CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 1993, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) lance officiellement une nouvelle modalité de partage des connaissances labellisée « expertise collective ». Depuis le début des années 1990, le directeur général de l’Inserm, Philippe Lazar, débat avec les instances scientifiques et administratives de la nécessité de cette mission. Dans le décret relatif au fonctionnement de l’Institut (1983), l’un des articles stipule qu’il a notamment pour mission « de recueillir et de centraliser les informations relevant de son champ d’activité, de tenir le gouvernement et les pouvoirs publics informés des connaissances acquises ». La mise en exergue de cet article conforte le projet d’expertise collective dont le conseil scientifique adopte le principe en 1992 dans son rapport de conjoncture et prospective en ces termes : « être capable de mettre en place des groupes d’experts pour analyser l’état de la science dans un domaine déterminé à la demande de ses interlocuteurs naturels ou de sa propre initiative » (Inserm, 1993).

2Pourquoi une mission d’expertise à l’Inserm, établissement public à caractère scientifique et technologique (EPST), dont la principale mission est de produire de la connaissance scientifique à travers les activités de recherche des laboratoires ? L’émergence du concept d’expertise collective s’inscrit d’une part dans l’ouverture de la recherche médicale à la société civile et d’autre part dans la survenue d’événements tragiques en santé publique à cette époque.

3La mise en place à l’Inserm d’un département du partenariat social et économique témoigne de la volonté de formaliser des liens avec les partenaires du champ économique et social. Il s’agit d’une part de favoriser le relais de la recherche fondamentale à ses applications dans le domaine de la santé (produits, techniques, services, pratiques, etc.), exprimé en termes de « valorisation de la recherche », et d’autre part de sensibiliser les équipes scientifiques aux besoins de la société afin de faciliter leur prise en compte en amont des projets de recherche. Ainsi, depuis 1982 des partenariats se développent avec les entreprises du secteur biomédical (du médicament, du diagnostic, etc.) et des conventions s’établissent avec les partenaires traditionnels (Caisse nationale de l’assurance-maladie des travailleurs salariés [Cnamts], Mutuelle générale de l’Éducation nationale [MGEN], Caisse nationale d’assurance-maladie des professions indépendantes [Canam], Mutualité française, etc.) pour le financement de recherches. Ces partenaires seront les premiers à solliciter des expertises collectives.

4Cependant, cette « orientation » de la recherche n’est pas sans générer des tensions et des réactions dans la communauté scientifique, qui exprime la crainte d’un « pilotage par l’aval ». D’un côté, les pouvoirs publics exercent des pressions pour impulser des projets de recherche qui répondent à des besoins immédiats en santé publique, de l’autre les chercheurs revendiquent l’indépendance de la recherche médicale.

5Parallèlement, la santé est devenue une préoccupation majeure des citoyens, qui reconnaissent un enjeu social à la recherche médicale. La survenue de graves crises sanitaires (sang contaminé, hormone de croissance, etc.) démontre que certains choix des décideurs publics ne s’appuient pas réellement sur des preuves scientifiques et ne prennent pas en compte l’intérêt général. Pour le directeur général de l’Inserm, ces crises mettent en relief le besoin d’un dispositif pour « éclairer » les décideurs. L’activité de recherche dans sa temporalité ne permet pas de répondre à cet enjeu. Préserver l’indépendance de la recherche et son temps de développement tout en étant capable de répondre aux besoins pressants d’information des partenaires : tel est le défi. Philippe Lazar emploiera toute son énergie à développer l’expertise collective à l’Inserm (qu’il mettra en place quelques années plus tard à l’Institut de recherche pour le développement [IRD] en tant que président).

6Ainsi, trois principaux constats sont à l’origine du concept : il existe un conflit objectif de temporalité entre le temps long de la recherche et le temps court de la décision publique (ou privée) ; pour répondre aux questions, il n’est pas toujours nécessaire d’engager de nouvelles recherches, des éléments de réponse peuvent être déduits des connaissances existantes ; pour analyser au mieux les connaissances scientifiques acquises, il faut offrir aux chercheurs un cadre procédural adapté à leurs compétences.

7L’expertise collective comme expertise d’aide à la décision est donc présentée comme une démarche complémentaire au dispositif existant de partenariats pour répondre à des demandes précises sur la base des conditions suivantes : l’existence de travaux de recherche permettant de dégager un état des connaissances explicites sur le sujet ; la possibilité de mobiliser des experts de différentes disciplines pour effectuer un rapport argumenté ; un travail collectif d’analyse multidisciplinaire, critique et contradictoire.

