanche, ils contribuent à « faire agir » les acteurs humains. Ils influencent le processus d’expertise ainsi que les résultats qui en découlent, en termes de savoirs et de préconisations. Inscrite au cœur du social, la situation d’expertise ne saurait être qualifiée en termes d’unité de temps, de lieu et d’action comme le voudrait une conception restrictive de la notion de situation. Elle est plurielle, renvoie à de multiples séquences d’interaction réparties dans le temps et dans l’espace, réunissant chacune tout ou partie des protagonistes. Chacune de ces séquences – concrètement, une réunion, un entretien, une audience, une étape d’enquête sur le terrain – associe différentes personnes (qui échangent, se confrontent, s’ajustent, parviennent ou non à un accord) et des objets matériels ou symboliques (documents, données expérimentales, publications scientifiques, etc.) qu’elles mobilisent dans l’interaction, construisant ainsi la séquence, produisant les connaissances d’expertise au fur et à mesure. C’est d’ailleurs ainsi que la multitude des séquences interactionnelles impliquées dans « l’activité d’expertise » en vient à constituer la situation d’expertise à proprement parler.

7C’est finalement au travers de la co-construction de cette situation par les parties prenantes que naît l’expertise en tant que telle. Ainsi, les experts ne se situent pas en dehors des phénomènes qu’ils ont la charge de comprendre et d’évaluer : il n’y a d’ailleurs pas d’expert sans situation d’expertise (Desmoulins, 2006). D’un point de vue communicationnel, il n’existe pas de critères objectifs pour qualifier un expert, c’est la situation d’expertise qui l’institue : des chercheurs académiques, des consultants, des intellectuels médiatiques, des étudiants peuvent devenir des experts dès lors qu’ils sont désignés comme tels. Parallèlement, c’est dans cette situation que se construisent les connaissances d’expertise. Ces dernières ne peuvent être considérées comme objectives ou universellement valides, mais se révèlent irréductiblement contingentes et relatives. L’expertise est socialement construite, n’est jamais vraiment neutre ou indépendante parce qu’elle ne peut être dissociée de ceux qui la commandent, la financent, la publient, en sont l’objet. Même s’il n’y a pas de déterminisme a priori, les rapports de pouvoir structurent la situation d’expertise. Analyser l’expertise du point de vue des sciences de la communication implique ainsi de prendre en compte l’hétérogénéité des acteurs en présence dans la production de connaissances, mais aussi de ne pas dissocier ces dernières du contexte où elles sont produites et de ceux qui contribuent à leur élaboration (Babou et Le Marec, 2008). En d’autres termes, les connaissances d’expertise demandent à être relativisées, elles représentent simplement une explication du monde formulée par les acteurs de la situation d’expertise – les experts et les autres – dans un environnement social, économique et politique spécifique. L’un des premiers enjeux d’une approche par les sciences de l’information et de la communication consiste à délimiter les contours de la situation d’expertise, à en identifier les acteurs individuels et institutionnels ainsi que les séquences d’interaction suffisamment signifiantes pour être construites en observables.

Les logiques institutionnelles de l’expertise : du « local » au « général »

8Les lieux et les moments des séquences d’interaction constitutives des situations de l’expertise renvoient à des enjeux sociétaux beaucoup plus étendus, comme l’évolution de la santé publique à long terme, l’avenir d’une filière industrielle, les décisions, les nouveaux règlements, les orientations politiques et législatives qui émergeront du processus. En d’autres termes, « l’ici et maintenant » de la situation est connecté à des perspectives institutionnelles globales à moyen ou long terme (Cicourel, 1981-1988) et le travail d’expertise consiste aussi à gérer le passage du singulier au général : une mise en perspective communicationnelle de l’expertise implique de prendre en compte cette dimension. Pas plus qu’elle ne peut être isolée des acteurs qui la constituent, l’expertise ne peut en effet être dissociée des structures de différentes natures (laboratoires de recherche, entreprises et lieux au sein desquels se déroule l’expertise, organisations dédiées à leur réalisation, institutions politiques, associations, etc.) où elle s’élabore. Ces institutions opèrent la mise en relation matérielle des différents acteurs, contribuent à délimiter les contours initiaux de la situation d’expertise, c’est-à-dire son contexte social, économique, politique et culturel. Mais cet environnement institutionnel est également susceptible d’évoluer sous l’influence du processus d’expertise, qui peut aussi produire de l’institution, sous forme de nouvelles règles, de jurisprudences, de remise en cause ou de réorientation de projets scientifiques et industriels. En termes communicationnels, l’expertise repose sur des médiations (Lamizet, 1994). Elle résulte d’une part de la mise en relation matérielle et sociale des protagonistes impliqués, quelles que soient leurs logiques d’action, et d’autre part de l’établissement d’une correspondance entre les différents niveaux de généralité dans lesquels se pose le problème qui fait l’objet de l’expertise.

