1Les mortalités anormales dont sont victimes les abeilles sont désormais connues de tous : la presse y a fait largement place dans ses colonnes. Si les experts et les autorités compétentes se perdent en conjectures sur l’origine du mal, nombreux sont les apiculteurs qui incriminent des insecticides d’un genre nouveau.
2Mais les produits phytopharmaceutiques ne sont mis sur le marché qu’au terme d’une évaluation scientifique de leurs effets sur la santé humaine et animale et sur l’environnement, dont l’abeille. Cette évaluation est conçue et mise en œuvre par des experts, et ce sont des experts encore qui en contrôlent la pertinence et l’exécution. Cette expertise garantit-elle la qualité et la pertinence de l’évaluation ? En d’autres termes, l’évaluation préalable des molécules en garantit-elle réellement l’innocuité et assure-t-elle vraiment au citoyen le haut niveau de protection que l’institution européenne entend leur garantir ?
3Placés devant le désastre qui menace leur profession, des apiculteurs ont ouvert les dossiers scientifiques, sont allés frapper aux portes des institutions compétentes. Petit voyage au pays de l’expertise, où il sera question d’abeilles et de toxicologie, mais aussi d’institutions privées et publiques, de délégation de missions, et de la légitimité de chacun.
Les abeilles meurent
4Depuis plus de vingt ans maintenant, des mortalités frappent les ruchers d’Europe et d’ailleurs. Le tableau majeur des pertes est connu : un beau jour, généralement à la fin de l’hiver, l’apiculteur découvre ses ruches dépeuplées. Il ne reste au plus que quelques centaines d’abeilles, là où il devrait y en avoir des dizaines de milliers. Parfois même la ruche est entièrement vide… Le couvain [1], s’il y en a, a été abandonné, de même que les réserves de miel et de pollen. Aucune abeille morte n’est visible dans les environs. Colony Collapse Disorder (CCD), despoblacion de colmenas, « dépérissement des ruchers » : les mots diffèrent selon la langue, mais le tableau est le même sur tous les continents, pour autant qu’on puisse en juger, car singulièrement ce problème, qui a fait couler beaucoup d’encre, n’a jamais suscité l’étude épidémiologique internationale qu’en requiert la caractérisation [2]. La cause directe du mal est difficile à cerner vu qu’il est impossible d’analyser les abeilles disparues et que le peu qui reste dans la ruche paraît normal. Aussi, les études qui ont eu lieu jusqu’à présent identifient-elles des facteurs favorisants, mais de ceux-ci aucun n’apparaît déterminant. Une chose est sûre toutefois : le tableau n’est pas celui d’une mort par famine, ni d’aucune maladie connue. Certes, des études scientifiques ont surgi de toute part, annonçant qu’avaient été découverts, associés à ces pertes, tel virus ou tel microbe nouveau ; toutes ont été démenties, généralement parce qu’il a été démontré que ces agents pathogènes occasionnels et opportunistes des colonies d’abeilles y sont présents depuis fort longtemps, et que l’association découverte dans une région entre les pertes et l’agent pathogène en question ne se vérifiait pas sous d’autres cieux [3]. Le monde scientifique, lui aussi, est sujet à ce mal nommé « effet d’annonce », surtout lorsque le sujet est d’actualité…
Suspicions
5Certes, dans le passé, il y a eu des épisodes d’épizooties dans les ruchers (l’acariose, par exemple, a dévasté les ruchers européens au début du xxe siècle), voire des épisodes de pertes dont les causes n’ont jamais été vraiment cernées ; mais rien n’a atteint l’ampleur du phénomène qu’on connaît aujourd’hui. C’est dans le centre-ouest de la France que les premières mortalités catastrophiques sont apparues, sur miellées de tournesol, au début des années 1990. Cette apparition coïncidait avec la mise sur le marché d’insecticides d’un genre nouveau : appliqués non par pulvérisation, mais en traitement de semences, c’est de l’intérieur qu’ils protègent la plante dans laquelle ils pénètrent lors de la germination. De tels insecticides sont dits systémiques et leur substance active est présente dans le nectar et le pollen des fleurs issues des cultures ainsi traitées, de même que dans les adventices voisines contaminées, notamment par les poussières émises lors du semis. Ces insecticides sont, comme la plupart, neurotoxiques : à dose suffisante, ils tuent l’abeille ; à dose plus faible, ils en altèrent la physiologie et le comportement. Or l’abeille dispose d’un outillage comportemental fourni et élaboré, dont la parfaite intégrité lui est nécessaire pour pouvoir s’orienter ; par exemple, elle butine couramment jusqu’à trois kilomètres de son nid, et effectue de nombreuses tâches que requiert la gestion de la colonie : construction des rayons, soins aux larves et aux nymphes, gestion des réserves, etc. Toute altération de ces facultés porte atteinte au développement de la colonie et peut aller jusqu’à en compromettre la survie. Que les mortalités puissent être dues à l’altération du comportement de l’abeille par des doses sublétales de contaminants, constitue donc une hypothèse parfaitement vraisemblable.