8Pour assurer la clarté du processus d’expertise collective, la définition d’une procédure systématisée et codifiée est apparue d’emblée essentielle. Au cours des deux premières années de fonctionnement, des principes fondamentaux ont été précisés pour chacune des étapes de cette procédure : la saisine est recevable si elle s’inscrit dans les compétences de l’Inserm ; l’instruction met en évidence la problématique de la demande et définit le cadre de l’expertise ; la préparation consiste à définir une grille de questions pertinentes qui guidera la recherche de la bibliographie et des compétences pour constituer un groupe pluridisciplinaire d’experts en veillant à leur indépendance vis-à-vis du commanditaire et de tout groupe de pression ; la phase d’expertise proprement dite se déroule en plusieurs réunions répondant à un plan de travail rigoureux permettant de couvrir les trois aspects d’une expertise (analyse, synthèse et, éventuellement, recommandations) ; la communication des résultats d’une expertise, définie avec le commanditaire, répond à un objectif de transparence en rendant compte du travail réalisé (méthodologie et résultats).

9Destinée à être intégrée à un processus de décision, la « réponse » fournie par l’expertise collective de l’Inserm n’en constitue cependant que l’étape initiale : l’analyse critique et la synthèse des données scientifiques et médicales à un moment donné. Chacun des rapports d’expertise collective de l’Inserm précise qu’elle « est une étape initiale, nécessaire mais le plus souvent non suffisante, pour aboutir aux prises de décision. Les conclusions apportées par les travaux d’expertise collective contribuent, mais ne peuvent se substituer, au débat des professionnels concernés ou au débat de société si les questions traitées sont particulièrement complexes et sensibles ».

10Dans le modèle « procédural » – auquel s’attache le nom du philosophe allemand Jürgen Habermas –, la phase d’expertise scientifique de premier cercle (analyse et synthèse critiques des connaissances) s’articule à d’autres modalités d’expertises faisant intervenir des représentants de la société civile, experts et décideurs, à travers une pratique démocratique participative. Certaines questions complexes et aux forts enjeux sociétaux nécessitent des allers-retours entre les différents cercles, niveaux d’expertise, groupes de pression avant la décision finale. Pour éviter la confusion des rôles dans le processus qui mène à la décision, le chercheur, l’expert, le citoyen et le décideur sont appelés à intervenir dans des contextes (moments et lieux) qui doivent être parfaitement définis. Comme l’indique Didier Fassin (2000) : « La discontinuité est la condition de la compatibilité ». Le chercheur sollicité pour ses compétences devient « expert » le temps d’une expertise. C’est le processus d’expertise qui produit l’expert en le qualifiant comme tel. La compétence du chercheur/expert est attestée par ses publications scientifiques. Son indépendance (par rapport au commanditaire, à tout groupe de pression politique, médiatique, économique, etc.) est appréciée par une déclaration de liens éventuels avec certains intérêts concernés par l’expertise. Depuis octobre 2010, une charte de l’expertise Inserm spécifie pour toute forme d’expertise les principes définis par la Charte nationale de l’expertise scientifique et technique.

11Depuis quelques années, l’Inserm a noué des relations étroites avec les associations de patients (réseau constitué de plus de 300 associations) à travers divers espaces de dialogues et modes de participation à la recherche. Au cours d’une expertise collective, les associations sont invitées à intervenir selon diverses modalités (auditions, rencontres, colloques, séminaires, etc.) : pour enrichir le questionnement au démarrage, pour apporter des informations en cours d’expertise, pour prendre part aux conclusions en fin de travail.

12Au début des années 2000, l’Inserm a proposé « l’expertise opérationnelle ». En complément d’une ou plusieurs expertises collectives, ce type d’expertise s’intéresse à l’application des connaissances et recommandations en tenant compte de facteurs contextuels. Elle est à rapprocher de « l’expertise des décisions possibles et des conditions de leur mise en application » décrite par Claude Got (2005). Elle fait appel à des disciplines qui n’ont pas été interrogées lors de l’expertise collective et sollicite la participation de représentants d’associations de patients, d’acteurs de terrain susceptibles de répondre aux aspects de faisabilité, de représentants d’administrations ou institutions chargées de promouvoir les applications dans le domaine concerné, d’experts ayant participé aux expertises précédentes. La mise en commun de cultures et d’expériences variées permet une approche complémentaire à l’expertise strictement scientifique dans un objectif d’opérationnalité. Par ailleurs, il n’est pas rare que les agences sanitaires (Haute Autorité de santé [HAS], Agence nationale de sécurité sanitaire [Anses], Agence de la biomédecine, etc.) s’appuient sur le contenu des expertises collectives de l’Inserm pour développer des formes également plus opérationnelles d’expertises à la demande des pouvoirs publics.

