1C’est par courrier adressé à la présidente de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et au président du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), que le ministère de l’Agriculture et de la Pêche et le secrétariat d’État à l’Écologie ont demandé à ces deux organismes de mener une expertise scientifique collective (ESCo) destinée à évaluer l’intérêt et les risques associés à la culture de variétés végétales tolérantes à des herbicides (VTH). Cette évaluation s’inscrivait dans le cadre du plan Ecophyto 2018 (réduction de 50 % de l’usage de pesticides en agriculture d’ici à six ans). Elle s’inscrivait également dans un contexte potentiellement porteur de controverse, avec la demande faite par les semenciers d’inscription au catalogue des espèces cultivées de deux VTH et la montée d’une contestation autour des variétés issues des techniques de mutagenèse, qualifiées par certains acteurs sociaux de « faux nez des organismes génétiquement modifiés ».
La construction du collectif d’experts et son interaction avec les commanditaires
2À partir de la demande des ministères, les deux coordinateurs (appelés copilotes) désignés par l’Inra et le CNRS ont procédé avec l’appui de la délégation à l’expertise scientifique collective, à la prospective et aux études (DEPE-Inra), à un premier examen de la demande, puis au choix des experts – prenant en compte la notoriété et la compétence de l’expert, validées par l’analyse succincte de sa bibliographie. Les copilotes et la DEPE se sont trouvés confrontés au peu de disponibilité des scientifiques contactés (en raison de leurs nombreuses sollicitations) et donc à des refus de participation. Une liste d’experts a néanmoins pu être constituée. Une attention particulière a été portée au fait que ceux-ci soient issus de différents organismes (CNRS, Inra, Institut de recherche pour le développement [IRD], universités, etc.), donc porteurs de différentes cultures d’établissement et d’une pluralité d’approches des questions à examiner. De façon informelle, une attention a également été portée aux prises de position publiques des experts, non pas pour exclure, mais pour s’assurer de l’existence d’une réelle diversité des sensibilités en matière d’innovation biotechnologique. Enfin, les copilotes et les experts ont dû remplir une déclaration décrivant l’ensemble des liens qu’ils peuvent entretenir avec des institutions, des entreprises ou des associations, susceptibles d’occasionner des conflits d’intérêts. Ce document est bien évidemment public.
3En parallèle, la DEPE et les copilotes ont conduit une analyse de la commande ministérielle. Ils ont échangé à plusieurs reprises avec les représentants des ministères concernés afin d’acter les questions et les priorités, et de s’accorder sur le périmètre de l’expertise. Quelques rares questions ont fait l’objet de discussions en raison du manque de données scientifiques probables permettant d’y répondre. D’autres, nécessitant une réponse rapide, ont été sorties du périmètre de l’ESCo pour être traitées de façon isolée sous forme d’une courte synthèse bibliographique ne revêtant pas la forme d’une expertise scientifique collective. En aucun cas, ces découpages n’ont visé à réécrire la commande ou à influencer les représentants des ministères. Il s’est plutôt agi de répondre au mieux à leurs demandes, compte tenu des impératifs de temps et de la disponibilité des ressources scientifiques.
4L’ensemble des réunions évoquées plus haut a donc permis de bien préciser les demandes et également – de façon plus subtile – de percevoir certaines des inquiétudes, voire des non-dits, associés à la commande. S’ils n’ont pas forcément fait l’objet d’une formalisation écrite, ils ont été conservés en mémoire par le collectif afin d’être, a minima, abordés dans les documents de restitution. Cette phase aboutit à la rédaction d’un cahier des charges et à un plan de rapport proposé par les pilotes et discuté par le groupe d’experts. Le rapport est divisé en chapitres avec des coordonnateurs désignés par le collectif d’experts.
5Par ailleurs, tout au long de l’expertise, les commanditaires ont été tenus informés de l’avancement des travaux, au travers de réunions entre eux, les experts et un « comité de suivi » (dont les membres ont été désignés par les commanditaires). Là aussi, ni les experts ni les commanditaires n’ont cherché à influencer le déroulement de l’expertise, et a fortiori à exercer des pressions sur l’une ou l’autre des parties. Néanmoins, il a semblé au collectif que les commanditaires auraient souhaité que l’ESCo proposât des scénarios plausibles dans l’hypothèse où la culture de nouvelles VTH serait autorisée en France. Ce souhait est compréhensible car les ministères auront à fournir, post-expertise, un avis sur cette question. Il n’est pas conforme, cependant, à « l’esprit » de l’ESCo, qui doit présenter un état des lieux des connaissances scientifiques sans émettre avis ou recommandation, et sans s’inscrire dans une logique de production de scénarios.
Le fonctionnement du collectif d’experts
6Lors d’une première réunion, la nature particulière de l’exercice et leurs tâches respectives telles qu’elles ont été imaginées par les copilotes et la DEPE ont été présentées aux experts. Commence alors le travail d’expertise proprement dit. Chaque expert, assisté par un collectif de documentalistes, va rechercher les publications relatives au thème qui lui a été confié. Une des tâches principales consiste à décider d’inclure ou non telle ou telle publication dans le rapport qu’il aura à rédiger. Il est difficile de préciser en quelques mots quels critères dictent ce choix. On peut citer sans doute l’importance des conclusions de l’article pour le sujet traité, leur originalité, mais aussi la qualité de la méthodologie employée ainsi que, dans une moindre mesure, la notoriété des auteurs et celle du journal qui publie ces résultats. L’ESCo exige par ailleurs que l’existence de conclusions divergentes entre publications soit rapportée, y compris dans le cas où certaines d’entre elles seraient minoritaires par rapport à un courant dit mainstream.