6Coïncidence temporelle, vraisemblance théorique : les apiculteurs, très vite, suspectent ces insecticides en traitement de semences (insecticides TS dans la suite de ce texte) d’être la cause de leurs malheurs. En France, l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf) sollicite le retrait de l’autorisation de l’un d’eux, le Gaucho, mais se heurte à un refus du ministre de l’Agriculture et entreprend, devant le Conseil d’État, une action à l’encontre de celui-ci. L’affaire, qui connaît plusieurs rebondissements, se solde par la victoire des apiculteurs : le ministre de l’Agriculture suspend l’autorisation du produit au motif que certains tests requis par la législation (des tests de toxicité sur les larves d’abeilles) n’ont pas été réalisés. Contestée par l’industrie phytopharmaceutique et par les semenciers, la suspension est finalement confirmée par le Conseil d’État [4]
La charge de la preuve
7C’est par ce biais que les apiculteurs prendront conscience d’une réalité fondamentale. Depuis des années (nous sommes alors en 2006), ils sollicitent de leurs autorités publiques que ces molécules soient interdites ou qu’au moins des études soient entreprises à leur sujet ; seulement, il leur est toujours demandé d’apporter des faits probants à l’appui de leurs suspicions. Mais rassembler de tels faits nécessite des études, des analyses chimiques, et celles-ci sont coûteuses. En outre, dès lors que le poison, si c’en est un, agit à bas bruit, de façon indirecte et parfois différée [5] apporter la preuve de son action est moins évident. Mais ce qui ressort tant des mémoires du conseil de l’Unaf que de l’avis du Conseil d’État est de nature à modifier fondamentalement la position des apiculteurs. En effet, selon la législation en vigueur [6] tout pesticide agricole doit faire l’objet d’un dossier toxicologique étayé par des études scientifiques ; et l’autorisation de mise sur le marché ne lui sera accordée qu’à la condition que les tests exposés dans le dossier aient montré de façon, sinon certaine du moins convaincante, que la substance considérée n’a pas d’effet nocif sur la santé animale ou humaine, ni d’effet inacceptable sur l’environnement. L’environnement, c’est l’air, le sol, les eaux souterraines ou de surface. C’est aussi les espèces non visées, et parmi elles l’abeille. Ce n’est donc pas sur les épaules du monde apicole que repose la charge de la preuve : c’est aux compagnies phytopharmaceutiques qu’il revient de fournir un dossier attestant de l’innocuité de leurs molécules, et aux autorités publiques européenne et nationales qu’appartient la responsabilité de juger si le dossier est convaincant ou non.