9L’existence des séquences d’interaction évoquées ci-dessus, celle de la situation d’expertise dans son ensemble, relève ainsi d’une dimension localisée de la médiation correspondant à une « action à plusieurs » (Livet et Thévenot, 1994) au cours de laquelle se confrontent les logiques des protagonistes de l’expertise et leurs représentations divergentes, où s’établissent des ajustements et se nouent éventuellement des compromis. Ce cadre donne lieu à des questions empiriques que l’on peut se poser dans le cadre d’une approche communicationnelle de l’expertise. Comment les représentants des différentes catégories d’experts, les membres des organisations objets de l’expertise, les commanditaires, les différents médias qui relatent l’événement, se positionnent-ils les uns par rapport aux autres dans une séquence d’interaction donnée ? En quel nom – au nom de quelle institution – s’expriment-ils ? Quels objectifs, à court, moyen et long terme semblent-ils poursuivre ? On peut par exemple être amené à se demander comment le membre d’une communauté scientifique désigné pour participer à une mission d’expertise endosse chacun de ces rôles et comment le « chercheur » se situe par rapport à « l’expert ». La reconnaissance publique et la mise en visibilité liée à l’activité d’expertise sont-elles compatibles avec la reconnaissance scientifique, au sens académique du terme ? La première vient-elle se combiner à la seconde, voire s’y substituer partiellement ? La notion de conflit d’intérêts, centrale dès lors que l’on s’intéresse à l’expertise, peut faire l’objet d’une exploration au travers de ces questions.

10Mais la médiation pose également la question du passage de l’action à plusieurs vers une « action commune », voire vers une hypothétique « action ensemble » d’un plus haut niveau de généralité, faisant l’objet de justifications publiques et pouvant aller jusqu’à la construction d’un monde commun (Livet et Thévenot, 1994) qui résulterait d’une concertation idéale. En même temps qu’il soulève un problème de coordination de l’activité entre les acteurs au cours de la situation, le processus d’expertise pose la question de l’émergence d’un accord sur les principes, les objectifs et les implications générales de cette activité. La légitimité et le degré de reconnaissance des résultats du processus d’expertise, leur institutionnalisation, dépendront beaucoup de la construction ou non d’une telle entente élargie. En d’autres termes, la médiation est l’opération par laquelle des institutions se créent à partir du social, donnant lieu à des cadres généraux qui s’imposeront aux acteurs. Là encore, des interrogations empiriques apparaissent, prolongeant celles que nous formulions plus haut. Quelles « généralités », c’est-à-dire quelles représentations du social, de la science, de l’humain, du politique, de l’économique se confrontent par-delà les débats portant sur l’objet d’une expertise scientifique donnée ? Comment les différents acteurs appréhendent-ils les « grandeurs » (Boltanski et Thévenot, 1991) auxquelles se réfèrent les autres protagonistes ? Au-delà, n’existe-t-il pas un risque de recentrage sur le local, la situation d’expertise devenant un horizon en soi où les participants trouvent une satisfaction correspondant à leurs objectifs spécifiques, masquant les enjeux généraux et de long terme ? La mise en évidence des conflits d’intérêts que nous évoquions ci-dessus, comme l’un des principaux enjeux des travaux sur l’expertise scientifique, touche alors à la question politique du rapport entre intérêts particuliers et intérêt général.

