CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il y a sans doute dans la frayeur, dans l’intime effroi que suscite une expulsion, un fond théologique. Comme le premier homme jadis chassé du Paradis, comme d’autres errant ensuite en quête d’une Terre promise, les migrants qui font l’expérience de la traversée contrainte des frontières à Tinzawaten utilisent une langue biblique pour transcrire l’effroi et décrire la réalité crue et extrême de leur abandon dans le désert, près d’un oued asséché qui marque la frontière entre l’Algérie et la Mauritanie. Ce sont par des sentences quasi proverbiales qu’ils décrivent le lieu de leur abandon : « Tinzawaten, on dit que c’est à trois kilomètres de l’enfer [1] », « Tinzawaten, c’est le grand danger pour nous les immigrés [2] ! ». L’expulsion régulière [3] de migrants par les autorités algériennes depuis le début des années 2000 dans le désert saharien s’apparente à une expérience radicale de survie et d’isolement [4]. Le passage à Tinzawaten constitue une sorte d’allégorie du caractère cruel et radical de l’expulsion, qui hante et marque les esprits.

2Mais l’effroi de l’expulsion se manifeste aussi dans les mots qu’utilisent les chercheurs pour circonscrire cette pratique politique, venant définir une anomie politique et caractériser le dehors indéterminé des souverainetés qui mettent en œuvre ces dispositifs, que ce dehors se constitue comme ban (Agamben, 1997) ou comme la part surnuméraire des États (Bauman, 2006) ; l’expulsion débouche ainsi sur un vide, une béance. Ce vide dessine les limites floues, impensables d’un dehors indéterminé, contrepoint de l’espace de la souveraineté politique qui autorise et encourage ces mesures. Pour nommer l’expérience de l’expulsion, des métaphores se superposent, qui appartiennent davantage au registre de la damnation, de l’opprobre moral ou de la malédiction religieuse qu’à un registre d’analyse permettant d’envisager comment ce dehors, cette extériorité, se (re)constituent.

3Donner un sens anthropologique et chercher à inscrire le moment de l’après-expulsion dans une continuité politique par rapport au dispositif policier du renvoi forcé, supposent de revenir très concrètement au lieu d’arrivée et aux modalités d’organisation des migrants au terme de leur expulsion. On pourrait les croire perdus, engloutis, tant ils se situent dans une région inaccessible et ne sont soutenus par aucune logique institutionnelle identifiable. Ce sont des murs en ruine qui constituent dans cette zone frontalière inhospitalière le premier refuge, le premier abri. Dans ces murs, les migrants passent ou restent après l’expulsion, selon qu’ils cherchent à revenir sur leurs pas et à atteindre les localités de la région Nord du Mali, ou qu’ils souhaitent attendre sur le lieu même de leur expulsion une opportunité pour repartir en Algérie. L’expulsion est parfois la fin de leur parcours, mais pas toujours. Pour beaucoup, elle n’est qu’une séquence dans un parcours complexe, jalonné de déplacements, de périodes d’installation dans des pays de la région subsaharienne et du Maghreb, mais aussi d’expulsions à répétition qui cisaillent et redéfinissent les projets de chacun. Si l’on regarde ces murs dans lesquels ces hommes et ces femmes s’abritent, passent ou séjournent, on perçoit en réalité une surface saturée de signes, marquée, gravée, appropriée.

4Un pan de mur, lissé et aplani comme du parchemin, dessine un cadre qui se démarque de la surface en banco irrégulière et granuleuse : c’est une sorte d’affiche sculptée à même le mur, à proximité de la porte, et dont la lecture constitue par là même une sorte de passage obligé pour quiconque franchit le seuil. Une liste d’abréviations énumère des titres et des fonctions, dont chacune correspond au nom ou au surnom d’un migrant libérien. Wopepe est le « général » de cette communauté éphémère formée par les expulsés libériens sur les lieux de leur rejet. C’est à partir de cette fonction que se structure la hiérarchie du ghetto, son ordre propre. C’est autour de ces titres militaires que s’organisent les fonctions dans le ghetto, le plus souvent concentrées sur la gestion du transport mais aussi l’organisation de la subsistance. Chaque nationalité s’invente ainsi un mode de régulation sous la contrainte de l’expulsion, qui porte la trace de l’histoire, des références politiques et culturelles propres à chacune d’entre elles.