8À partir de ce moment, le monde apicole entre dans une autre démarche. Il ne s’agit plus de fournir des preuves, mais de s’assurer que ceux sur qui repose la charge de la preuve s’acquittent bien de cette tâche. En 2006, des représentants d’organisations apicoles et d’organisations non gouvernementales (ONG) environnementales sollicitent des autorités compétentes [7] la consultation des dossiers d’évaluation des quatre substances insecticides TS actuellement sur le marché. Aucun d’eux – plutôt de nous, car l’auteur de ces lignes est de l’aventure – n’est toxicologue ni n’aurait le culot de s’autoproclamer « expert ». Mais du moins disposons-nous d’une connaissance pratique de l’apiculture. Celle-ci est une clé indispensable, et trop souvent oubliée, de compréhension des dossiers. Il saute aux yeux de l’apiculteur, par exemple, qu’on ne peut évaluer dans une colonie de 500 abeilles la capacité de ponte d’une reine, car celle-ci ne peut donner sa mesure que dans une colonie comptant plusieurs dizaines de milliers d’abeilles. L’expert écotoxicologue, fût-il un spécialiste des espèces non-cibles du milieu terrestre, n’est pas forcément au courant de telles réalités. En outre, comme bien d’autres activités agricoles, l’élevage des abeilles est une école de bon sens, valeur qu’une instruction de haut niveau, hélas, ne garantit pas toujours et qui s’égare parfois dans les couloirs de nos institutions.
9C’est donc avec pour seules armes notre bon sens et notre connaissance de l’abeille que nous allons nous pencher sur les dossiers d’évaluation. Ce que nous y découvrons nous laisse pantois, tant au niveau des méthodes utilisées qu’au niveau du contenu des dossiers.
10Lorsqu’une plante mellifère ou pollinifère est traitée par un insecticide systémique, le nectar et le pollen sont contaminés. Fidèle à ses sources de nourriture, l’abeille qui s’attache à butiner cette plante s’intoxique jour après jour, c’est-à-dire de façon chronique. Or, le test de premier degré, qui sert à effectuer une première discrimination entre substances à risques et substances sans danger, est fondé sur la toxicité aiguë de la substance uniquement. D’un point de vue toxicologique c’est totalement non pertinent car selon les substances le rapport entre toxicités aiguë et chronique peut varier d’un à plusieurs centaines. Dès lors que l’intoxication est chronique, il faut donc effectuer un test de toxicité chronique pour démontrer l’absence d’effets inacceptables. Certes d’autres études ont été faites, en tunnel et en champ, mais elles sont peu convaincantes, car l’abeille butine sur des surfaces importantes, et garantir qu’elle a été exposée « comme dans la réalité » par un test réalisé dans un tunnel de 8 mètres sur 12, ou face à un champ auquel elle a peut-être préféré une autre source, apparaît bien illusoire. En outre, les dossiers sont entachés d’erreurs et d’approximations. Par exemple, un coefficient de risque est calculé en tenant compte d’une quantité ingérée par l’abeille de 20 microlitres par jour ; mais cette quantité est celle prescrite pour l’administration du contaminant dans la méthode standard de test ; en pratique, l’abeille, surtout la butineuse qui doit voler, consomme couramment plus de cinq fois cette quantité. Autre exemple : l’évaluation porte sur la substance elle-même, mais aussi sur les produits de dégradation, qui sont parfois tout aussi toxiques, sinon plus, que la molécule-mère. Dans un des dossiers, l’étude d’un de ces produits de dégradation n’a pas été effectuée, au motif qu’il ne se forme pas lorsque la substance est appliquée en traitement de semences ; toutefois il est présent dans plus de 10 % des pelotes de pollen analysées lors d’une étude réalisée sur des ruchers français [8].
11Ces dossiers sont pourtant contrôlés par les experts des États de l’Union européenne ainsi que par une unité spécialisée de l’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA), le Pesticide Risk Assessment Peer Review (PRAPeR) [9]. Mais les écotoxicologues de ces administrations publiques n’ont pas décelé les anomalies des études « abeilles » qui leur étaient présentées. Il faut dire, à leur décharge, que ces experts sont si peu nombreux en regard du volume et du nombre des dossiers, qu’on comprend que des parties entières de ceux-ci soient simplement collationnées : on y vérifie la présence des études mais non leur contenu, faute de temps.
À la recherche de l’expert…
12Des unions apicoles mettent alors en place un réseau informel pour éclaircir la situation. Leur première démarche, début 2007, est d’aller voir à la Commission européenne la chef d’unité compétente. Aux doléances des apiculteurs, celle-ci répond qu’elle est prête à adapter les règles d’évaluation mais qu’il faut pour cela que les apiculteurs apportent à l’appui de leurs dires un avis d’expert. Cela nous surprend un peu car il nous paraît que notre discours relève du bon sens plus que de la savante expertise… mais à chacun son métier : la Commission administre, l’expert est requis pour tout point technique fût-il évident pour le premier quidam venu. Il nous faut donc un expert. Où le trouver ?
