1En 2006, avec la loi de programme pour la recherche, l’expertise scientifique institutionnelle en appui aux politiques publiques est devenue une mission pour les organismes de recherche et les chercheurs. Celle-ci est régie par une charte nationale à laquelle l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) a adhéré. L’institut développe depuis 2002 une activité d’expertise scientifique collective (ESCo) dans ses domaines de compétence – environnement, agriculture et alimentation – qui sont au cœur d’enjeux globaux de développement.
Agir en « univers incertain » : un besoin croissant d’expertise scientifique
2Le défi majeur des prochaines décennies sera de permettre une meilleure adéquation de l’offre agricole à la croissance de la demande alimentaire, tout en garantissant des productions plus durables. Les enjeux suscités par l’interdépendance entre augmentation de la production, préservation des ressources naturelles et accès à l’alimentation ont depuis une vingtaine d’années fait émerger de nouvelles questions sur les agendas politiques (convention sur la biodiversité, protocole sur le changement climatique, déclinaison des directives européennes en droit national), dont les argumentaires, lors des négociations internationales, doivent se fonder sur un état des connaissances scientifiques. Les questions posées à l’expertise concernent des domaines dominés par des incertitudes (par exemple, dans les prévisions sur l’ampleur du changement climatique) et des tensions entre des porteurs d’enjeux déterminés à faire valoir leurs positions dans le champ de la décision. Les questions d’expertise ne se limitent pas à des aspects techniques : ainsi, le recours à des mesures agronomiques pour limiter l’impact des pesticides ne peut s’envisager sans considérer l’état des pratiques et le coût de ces mesures pour les agriculteurs. Le traitement des questions d’expertise suppose donc d’associer sciences biotechniques et sciences économiques et sociales. La finalité de l’expertise consiste à distinguer ce qui relève du consensus, ce qui fait débat dans les communautés scientifiques et ce qui est encore incertain, voire ignoré, afin de constituer une base pour l’argumentation et le débat utile aux commanditaires et aux utilisateurs potentiels.
Extraire et assembler des connaissances utiles pour l’action publique et le débat
3L’expertise se situe donc dans une situation d’interface entre la production des connaissances – caractérisée par le temps long des programmes de recherche, une hyperspécialisation disciplinaire, un rythme accéléré de production des connaissances scientifiques – et la sphère politique de la décision – confrontée à des échéances courtes dans des processus continus de négociations. Il revient aux chercheurs d’extraire et d’assembler les connaissances pertinentes pour éclairer la décision, à condition d’avoir bien compris les termes de la commande. En effet, la pertinence des éléments apportés par l’expertise et leur utilité pour l’action et le débat dépendent de la manière dont la question initiale posée par les décideurs a été analysée et comprise par les experts. Une étape fondamentale du processus d’expertise est par conséquent celle qui conduit de la réception de la demande d’expertise à l’établissement d’un cahier des charges de l’expertise.
L’instruction de la demande d’expertise
Une demande recevable
4La question posée doit impérativement traduire l’intérêt général. Le fait que les demandes aient été jusqu’ici portées par deux ministères (Agriculture et Écologie), qui représentent des secteurs d’activité, des enjeux, des points de vue différents sur les champs à expertiser, a permis d’élargir la base du questionnement en évitant des questions trop étroitement liées à des intérêts catégoriels. Par ailleurs, l’acceptation d’une demande d’expertise par l’Inra est conditionnée par l’existence au sein de l’institut de compétences ancrées dans des programmes pluriannuels de recherche. Si certaines compétences ne sont pas présentes dans l’établissement, l’Inra devra pouvoir mobiliser des experts à l’extérieur, dans d’autres organismes, à l’université, en France et à l’étranger. Enfin, autre motif d’éligibilité de la demande : l’intérêt scientifique des questions à traiter. L’Inra, qui finance les salaires des chercheurs mobilisés par l’expertise, se considère comme impliqué dans le processus d’expertise, qui s’inscrit dans un continuum avec la recherche. La responsabilité de l’institut dans l’exercice concerne notamment la manière dont seront gérées les lacunes révélées par l’ESCo.