7À partir de la matière brute que représente la littérature scientifique, l’expert rédige sa contribution, qui constituera une « brique de base » du rapport principal de l’ESCo. Ces briques seront mises en commun lors de réunions avec les copilotes et la DEPE, où chacun des experts présente son analyse de la bibliographie dans le domaine qui le concerne et les difficultés auxquelles il a dû faire face. Compte tenu de la nature fortement interdisciplinaire de l’ESCo, se pose clairement ici la question du vocabulaire. Dans notre monde hyperspécialisé, où le biologiste moléculaire ne comprend pas forcément le chimiste ou l’agronome, les échanges entre juristes et écologues, généticiens et économistes sont parfois… complexes, sans toutefois être difficiles en raison de l’existence du socle commun qu’est l’approche scientifique. Ces réunions restent, cependant, nécessaires car elles permettent non pas d’acquérir une connaissance d’une discipline mais celle du sujet traité, et in fine l’appropriation progressive des conclusions de chacun des experts par le collectif.
8Dans le cadre du fonctionnement du groupe d’experts, le travail principal des copilotes et de la DEPE consiste, dans une première phase, à suivre l’avancée de la rédaction des briques élémentaires, tâche que tous les éditeurs de revues savent être parfois difficile, voire exaspérante. Ces briques élémentaires seront assemblées en chapitres, sous la responsabilité d’un coordonnateur de chapitre. Dans une deuxième phase, les copilotes devront avec l’aide de la DEPE rédiger le chapitre de conclusions de l’ESCo ; il sera soumis à discussion et approbation au coordonnateur de chapitres, et éventuellement aux experts. À partir du rapport principal (450 à 500 pages, plus de 1 400 références dans le cas de l’ESCo VTH), la DEPE rédige une synthèse d’environ 80 pages et un résumé de quatre à huit pages, sous le contrôle des copilotes. Cependant, le rôle principal des copilotes – et probablement le plus difficile de tous – consiste à maintenir une dynamique d’avancement tout au long de la durée de l’ESCo, qui a duré dans le cadre de l’expertise VTH environ vingt mois.
9Il est à noter que les conclusions de l’ESCo ne sont pas institutionnelles ; elles sont donc celles du collectif d’experts. Néanmoins, l’expérience montre qu’elles peuvent être perçues, par extension, comme étant celles de l’Inra ou du CNRS, d’autant plus que l’on parle d’ESCo CNRS-Inra dans la mesure où ces deux établissements ont assumé la qualité du processus fondée sur le quatuor compétence, transparence, pluralité et impartialité.
La question centrale du « retour sur investissement » et la position des organismes de recherche
10Dans un contexte d’augmentation des demandes d’expertise faites aux chercheurs, la question de leur « impact » sur leur carrière se pose, tout d’abord en raison de la nature chronophage de l’exercice. Dans le cas de l’ESCo VTH, le travail d’un copilote correspond à une implication de quatre mois au moins en équivalent temps plein sur une période de vingt mois, mais elle représente sans doute davantage « d’immobilisation du chercheur » parce que cette activité s’exerce rarement à plein-temps. Il est donc difficile pour un scientifique de se consacrer à d’autres tâches prenantes telles que la rédaction de réponses à des appels d’offres ou l’encadrement d’étudiants. De façon quelque peu paradoxale, l’expertise se fait donc au détriment de l’acquisition de connaissances. Or l’évaluation des chercheurs repose majoritairement sur leur contribution à l’acquisition de connaissances, traduite en termes de publications scientifiques, de participation à des colloques ; dans ce contexte, plusieurs chercheurs-experts se sont vus reprocher leur implication dans l’expertise au détriment de la publication.
11Les organismes de recherche sont conscients de ce problème. L’article 7 de la charte de l’expertise signée par le CNRS stipule que l’organisme « valorise les activités d’expertise […] dans l’évaluation de ses agents, chercheurs, ingénieurs et techniciens. Le Comité national de la recherche scientifique, pour les chercheurs [… définit] les critères de cette valorisation dans l’évaluation des carrières des agents concernés ». On voit cependant que les modalités de la valorisation restent floues, et que celles-ci risquent de relever d’une approche au cas par cas. Au-delà de la reconnaissance du travail effectué, il semblerait pourtant qu’un processus de valorisation bien établi, quel qu’il soit, serait de nature à motiver experts et copilotes.
12Les organismes de recherche suivent cependant le travail des experts et des copilotes, « de très près » pour le collège de direction de l’Inra, qui a d’ailleurs joué un rôle positif dans l’amélioration du rendu des conclusions des SHS, et « de plus loin » par l’Institut écologie et environnement du CNRS qui avait donné carte blanche au copilote de cette expertise. Dans le contexte de l’ESCo VTH, autour d’un sujet porteur de controverse, ces différences de suivi reflètent sans doute la nature très agronomique des questions, mais également une différence de culture marquée entre organismes, différence sans doute bénéfique à la qualité de l’expertise.