13Les schémas d’évaluation des pesticides sont prescrits par les annexes de la directive 91/414/CEE ; celles-ci font référence à un expert, l’Organisation européenne et méditerranéenne de la protection des plantes (OEPP). Un contact est pris avec cette dernière, dont la représentante nous fait savoir qu’il n’y a plus d’expert « abeilles » en interne. L’OEPP délègue donc son expertise à une autre organisation, la Commission internationale pour les relations entre les plantes et les abeilles (ICPBR, de son acronyme anglais) ; celle-ci a constitué des groupes de travail destinés à étudier la révision des méthodes d’évaluation. L’ICPBR organise, début octobre 2008, une réunion où justement les premières conclusions de ces travaux doivent être présentées.
14Trois représentants du monde apicole (dont l’auteur de ces lignes) s’y rendent. La réunion rassemble les experts de l’ICPBR, c’est-à-dire des scientifiques, des autorités publiques et des écotoxicologues des compagnies phytopharmaceutiques. Concrètement, peu de scientifiques spécialistes de l’abeille travaillant dans des structures de recherche académique sont présents ; quant aux apiculteurs, on les compte sur les doigts d’une seule main. La réunion est largement sponsorisée par Bayer CropScience, BASF-Agro, Syngenta et Dupont De Nemours, qui font l’objet de remerciements en début de séance. Celle-ci voit se succéder des présentations d’études scientifiques portant sur la toxicologie de l’abeille. Les représentants apicoles sont admis à faire une intervention : ils présentent une proposition de schéma d’évaluation qu’ils ont élaboré. L’intervention sera reçue, et l’article qui l’accompagne publié (Bruneau et alii, 2009). Toutefois, si les apiculteurs ne sont pas mal reçus, ils ont l’impression de parler dans le vide : leur intervention ne fait l’objet d’aucun commentaire, alors même que son contenu va à l’encontre d’autres interventions, notamment celles des groupes de travail chargés de faire des propositions en matière d’évaluation. Ces propositions sont à nos yeux scandaleuses. Dans les tests sur les larves, 30 % de pertes totales du couvain, 50 % de pertes dans l’un des stades (œufs, larves ou nymphes) sont considérées comme une situation normale. Dans la proposition de schéma d’évaluation, le risque est considéré comme faible lorsque l’abeille n’est pas exposée à plus du dixième de la dose létale, par intoxication aiguë, de la substance ou du produit évalué ; or, pour certains pesticides dont les insecticides TS, les chiffres publiés par la littérature indiquent une toxicité chronique, au moins plusieurs dizaines de fois supérieure à la toxicité aiguë. In concreto, certains produits pourraient ainsi être catégorisés « à risque faible » (c’est-à-dire pouvant être mis sur le marché sans qu’il soit nécessaire d’évaluer plus avant leur risque pour l’abeille) alors qu’ils sont susceptibles de tuer en quelques jours les colonies qui y sont exposées. Et le reste est à l’avenant.
15En séance, les apiculteurs marquent leur refus des propositions et demandent à pouvoir rendre une note d’observation dans la quinzaine. Cette note ne fera l’objet d’aucun commentaire de la part des instances de l’ICPBR. Plus d’un an plus tard, l’ICPBR remet ses conclusions, inchangées, à l’OEPP, qui soumet le schéma d’évaluation toujours inchangé aux experts des États membres (c’est-à-dire aux fonctionnaires chargés de l’évaluation des dossiers). Les apiculteurs transmettent leurs commentaires à ces mêmes experts ainsi qu’à l’OEPP. Seuls les fonctionnaires suédois nous répondront, en marquant un plein accord avec nos commentaires. L’OEPP n’en publie pas moins le schéma contesté (Alix et Lewis, 2010), sans nous avoir davantage répondu.