Une demande analysée dans son contexte politique
5Les demandes d’expertise sont présentées à l’Inra dans des formats différents : soit dans des lettres de commande circonstanciées et précises, soit à travers l’expression d’une préoccupation du politique, motivée par un contexte particulier, qu’il faudra ensuite traduire en questions d’expertise. Quels que soient le degré de maturité du sujet, la capacité des gestionnaires à poser des questions directement appropriables par les chercheurs, la demande initiale fait toujours l’objet d’une discussion qui aboutit à reformuler les questions initiales. Ainsi pour l’ESCo « Fruits et légumes », le ministère de l’Agriculture, partant du constat d’une faible efficacité des messages « Cinq fruits et légumes par jour », souhaitait à l’origine disposer d’un état des connaissances sur les comportements de consommation et leurs motivations. Cette demande a ensuite intégré la question de l’évaluation des bénéfices sur la santé qui est apparue au fil des discussions entre l’Inra et le commanditaire comme un argument clé pour la pertinence des politiques nutritionnelles. La démarche consiste donc à comprendre et à expliciter les motifs de la commande. Dans quel contexte, avec quels enjeux, est formulée la demande ? Ce besoin de connaissances peut s’inscrire dans un cadre de négociations réglementaires (ESCo « Stocker du carbone dans les sols agricoles ? » ; « Agriculture et biodiversité »), dans une perspective d’anticipation et d’adaptation à des situations nouvelles (« Sécheresse et agriculture ») ou d’amélioration des politiques publiques (« Fruits et légumes », « Comportements alimentaires »). Sur des sujets particulièrement sensibles dans l’opinion, la consultation des porteurs d’enjeux par les commanditaires permet de s’assurer de l’adhésion à l’intérêt de la commande, qui conditionne l’utilisation ultérieure des conclusions de l’expertise par les acteurs concernés. L’association des porteurs d’enjeux au processus d’expertise n’est toutefois pas sans risque de confrontation entre des intérêts divergents et n’a jusqu’à présent pas fait l’objet d’une réflexion systématique dans notre démarche, mais la montée en puissance de la société civile dans le débat public sur les impacts des orientations scientifiques et technologiques devrait la renforcer dans les années qui viennent.
Une demande formalisée en cahier des charges
6Cette phase d’itérations entre les commanditaires et l’Inra permet de transformer la préoccupation des décideurs en questions d’expertise. Elle est aussi l’occasion pour les protagonistes de se familiariser avec des finalités et des logiques différentes selon qu’on est un chercheur ou un gestionnaire. Ce temps de « piétinement » est nécessaire pour établir des relations de confiance entre les deux parties et mesurer, à partir de la demande et des échéances fixées au rendu, ce qui sera faisable. Parallèlement, une première exploration du corpus bibliographique évalue l’ampleur des références. Pour l’ESCo « Pesticides », par exemple, le corpus initial était composé de 15 000 références, volume impossible à analyser qui a conduit à sérier les questions et à limiter l’étendue de l’expertise.
7Une fois le périmètre établi, les questions sont traduites en problématiques de recherche, en disciplines et en compétences à mobiliser. Cette « traduction », discutée et validée avec le commanditaire pour vérifier qu’elle est bien conforme aux intérêts de l’action publique, se trouve à la base du cahier des charges de l’ESCo qui sera le document de référence dans la conduite du projet.
8La qualité d’une ESCo sur des sujets complexes est donc conditionnée par la capacité des opérateurs d’expertise à établir des ponts entre deux domaines très différents, celui de l’action publique et celui de la recherche. Comprendre la rationalité de la commande et entrer dans une démarche de co-construction des questions d’expertise apparaissent, par conséquent, comme des préalables indispensables à l’efficacité du processus.