CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le Centre national d’études spatiales (Cnes), autrement dit l’agence spatiale française, a été créé il y a un peu plus de cinquante ans : il est chargé de proposer au gouvernement la politique spatiale de la France, puis de la conduire et de mener à bien les objectifs retenus. Le Cnes se présente donc à la fois comme une agence de programmes et un centre technique qui dispose de compétences, de la conception à l’exploitation des systèmes spatiaux. Aujourd’hui, cinq axes ordonnent ses activités : l’accès à l’espace ; les sciences de l’espace ; la sécurité et la défense ; les applications destinées au grand public (depuis la météo, les télécommunications jusqu’à la santé et la gestion des risques) ; enfin, le développement durable. Plusieurs de ces axes contribuent à la stratégie de recherche et d’innovation mise en œuvre par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Le Cnes apparaît donc comme un acteur essentiel de l’activité spatiale de la France, soucieux de rapprocher les scientifiques et les industriels, de mettre les techniques spatiales au service de tous et de chacun.

2De cette brève présentation, il est aisé de deviner plusieurs des formes d’expertise qui appartiennent au centre.

3Originelle et fondatrice, l’expertise institutionnelle et politique met l’organisme dans une situation singulière : celle de devoir non seulement proposer, mais aussi réaliser la politique spatiale française. Adoptée le 23 mai 2008, la loi relative aux opérations spatiales prend compte de l’évolution évidente du domaine spatial depuis la création du Cnes, autrement dit l’ouverture croissante des activités spatiales aux entreprises privées. Ainsi, la loi spatiale précise-t-elle en particulier la sécurité juridique de tous les acteurs du spatial, publics et privés : son principal objectif est d’assurer une maîtrise des risques techniques liés aux activités spatiales sans pour autant compromettre la compétitivité des acteurs privés du secteur. Conjointement, le Cnes est identifié par la loi comme un expert technique chargé de proposer au gouvernement la réglementation technique liée aux opérations spatiales et de vérifier le respect de cette dernière par les opérateurs dans le cadre de l’instruction des demandes d’autorisations qui seront faites au ministre en charge des activités et des affaires spatiales. Le président du Cnes se voit également confier la responsabilité d’assurer une mission de sauvegarde au Centre spatial guyanais, consistant à assurer la protection des personnes, des biens et de l’environnement à l’occasion des lancements depuis le centre. Enfin, la loi impose au Cnes de tenir à jour un registre relatif à l’identification des objets spatiaux nationaux.

4Le Cnes est une « maison d’ingénieurs » qui s’identifie volontiers aux projets élaborés, aux succès engrangés : le mode projet constitue l’un des piliers de son organisation matricielle. Complémentaire, le mode de l’expertise technique apparaît davantage comme l’aboutissement d’une carrière technique. L’expert et l’expert senior sont considérés comme possesseurs et maîtres d’un métier (30 à 40, par exemple, pour les systèmes orbitaux), d’un savoir-faire, bref de ce que les Anciens appelaient une sagesse. Éprouvée par les aléas heureux ou malheureux d’une carrière et des programmes auxquels ils ont collaboré, leur expertise se déploie dans un contexte très spécifique, par exemple le développement de l’objet satellite et de son opération ultérieure dans l’environnement spatial. L’expert doit avoir conscience des contraintes apportées par les autres métiers et donc savoir gérer le compromis technique, au détriment de l’exigence de perfection dans le périmètre strict de son propre métier. Il en est de même des autres contraintes : celles du calendrier, celles liées aux caractéristiques de l’environnement spatial. Enfin, sans être lui-même chercheur, il doit s’appuyer sur les meilleurs réseaux de recherche dans son métier, afin de pouvoir proposer des voies innovantes ou produire des expertises en cas d’anomalie sur des satellites en réalisation ou opération. Considéré comme un maître, l’expert anime, enseigne, transmet, encadre : la collégialité est, à plus d’un titre, une caractéristique de l’expertise, qu’elle s’exerce au sein d’écoles et d’universités ou d’organisations professionnelles.

5Qu’elle soit institutionnelle ou acquise, l’expertise du Cnes doit aujourd’hui affronter plusieurs types de changement.

6L’émergence de nouveaux domaines technologiques (l’intelligence répartie, la miniaturisation des automatismes, les microsystèmes, les nanotechnologies), la puissance accrue des simulations numériques bouleversent les frontières entre métiers héritées des xixe et xxe siècles. Le « vrai » expert ne peut plus maîtriser un seul métier ; il doit être capable d’anticiper les évolutions, de prendre les virages nécessaires entre les métiers différents qu’exige aujourd’hui son champ de compétence.

7Parallèlement, le mode d’usage de l’expertise et d’intervention de l’expert subit lui aussi de profonds changements. Certes, la pratique au Cnes est encore empreinte de l’esprit « la science oriente et décide, la technique réalise » ; pour autant, l’innovation technologique contemporaine ne repose plus seulement sur la demande des clients potentiels, mais davantage sur un dialogue entre les possesseurs d’un savoir-faire et les maîtres de l’imaginaire, à leur charge ensuite de s’interroger sur l’acceptabilité sociale du fruit de leur coopération.

8Enfin, l’expertise d’un établissement comme le Cnes peut se trouver sollicitée et étendue par la société elle-même. À l’heure où se développe la communication des organismes publics consacrés à la recherche et au développement (Fête de la science, Nuit des chercheurs, Enjeux de l’espace, Bars des sciences, etc.), les citoyens ne se contentent plus de recevoir des informations sur ce qui est accompli ou produit ; ils attendent, voire exigent un véritable échange avec le monde des chercheurs et des ingénieurs. Voisinent alors les questions et les hypothèses qui reflètent les soucis les plus immédiats de la société (les catastrophes naturelles, l’avenir de la biosphère, le changement climatique), voire des interrogations plus anciennes (l’origine de la vie, la fin du monde). L’expertise doit se faire alors plus « à l’écoute », plus interactive que jamais, sous peine de voir décroître sa légitimité.

Jacques Arnould
Jacques Arnould est chargé de mission éthique au Cnes.
Michel Avignon
Michel Avignon est expert senior « innovation et politique technique » au Cnes.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48388
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