Les experts foisonnent…
16Entre-temps les unions apicoles qui se sont impliquées dans ce travail ont constitué une coordination européenne [10] ; s’y retrouvent des représentants issus de France, d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, de Belgique, du Grand-Duché de Luxembourg. Ainsi formalisée, la coordination poursuit l’étude des dossiers, les contacts avec les autorités compétentes, et découvre, dans la foulée de ses premiers contacts, la constellation des cénacles où l’on traite de toxicologie de l’abeille. Car celle-ci fait florès : l’Académie Fresenius, la Setac (Société de toxicologie environnementale et de chimie), Opera sont, outre l’ICPBR déjà évoquée, quelques-uns de ces cercles d’experts qui régulièrement se réunissent et publient.
17Implantée en Allemagne, l’Académie Fresenius se définit comme un lieu de rencontre entre experts ; elle « organise des événements d’affaires professionnels nationaux et internationaux [11] ». Ses intervenants proviennent « de l’industrie, des autorités ou d’autres institutions importantes ». L’un des thèmes dont elle traite est l’approche des défis de la réglementation.
18La Setac est « une société professionnelle de niveau mondial sans but lucratif [12] » traitant des problématiques environnementales liées aux produits chimiques. L’industrie y est bien représentée [13]. Entre autres, la Setac promeut « l’usage de la science dans la réglementation environnementale et la prise de décision ».
19Opera se définit comme « un jeune “think tank” en croissance et un centre de recherche de la Università Cattolica del Sacro Cuore », dont le siège se trouve en Italie. « C’est une organisation indépendante et sans but lucratif, [dont un des objectifs] est de fournir une série de recommandations pragmatiques aux personnes en charge de la réglementation […] aussi bien que d’assurer une mise en œuvre efficiente des réglementations relatives à l’agriculture dans l’Union européenne. »
20Toutes ces organisations sont fréquentées assidûment par les toxicologues « abeilles » des compagnies phytopharmaceutiques ; on y retrouve d’ailleurs fréquemment les mêmes personnes. Et partout le discours est le même : moyennant le respect de bonnes pratiques et la mise en œuvre de bonnes lignes-guides, les pesticides, systémiques ou non, ne posent aucun problème aux abeilles. La Setac ne s’étonne pas du schéma d’évaluation pourtant interpellant de l’OEPP-ICPBR et le reprend à son compte sans sourciller [14]. Opera, dans un rapport de 2009 intitulé La Santé de l’abeille en Europe, faits et chiffres [15] met l’accent sur la causalité multifactorielle des pertes et fait l’impasse sur la contamination du nectar et du pollen par les insecticides systémiques.
21ICPBR, Setac, Opera, Académie Fresenius : tous sont experts. Tous s’intéressent de près aux réglementations, tous ont pour objectif premier de conseiller les policy makers, les auteurs des réglementations européennes. Tous agissent de leur propre initiative, tous tiennent un même discours…
22Ce dernier ne fait cependant pas l’unanimité, et un peu partout dans le monde, des équipes scientifiques ont d’ores et déjà démontré le danger potentiel des insecticides TS pour l’abeille. Leurs études montrent notamment la présence importante des substances concernées dans les matrices butinées, et leurs effets chroniques, létaux et sublétaux, sur l’insecte et surtout sur ses colonies. Ces travaux font parfois l’objet de présentations, à l’ICPBR notamment, et sont publiés dans les actes de celle-ci. Mais lorsqu’il s’agit de problèmes de réglementation, leurs résultats ne sont pas pris en compte. Les seules études citées sont alors celles qui sont favorables à la thèse déjà énoncée ci-dessus, selon laquelle les insecticides TS (et les autres) ne posent aucun problème moyennant le respect des bonnes pratiques. Par ailleurs, nombreux sont les scientifiques qui, en coulisses, expriment la difficulté de fonctionner encore en toute indépendance, dans un monde où le financement de la recherche scientifique est de moins en moins public, et par conséquent de plus en plus laissé à l’initiative du secteur privé – les entreprises qui s’investissent dans un secteur de la recherche étant, logiquement, celles dont les intérêts en dépendent. Dans le cas qui nous occupe, ces intérêts sont colossaux. L’imidaclopride et la clothianidine, les deux molécules insecticides TS appartenant à Bayer CropScience, font toutes les deux parties du « top 10 » des molécules du groupe [16]. Les néonicotinoïdes représentent un chiffre d’affaires global de 2,5 milliards de dollars et sont désormais les insecticides les plus vendus au monde [17]. Le fipronil (BASF-Agro) et le thiamethoxam (Syngenta), ne font pas l’objet de chiffres précis dans les rapports des firmes, mais ceux-ci attestent néanmoins que ces molécules sont des produits d’importance stratégique pour les compagnies [18].