13Depuis 1993, plus de 70 expertises collectives ont été réalisées sur des thématiques en relation avec des sujets d’actualité (stress au travail, baisse de la fertilité, effets des pesticides sur la santé, etc.) et/ou des pathologies majeures (cancer, maladie d’Alzheimer, ostéoporose, obésité, déficits sensoriels, etc.). Un nombre significatif d’expertises collectives porte sur les risques qui pèsent sur la santé : risques physico-chimiques (amiante, dioxines, éthers de glycol, saturnisme, etc.), risques associés à des comportements (suicide, usage et abus de cannabis, d’alcool, de tabac, etc.), risques infectieux (grippe, méningite, transmission nosocomiale de l’hépatite C, place de la vaccination dans la maîtrise de la tuberculose, etc.).

14Le principe de rendre publique toute expertise a été établi d’emblée dans la procédure (avec l’accord des commanditaires). Le département de l’information et de la communication de l’Inserm assure la diffusion des rapports (ouvrages dans la collection « Expertises collectives » et mise en ligne, plaquettes) et la communication auprès des médias (dossiers de presse, conférences de presse). La complexité des informations abordées par une expertise ne facilite guère sa communication au grand public. Une polémique d’envergure en 2006 sur un sujet sensible a montré la facilité avec laquelle une expertise peut échapper à ses auteurs. Pour une meilleure prise en compte des dimensions sociétales de certains sujets traités, la direction générale de l’Inserm en 2006-2007 a souhaité l’accompagnement en amont des expertises sensibles par différentes instances et personnalités de référence en sciences humaines et sociales et, en aval, l’organisation de colloques avec les professionnels de santé ou de débats publics. Créant des espaces de communication et de négociation, « l’expertise entre dans une logique d’émancipation – même si elle ne simplifie presque jamais les problèmes examinés », nous rappelle Dominique Wolton.

15En répondant à des demandes émanant des institutions impliquées dans le domaine de la santé, l’Inserm prolonge sa mission de recherche par une activité de diffusion et de partage des connaissances et participe à la réflexion sur les implications collectives de cette recherche. Aujourd’hui intégrée à l’Institut de santé publique (l’un des dix instituts multi-organismes) dans le cadre de l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan), cette activité participe au plan stratégique 2010-2015 de l’Inserm (2009) : « l’expérience acquise en matière d’expertise collective […] sera renforcée au service d’une politique active de mise à disposition des connaissances disponibles pour l’aide à la décision des acteurs du système de santé et l’information des citoyens ».

Français

En répondant à des demandes émanant des institutions impliquées dans le domaine de la santé, l’Inserm prolonge sa mission de recherche par une activité de diffusion et de partage des connaissances et participe à la réflexion sur les implications collectives de cette recherche. Aujourd’hui intégrée à l’Institut de santé publique (l’un des 10 instituts multi-organismes) dans le cadre de l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan), l’activité d’expertise collective participe au plan stratégique 2010-2015 de l’Inserm : « l’expérience acquise en matière d’expertise collective sera renforcée au service d’une politique active de mise à disposition des connaissances disponibles pour l’aide à la décision des acteurs du système de santé et l’information des citoyens ».

Mots-clés

  • santé publique
  • expertise collective
  • aide à la décision
  • pluridisciplinarité
  • implications sociales de la recherche

Références bibliographiques

  • Fassin, D., Les Enjeux politiques de la santé. Études sénégalaises, équatoriennes et françaises, Paris, Karthala, 2000.
  • Got, C., L’Expertise en santé publique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2005.
  • Inserm, Rapport de conjoncture et de prospective, 1991-1995, Paris, Inserm éditions, 1993.
  • Inserm, Notre stratégie pour les sciences de la vie et de la santé, Paris, Inserm éditions, 2009.
Jeanne Étiemble
Jeanne Étiemble est directrice de recherche émérite à l’Inserm. Elle a participé à la mise en place avec Paul Janiaud de la mission d’expertise collective à l’Inserm en 1993 sous l’impulsion de son directeur général, Philippe Lazar et avec le concours du Département du partenariat économique et social. Elle a dirigé le Centre d’expertise collective de l’Inserm de 1996 à 2010 et assuré la coordination scientifique et éditoriale d’une soixantaine d’expertises dans des domaines divers de santé publique, en particulier sur la santé de l’enfant et de l’adolescent (obésité, saturnisme, troubles mentaux, dyslexie, addictions, etc.).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48389
Pour citer cet article
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