Le ghetto libérien de Tinzawaten

figure im1

Le ghetto libérien de Tinzawaten

(photo : Sara Prestianni)

Le ghetto camerounais de Tinzawaten

figure im2

Le ghetto camerounais de Tinzawaten

(photo : Sara Prestianni)

5Les murs du ghetto camerounais portent l’inscription du règlement intérieur destiné à réguler la vie en commun de ses membres. Les consignes suggèrent le caractère politique du regroupement des expulsés sur le lieu de leur abandon – « Le droit du ghetto est une obligation civique » – mais aussi, de façon plus enfantine, la nécessité d’une discipline collective qui n’est pas sans rappeler les règles de l’école – « strictement interdit : de coller les bougies au mur, d’écrire sur les murs, d’uriner ou de faire ses besoins dans le ghetto ou aux alentours, de bagarrer, de conspirer, de diffamer, de manquer de respect au bureau ou à un de ses membres ». La question du transport, un enjeu économique puissant dans ces regroupements transitoires et dans leur hiérarchie, fait l’objet d’un contrôle particulier, comme le signale la mention « Convoi parallèle strictement interdit ». Des dessins du lion, animal symbole du Cameroun, accompagnés de maximes qui exaltent la force et le courage prêtées aux enfants de la nation et, par écho, aux voyageurs – « Le lion ne meurt pas, impossible n’est pas camerounais » – ornementent les murs du ghetto camerounais.

6D’autres mots, sentimentaux cette fois, dessinent sur les murs l’adresse d’un manque, d’une nostalgie vis-à-vis de la mère, de la terre qu’on a quittée.

Mur du ghetto sénégalais à Tinzawaten

figure im3

Mur du ghetto sénégalais à Tinzawaten

(photo : Sara Prestianni)

7Ces inscriptions, qui recouvrent les murs des abris que les expulsés constituent en ghettos au terme de leur expulsion, sont les traces fragiles, éphémères, d’un passage mais aussi d’une réorganisation dans la contrainte. Elle vise à assurer la survie et la subsistance, mais aussi à dépasser, à contourner l’arrêt de l’expulsion en se servant du lieu du rejet comme d’une base pour repartir. Derrière les murs, une vie se réorganise, irréductible à la contrainte politique qui vise alternativement à renvoyer et aider au retour des migrants. À l’épreuve de la frontière, dont l’expulsion constitue la forme radicale, les expulsés adossent leurs propres murs, et forgent leurs propres armes pour braconner les obstacles. Chacun des ghettos constitués par affiliation nationale a non seulement son propre enclos, mais aussi ses règles, ses lois, affichées ou non, ses motifs de désordre et ses punitions, qui structurent le passage et le séjour des expulsés dans cette zone.

Le mur des expulsés face aux murs des États

8Le cas des murs habités de Tinzawaten et de leur investissement par les lois que se donnent les expulsés au terme de leur éviction doit nous aider à penser l’après-expulsion dans des termes autres que celui d’un vide politique. Cet exemple suggère en effet que les murs, généralement perçus comme un symbole d’oppression et décrits comme des dispositifs de compartimentation et de segmentation, exemplairement utilisés par les États aux frontières et dans les villes (Agier, 2011), ne sont peut-être pas simplement l’arme des forts. Envisagés sous l’angle de l’abri, du refuge, les murs témoignent également de l’existence de cet ordre des humbles sur les lieux de l’expulsion, qui sont à la fois des « sas » mais également des lieux où s’organise, dans la souffrance et dans l’épreuve, le contournement des politiques. Cette piste permet ainsi d’envisager la continuation de la politique sous d’autres formes, par-delà l’épreuve de l’expulsion, que ce soit dans la structuration même des groupes d’expulsés dans les ghettos ou, et ce de façon politiquement plus identifiable, dans les mobilisations associatives des expulsés au Mali. Dès lors, la politique ne s’arrête pas à la frontière, dans l’oppression et dans la peur, comme tendent à le faire accroire les analyses selon lesquelles la politique se termine là où s’arrête l’étendue des prérogatives étatiques. On peut ainsi penser que l’érection par les États de murs, de grillages, de remparts et, plus symboliquement, que la mise en œuvre, sans cesse répétée, de la frontière par l’expulsion nourrissent en retour des rancœurs, des colères, des regroupements à l’origine de nouvelles formes de mobilisations. La réappropriation par les expulsés d’un espace propre existe sur les lieux mêmes du terme de l’expulsion, à la frontière du Mali et de l’Algérie, mais aussi dans les mobilisations initiées par l’Association malienne des expulsés, depuis sa création en 1996 à Bamako, sur l’initiative d’Ousmane Diarra, un commerçant malien expulsé d’Angola qui, avec d’autres compagnons d’infortune, souhaitait mettre en œuvre les conditions d’une véritable solidarité entre les expulsés et constituer un front uni pour protester contre les traitements arbitraires et les mesures d’expulsion à l’endroit des immigrés. Leur action se situe sur un double registre politique et social, sur le double registre de l’urgence et de la patiente construction et diffusion d’une critique politique. Fournir un lieu d’hébergement pour ceux qui arrivent et assurer une assistance minimale, constituer un front collectif contre les politiques d’expulsion, se présentent comme les deux pôles de ces nouvelles formes d’action militante. L’émergence, depuis la fin des années 1990, des « expulsés » sur la scène sociale et politique malienne apparaît comme un effet majeur du durcissement des politiques migratoires, du point de vue de l’assomption de nouvelles identités dans les luttes. L’analyse sérieuse de ces contrefeux doit servir de contrepoint aux travaux sur les mesures de renvoi, qui occultent bien souvent les stratégies déployées par les individus en proie à ces mesures pour protester contre ces politiques, voire pour les contourner.