Les apiculteurs, « pots de terre contre le pot de fer » ?
23Certes nous avons souvent le sentiment que nos forces ne sont pas en rapport avec celles des compagnies. Il nous est, notamment, impossible de fréquenter régulièrement toutes les organisations « expertes » précitées, tant pour des raisons de disponibilité des personnes que pour des raisons de coûts. Les droits d’inscription sont en effet souvent élevés (par exemple l’inscription à la 14th International Fresenius AGRO Conference de l’Académie Fresenius dépasse 1 600 euros par personne), il faut payer le déplacement et les frais d’hôtel : c’est aisé lorsque l’on est défrayé par une entreprise, cela devient vite impossible lorsque le budget est limité à ce qu’acceptent de débourser des unions apicoles sur leur cassette personnelle.
24En outre, le monde apicole n’a pas l’habitude de se défendre dans ce genre d’affaire (c’est un des rares secteurs à n’avoir pas de lobbyiste européen), et il a dû amorcer un véritable changement culturel pour en pénétrer les logiques. En conséquence, il est constamment en retard d’une bataille : alors que l’EFSA consulte le public sur chacun des dossiers d’évaluation de molécule phytosanitaire [19], les apiculteurs n’ont pas remis d’avis lors des consultations portant sur les substances qui les préoccupent car ils ont réalisé trop tard l’enjeu de l’évaluation. Ils n’ont pas davantage participé au groupe de travail de l’ICPBR portant sur le schéma d’évaluation pour les mêmes raisons : le débat relatif aux fondements de l’évaluation leur a largement échappé.
25Enfin, le travail à fournir est colossal. Le suivi de la problématique, c’est-à-dire des études scientifiques paraissant sur le sujet, des consultations de l’EFSA, des débats parlementaires (celui relatif au nouveau règlement 1107/2009 relatif à la mise sur le marché des pesticides agricoles, celui relatif à la santé de l’abeille, etc.), représente une somme de travail considérable pour laquelle aucun financement un tant soit peu pérenne n’existe à ce jour. On se débrouille donc avec les moyens du bord et une partie non négligeable du travail fourni l’est bénévolement.
26Mais les apiculteurs ne sont pas sans armes. Ils bénéficient, entre autres choses, de l’image puissante, mythique, de l’abeille, d’une image « nature » qui leur vaut la sympathie d’un large public. Aussi le débat concernant l’abeille est-il devenu éminemment politique, comme le constatait un fonctionnaire de la Commission que nous avons rencontré. Dans ce contexte, la Coordination apicole européenne a réussi à se faire partiellement entendre de la Commission. Celle-ci a chargé l’EFSA de constituer en son sein un groupe d’experts pour commenter les schémas d’évaluation proposés par l’OEPP-ICPBR et par la Coordination, puis surtout afin de faire elle-même une proposition de schéma. Si l’on peut regretter qu’il comporte finalement assez peu d’experts « abeilles », du moins il peut faire état de certaines garanties que nos précédents « experts » ne présentaient pas. Les personnes qui le composent ont au moins un mandat et en matière d’indépendance, elles ont dû faire une déclaration d’intérêt mais n’appartiennent donc pas directement au monde de l’industrie.
Expert privé, expert public
27N’aurait-il pas fallu commencer par là ? Car l’expert, n’est-ce pas tout d’abord l’EFSA ? Certes l’indépendance de l’Agence souffre parfois d’une image écornée. Récemment encore le Corporate Europe Observatory [20] vient de rappeler qu’un trop grand nombre de ses experts a eu ou a encore des liens avec l’industrie, que l’Agence est censée réglementer [21]. Mais du moins peut-on vérifier la chose, pour lui en faire reproche, et corriger la situation ! Les cercles d’experts de type ICPBR, Setac ou Opera échappent, eux, à tout contrôle : ce sont des organisations privées. Si elles n’ont pas l’indépendance requise, nul n’en est responsable puisque nul ne leur a donné mandat.