L’expertise, une construction symbolique et sociotechnique

11Les séquences d’interaction constitutives des situations d’expertise et les médiations qui en découlent sont de nature symbolique, dans le sens où elles reposent sur des interprétations et des représentations de différents points de vue sur le monde qui sont fondées sur le langage. L’une des spécificités d’une entrée communicationnelle de l’expertise réside dans le caractère central accordé à l’analyse de cette activité symbolique. Comme tous les savoirs, les connaissances d’expertise n’existent que dans la manière dont elles sont matérialisées et communiquées (Babou et Le Marec, 2008), les modalités de leur mise en forme constituant un objet de recherche dont l’analyse permet de comprendre les médiations en jeu et la manière dont elles s’élaborent. Dans ce cadre, il est prioritaire d’étudier les procédés argumentaires mis en œuvre par les différents acteurs de l’expertise pour expliquer des faits, légitimer et justifier leurs positions. Comment, en effet, les connaissances d’expertise sont-elles construites pour convaincre, pour guider les interprétations de ceux à qui elles s’adressent, dans un processus dont le résultat est toujours incertain et imprévisible ? Comment les chercheurs procèdent-ils pour influencer favorablement la réception des connaissances qu’ils produisent ? Comment concilier la scientificité des conclusions et leur accessibilité, l’indépendance et la compréhension des logiques d’action, la critique et la neutralité (Desmoulins, 2006) ? Comment écrit-on pour répondre aux attentes du commanditaire et des différents « récepteurs » de l’expertise ? L’écriture de l’expertise ne répond-elle pas à des modèles explicites ou implicites, auxquels les experts devraient se conformer pour être en phase avec l’image qu’ils ont de leur rôle, voire pour être de nouveau recrutés comme experts ? L’enjeu est de parvenir à saisir comment les séquences d’interaction constitutives des situations d’expertise sont dis-locales (Cooren et Fairhurst, 2009), c’est-à-dire la manière dont « l’ici et maintenant » est colonisé par des références beaucoup plus générales, liées au passé, à l’avenir, aux enjeux sociétaux, politiques ou économiques soulevés par l’objet de l’expertise, ou à des grandeurs morales.

12L’expertise ne se compose pas uniquement des résultats expérimentaux, mais aussi de la manière dont ils sont dits, argumentés, médiatisés. De ce point de vue, l’étude de la forme des documents d’expertise (rapports, notes intermédiaires, articles de presse et de vulgarisation, publications académiques, diaporamas, communications orales, etc.) ainsi que la manière dont ils sont mis en scène est particulièrement intéressante pour apporter des éléments de réponse à ces questions. Elle permet d’analyser les recadrages de la réalité opérés pour poser le problème sous l’angle le plus adapté, mais offre aussi la possibilité de saisir les analogies et les métaphores mobilisées pour rendre plus accessibles et parlants les résultats présentés. On peut enfin s’intéresser à la place des arguments d’autorité : les chiffres et les résultats expérimentaux sont présentés comme des évidences, mais la figure de l’expert – le rédacteur d’un document ou d’autres experts, impliqués dans d’autres expertises – est aussi convoquée pour légitimer des arguments et des décisions. Une telle démarche demande à être entreprise pour tous les acteurs d’une situation d’expertise. Au-delà des discours et des écrits produits par les experts eux-mêmes, les récits médiatiques, les éléments de langage utilisés par les décideurs politiques, les jugements rendus ou les stratégies de communication mises en œuvre par les entreprises constituent autant d’éléments signifiants. Ils permettent de saisir le caractère dis-local d’une situation d’expertise tel que nous l’évoquions plus haut, c’est-à-dire de comprendre comment des éléments généraux extérieurs à cette situation sont mobilisés pour opérer une montée en généralité, reflétant évidemment les rapports de force des protagonistes en présence. Ces arguments, les constructions symboliques où ils prennent place, se combinent et se contredisent. Ils reflètent des rapports politiques, contribuant à produire le social et les institutions qui le stabilisent temporairement. Ces dernières comportent une importante dimension performative, sont pour une part créées par les discours qu’elles produisent, qui sont tenus en leur nom et à leur sujet.

13L’attention prêtée aux aspects argumentatifs de l’expertise ne doit toutefois pas occulter les dimensions matérielles qui lui sont étroitement associées. Certes, une perspective communicationnelle accorde une place prépondérante au symbolique, mais elle le fait en l’articulant aux techniques de différentes natures qui permettent de le mettre en forme et de le diffuser. Les récits de l’expertise demandent à être problématisés comme des réalités sociotechniques, les contenus – les connaissances d’expertise et les décisions qui en découlent – ne pouvant être dissociés des médias qui les relaient, des architextes (Jeanneret et Souchier, 2005) susceptibles d’accompagner leur écriture, des supports et modes de diffusion plus ou moins publics devant en faire l’objet. Parallèlement, le développement des réseaux sociaux numériques et des formes sociales et politiques participatives qui en découlent peuvent se traduire par une remise en discussion des connaissances d’expertise et des récits dont elles font l’objet (Monnoyer-Smith, 2010 ; 2011). Autrement dit, le travail des experts n’est plus un aboutissement inerte et définitif, mais peut constituer le point de départ de réflexions collectives amenant des compléments, des critiques, des contestations, sous une forme particulièrement peu prévisible. Cette dimension participative, dans ses caractéristiques matérielles et techniques, est d’ailleurs appelée à se retrouver de manière transversale à chacun des niveaux que nous avons identifiés : elle retravaille les récits d’expertise, mais peut jouer un rôle essentiel dans les processus de montée en généralité liés aux médiations et évidemment, dans la définition même de la situation d’expertise et de son étendue. Qu’ils soient invités à s’exprimer par les experts ou les commanditaires de l’expertise ou qu’ils fassent eux-mêmes irruption dans le débat, les citoyens – à titre individuel ou au travers des institutions et des associations qui les représentent – peuvent participer au processus d’expertise. Les modalités de leur intervention, de leur prise de parole, leur influence sur les débats, demandent à être prises en considération dans le cadre d’une mise en perspective communicationnelle des questions posées par l’expertise scientifique en société.