9La déclaration finale de la journée de débat public organisée le 17 décembre 2011 à Bamako par l’Association malienne des expulsés à l’occasion de la célébration de la journée internationale du migrant décrétée par les Nations unies et du quinzième anniversaire de l’association stipule que « le migrant n’est pas qu’un acteur économique (transferts financiers), c’est aussi un acteur politique. L’État doit l’aider à faire respecter ses droits dans les pays d’accueil ». Cette recommandation adressée à l’État malien montre que les expulsés collectivement organisés développent une critique politique, qui met aussi bien en cause le traitement qui leur est infligé dans les pays d’immigration que le désintérêt de leur propre État pour le sort de ses ressortissants. Cette double critique, qui vise en général une gestion par le haut des questions de politique migratoire, est rendue possible par cette position d’extranéité à laquelle les expulsés sont acculés et qu’ils revendiquent tout à la fois. Le mur symbolique formé par les expulsés contre les pouvoirs étatiques en même temps que les murs dont ils s’abritent pour faire face ou pour contourner l’expulsion, pourraient bien s’avancer comme les signes avant-coureurs d’une tentative de reconquête.

Notes

  • [1]
    Témoignage d’un migrant dans un foyer de Kidal (Nord Mali), février 2008.
  • [2]
    Témoignage d’un migrant lors d’une journée de débat public organisée à la maison des jeunes de Bamako par l’Association malienne des expulsés à l’occasion de son quinzième anniversaire, 17 décembre 2011.
  • [3]
    Les expulsions oscillent, selon les périodes, entre 2 et 4 convois mensuels. On compte une quarantaine de personnes par camion dans un convoi qui en comporte généralement 2 ou 3 et qui transporte les expulsés depuis la prison de Tamanrasset jusqu’à la zone frontière située entre l’Algérie et le Mali, où ils sont débarqués et livrés à eux-mêmes.
  • [4]
    Depuis 2009 néanmoins, il existe dans cette zone une forme d’intervention humanitaire a minima, puisque la Croix-Rouge malienne effectue environ deux transports par mois à Tinzawaten, d’où elle ramène une cinquantaine d’expulsés volontaires, qui pourront bénéficier pendant quelques jours d’une formule d’hébergement dans les locaux de la « maison du migrant » à Gao et d’un éventuel financement de leur retour vers leur pays d’origine.
Français

Pour penser le moment de l’après-expulsion, il faut franchir les limites de la souveraineté politique et des territoires qui lui sont attachés, pour envisager les effets sociaux et politiques induits par les mesures d’expulsion dans les pays d’origine et/ou de passage des migrants. Les refuges des migrants expulsés à la frontière du Mali et de l’Algérie montrent comment, dans une situation extrême d’abandon et d’isolement, ceux-ci s’organisent pour survivre, mais mettent également en place des stratégies de dépassement de la coercition exercée à leur endroit par les pouvoirs étatiques. Les murs de leurs abris précaires marquent l’amorce d’une opposition organisée contre les murs des États.

Mots-clés

  • expulsion
  • migrant
  • mur
  • Mali
  • mobilisation

Références bibliographiques

  • Agamben, G., Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue (traduit de l’italien par Marilène Raiola), Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1997.
  • Agier, M., Le Couloir des exilés. Être étranger dans un monde commun, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2011.
  • Bauman, Z., Vies perdues. La modernité et ses exclus (traduit de l’anglais par Monique Bégot), Paris, Payot, 2006.
Clara Lecadet
École des hautes études en sciences sociales
Clara Lecadet, anthropologue, travaille sur l’émergence d’un mouvement de protestation propre aux immigrés expulsés au Mali et sur les recompositions sociales et politiques entraînées par les expulsions vers et à l’intérieur du continent africain. Elle a récemment publié « Expulsions et prises de parole au Mali : quand le politique se récrie en ses marges » dans Politiques de l’exception. Réfugiés, sinistrés, sans-papiers (dirigé par Michel Agier, Tétraèdre, 2011) et « Enfants de sans-papiers, enfants d’expulsés dans l’arène des luttes et des politiques » (Journal des Africanistes).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48326
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...