28Or n’est-ce pas d’abord le mandat qui fait l’expert ? Certes le mot est ambigu : il désigne tout à la fois l’état de connaissance – « qui a, par l’expérience, par la pratique, acquis une grande habileté » (Le Petit Robert) – et la mission – « personne choisie pour ses connaissances techniques et chargée de faire des examens, des constatations, des évaluations à propos d’un fait, d’un sujet précis » (Ibid.). Dans le cas qui nous occupe, la mission est essentielle, car c’est à celui qui la confie (ici, la Commission européenne) de s’assurer tout à la fois des connaissances et de l’indépendance de l’expert. Faute de mission, il reste des connaissances techniques ou scientifiques ; ce n’est pas rien, mais le savoir ne confère pas de légitimité particulière pour conseiller les auteurs de la réglementation, surtout aux personnes auxquelles la réglementation est censée s’appliquer… Enfin, faute d’un mandant, il n’y a pas non plus d’arbitrage au sein de ces cercles lorsque des opinions divergentes s’y manifestent, et nous en avons fait largement l’expérience. Si nos interventions sont écoutées, si nos articles sont publiés, personne n’a jamais répondu à notre argumentation, qui met pourtant à néant un schéma d’évaluation que tous continuent d’agréer comme si nos objections n’avaient jamais existé.
29Voici ce qu’ont été, et ce que sont encore, nos aventures d’apiculteurs au pays des experts ; des aventures qui n’ont commencé que parce que les parties « abeilles » des dossiers d’évaluation n’ont pas reçu l’attention qu’elles méritaient ; qui se sont poursuivies parce que l’autorité responsable a délégué l’élaboration des annexes de son règlement à l’OEPP, qui a délégué sa mission à l’ICPBR…
30Face à une expertise privée pléthorique, une expertise publique indigente et donc impuissante à contrôler la pertinence des dossiers, et donc incapable d’élaborer les normes régulant la matière. Alors l’autorité publique abandonne une partie de sa charge et délègue l’autre à un expert, qui délègue à un autre expert, celui-ci s’avérant finalement être partie à la cause dont on l’a laissé juge. Alors voici les suspicions, et voici que se ternit l’image d’une autorité publique qui, sans qu’il soit question de malhonnêteté ou de compromissions, génère des situations d’iniquité criantes, faute d’investir dans les moyens nécessaires à gérer la complexité des problèmes dont elle a la charge.
31La mort des abeilles et les investigations qu’ont menées les apiculteurs par suite des mortalités qui frappent leur cheptel dépassent donc largement le cadre du seul problème apicole. Il ne s’agit pas que de l’avenir d’un secteur (ce qui est déjà considérable), mais du fonctionnement d’institutions censées fournir des garanties crédibles en matière de protection de l’environnement et de santé humaine.
32Cherchez l’expert, nous a-t-on dit…
Notes
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[1]
Le couvain est l’ensemble des immatures, c’est-à-dire les larves et les nymphes ; il est abrité dans les cellules des rayons de la ruche et est appelé ainsi car l’abeille chauffe – couve littéralement – ses immatures.
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[2]
Le CCD a été caractérisé aux États-Unis par trois critères : 1) la perte rapide des ouvrières adultes engendrant l’affaiblissement ou la mort de la colonie ; 2) l’absence d’abeilles mortes aux alentours de la ruche ; 3) l’invasion différée de la ruche par des parasites (vanEngelsdorp et alii, 2009). En Europe, les mortalités n’ont pas fait l’objet d’une caractérisation de ce type, mais beaucoup de pertes que nous avons pu observer répondent à ces critères.