Une approche communicationnelle de l’expertise : quelles spécificités, quelles conditions ?

14D’un point de vue communicationnel, l’expertise scientifique demande à être appréhendée au travers d’un prisme constitué de trois facettes : un processus relationnel associant et articulant les parties prenantes, un cadre institutionnel permettant les médiations et l’institutionnalisation de l’activité d’expertise, et des dimensions symboliques, médiatiques et sociotechniques permettant de rendre visible l’expertise et d’en retravailler le contenu. La spécificité d’une approche communicationnelle réside dans sa capacité à penser simultanément ces différents points. De telles préoccupations ne sont pas très éloignées de celles qui animent les approches socioconstructivistes qui ont émergé depuis le début des années 1980 dans le champ des sciences humaines et sociales. La socio-économie des conventions, la sociologie de l’acteur-réseau (Callon, 2006) et, surtout, la sociologie pragmatique (Livet et Thévenot, 1994 ; Boltanski et Thévenot, 1991 ; Thévenot, 2006) se sont construites autour de la conceptualisation des phénomènes de coordination d’acteurs sociaux aux logiques et aux représentations hétérogènes, et de la montée en généralité. Mais là où les approches sociologiques étudient les pratiques sociales liées à l’expertise et qualifient les acteurs impliqués ainsi que les modalités de leurs relations, les sciences de l’information et de la communication offrent la possibilité de se focaliser sur la manière dont ces pratiques sont construites, représentées et mises en scène, et finissent par former les institutions sociales et politiques. Sur le plan empirique, de multiples objets et activités communicationnels – par exemple des écrits, des énoncés, des comptes rendus, des rapports – peuvent être construits en observables et faire l’objet d’analyses permettant de déconstruire leurs représentations et leurs logiques sous-jacentes. Sur un plan théorique, ces observations peuvent être rapportées à différents registres communicationnels, renvoyant à des significations idéales-typiques de la communication. Communiquer peut ainsi signifier interagir en situation, mettre en relation des acteurs sur un plan matériel, social et institutionnel, ou encore mettre en récit des activités, des situations, redessiner le monde où elles prennent place. Ces registres sont étroitement imbriqués, mais ils constituent un cadre au travers duquel il est possible de saisir des objets et des activités communicationnels et d’appréhender l’articulation des généralités en présence.

Français

La question des relations entre expertise scientifique, société et politique est fondamentalement communicationnelle. Souvent présenté comme univoque et incontestable, l’avis des experts ne fait pas taire les controverses. Il est élaboré dans le cadre de relations toujours incertaines, mobilisant les multiples parties prenantes de l’objet de l’expertise dans une situation sociale. Les connaissances qui en résultent constituent, quelque part, des récits qui relèvent de multiples interprétations et recadrages traduisant des logiques d’action hétérogènes, des intérêts économiques et politiques contradictoires, des tensions et des conflits. Ce mouvement s’opère en lien étroit avec les médias et réseaux, au travers desquels les résultats de l’expertise sont diffusés, et de plus en plus souvent discutés.

Mots-clés

  • situation d’expertise
  • médiations
  • récits d’expertise
  • institutions
  • connaissances d’expertise

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Jean-Luc Bouillon
Jean-Luc Bouillon est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université européenne de Bretagne (Rennes 2), chercheur au laboratoire Prefics (EA 3207) et chercheur associé à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Ses recherches portent sur les formes contemporaines de rationalisation des organisations productives, affectant particulièrement les activités de traitement de l’information et de communication et la dimension collective du travail.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48376
Pour citer cet article
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