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[3]
Trois des principaux pathogènes auxquels il est fait allusion ici sont le microsporidien Nosema ceranae, le virus israélien de la paralysie aiguë et un iridovirus. Toutefois N ceranae n’est nullement un « nouveau » microbe, c’est en fait sa détection qui est récente ; l’IAPV est très largement présent aux États-Unis depuis de nombreuses années, bien avant que survienne le CCD ; en outre, il ne l’est guère en Europe alors que les cas de mortalité de ruchers y sont aussi fréquents ; quant à l’iridiovirus, une étude métagénomique a montré que sa présence était égale dans les colonies saines ou atteintes du CCD et que le lien qu’il entretient avec le CCD n’est pas établi.
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[4]
Conseil d’État de la République française, section du contentieux, affaire n° 269103, lecture du 28 avril 2006.
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[5]
Les abeilles consomment le miel et le pollen mis en réserve avec parfois plusieurs mois de décalage.
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[6]
Directive 91/414/CEE au moment des faits ; règlement CE 1107/2009 actuellement.
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[7]
Ces dossiers sont disponibles sur demande auprès de l’Autorité européenne de sécurité alimentaire (AESA). Toutefois certaines molécules ont été évaluées avant l’institution de l’AESA. Les dossiers sont alors détenus par les États membres rapporteurs auprès de qui les apiculteurs les ont demandés, au besoin via la procédure prévue par la législation relative au droit d’accès du public à l’information environnementale (directive 2003/4/ CEE et législations nationales transposant cette directive).
-
[8]
Cas du fipronil, dont le photométabolite (désulfynil-fipronil) ne fait pas l’objet d’étude dans le dossier européen pour la raison mentionnée dans le texte, alors qu’il est présent notamment dans le pollen récolté par les abeilles (Chauzat et alii, 2006).
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[9]
Le PRAPeR est l’une de ses unités : il est chargé d’organiser la « revue par les pairs » qui dans le présent contexte désigne la transmission du dossier élaboré sous le contrôle d’un des États membres et de l’EFSA aux experts de tous les États membres de l’Union européenne.
-
[10]
La Coordination apicole européenne dispose d’un site web : <www.bee-life.eu> (consulté le 27/07/2012). On y trouvera notamment la liste des unions qui en sont membres.
-
[11]
Cf. <www.akademie-fresenius.de/english/info/index.php>, consulté le 27/07/2012.
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[12]
Cf. <www.setac.org/>, consulté le 27/07/2012.
-
[13]
Voir l’onglet « Global partners » sur le site précité.
-
[14]
Summary of the Setac Pellston Workshop on Pesticide Risk Assessment for Pollinators, Pensacola, Floride, 15-21 janv. 2011.
-
[15]
Bee Health in Europe, facts and figures, Compendium of the latest information on bee health in Europe, Opera Research Center, 2009, en ligne sur : <www.pollinator.org/PDFs/OPERAReport.pdf>, consulté le 27/07/2012. Voir p. 28, une brève allusion au schéma d’évaluation récemment publié par l’OEPP.
-
[16]
Bayer CropScience, Faits et chiffres, 2010-2011, en ligne sur <www.bayercropscience.com/bcsweb/cropprotection.nsf/id/EN_Key_Facts_Figures_2011/$file/BCS_Faits-et-Chiffres-2011.pdf>, consulté le 27/07/2012.
-
[17]
Cf. <www.agropages.com/BuyersGuide/category/Neonicotinoid-Insecticide-Insight.html>, consulté le 27/07/2012.
-
[18]
Voir notamment le rapport 2010 de Syngenta, en ligne sur <annualreport2010.syngenta.com/en/downloads/PDFs/Syngenta_AnnualReview2010.pdf>, consulté le 27/07/2012.
-
[19]
Cf. <dar.efsa.europa.eu/dar-web/consultation>, consulté le 27/07/2012.
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[20]
Le CEO est une association sans but lucratif constituée en droit néerlandais, qui focalise ses travaux sur la façon dont l’autorité européenne prend ses décisions, et en particulier sur les effets néfastes, sociaux et environnementaux, de certaines formes de lobbying.
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[21]
Voir le rapport « Conflits indigestes » sur le site du CEO, en ligne sur <www.corporateeurope.org/sites/default/files/conflits_indigestes_0.pdf>, consulté le 27/07/2012.