1Pour peu qu’on y réfléchisse, notre monde paraît bien étrange – à tout le moins, paradoxal. En effet, alors que partout on vante l’interconnexion comme principe de base de la mondialisation, alors que partout nous constatons l’importance des faits de mobilités et que les déplacements généralisés, caractérisés par la recherche permanente de vitesse, semblent promouvoir des territoires uniformisés, les murs et les frontières croissent et multiplient, à toutes les échelles. C’est comme si, à mesure que tout et tous se déplacent tout le temps, les limites – dont on a longtemps cru qu’elles renvoyaient à une époque dépassée, celle des vieilles géopolitiques nationales et/ou impériales, celle de l’apogée de la ville et de son arrière-pays bien identifiable – imposaient à nouveau leurs stries sur l’espace lisse de la circulation.
2C’est ce constat – quelque peu intuitif mais néanmoins nourri par des observations précises et renforcé par la connaissance de très nombreux travaux récents – qui nous a poussés à consacrer un numéro à ce thème, pour lequel le regain d’intérêt est flagrant. Qu’en est-il à présent des murs et des frontières et de leur importance ? Immédiatement, nous sommes saisis de vertige, tant les phénomènes à analyser sont nombreux et de natures diverses. Frontières géopolitiques (dans toute leur variété), murs des communautés fermées, limites entre l’intimité et l’extimité, entre l’individu et les autres, fronts de peuplement, séparation entre aires linguistiques et/ou culturelles, interfaces biologiques : on n’en finirait pas d’égrener la liste des choses que l’on pourrait aborder à partir de l’analyse de l’importance du fait séparatif – sans compter les usages métaphoriques (les frontières de la connaissance, par exemple) qui abondent.
3Il importe donc de préciser ce dont il va être question ici ; pour cela rien de mieux que de revenir aux termes eux-mêmes, à leur(s) acception(s) et à leur étymologie. Commençons donc par rappeler que les termes « mur » et « frontière » ayant des significations changeantes d’une période à une autre et d’une langue à une autre, il convient d’en suivre les évolutions.
Des termes paradoxaux
4Pierre Larousse, dans son si précieux Grand Dictionnaire universel du xixe siècle (1874), constate que la plupart des langues indo-européennes, à l’exception du grec, possèdent le mot « mur », qui désigne une « paroi », une « enceinte ». Il remarque qu’en sanscrit, ce terme dérive de mû, « lier », qui donnera mûta, « corbeille tressée », qu’en ancien allemand want (« paroi », « pur ») vient du verbe wintan qui veut aussi dire « lier », « tresser ». Le clayonnage est précisément une paroi résultant d’un tressage. Le mur, lui, est plus solide. En maçonnerie, il consiste en un assemblage de pierres ou de briques liées entre elles par du mortier ou subtilement posées les unes sur les autres, sans ciment. Il convient de distinguer le « mur porteur » qui, comme son nom l’indique, doit être résistant car il soutient la maison (la charpente du toit par exemple) du « mur de clôture », qui ne nécessite pas les mêmes fondations, mais doit être coiffé d’un chaperon à deux pentes pour le protéger de l’infiltration des eaux pluviales. Le mur, ici, ne sépare pas mais lie.
5Le terme de « frontière » selon Émile Littré (1874) vient de l’expression militaire « faire front », c’est-à-dire rassembler en ordre de bataille son armée pour défendre la limite de son royaume. Pierre Larousse (1872) ajoute : « Au risque d’amoindrir une question à laquelle des querelles sanglantes et interminables, des compétitions éternelles de peuple à peuple, des déclamations éloquentes d’orateurs et de publicistes, des discussions ingénieuses de diplomates ont donné depuis l’origine des temps une importance factice, nous définirons simplement la question des frontières : une question internationale de mur mitoyen ; querelle d’avocat et de procureur, voilà tout. » Pour lui, la frontière n’est qu’un prétexte pour déclencher une guerre et faire couler beaucoup de sang uniquement pour la vanité d’un chef ; aussi espère-t-il leur disparition, ce qui annoncerait « le règne idéal de la justice ». « Mais, confie-t-il un rien réaliste, il y a loin d’ici à la réalisation d’un si magnifique résultat. En attendant que les princes se guérissent de leur ambition et les peuples de leurs préjugés, les frontières existent, et force nous est de les défendre avec acharnement pour nous assurer chez nous une indépendance individuelle et égoïste, tout en travaillant dans la limite du possible à la propagande de la liberté et de la fraternité universelle. » Pacifiste et républicain, il regrette ce découpage entre nations, de même qu’il dénonce l’invention de la notion de « frontière naturelle », arguant que « la nature est absolument innocente des frontières qu’on l’accuse d’avoir créées ». Il n’en démord pas : pour lui, la frontière est une aberration née d’une violence guerrière. Il le dit avec force : « La ligne des frontières est tracée avec la pointe d’un sabre. » À ses yeux, aucune frontière n’est légitime, puisqu’elle divise l’humanité au lieu d’assurer son unité…
6Et la « marche » ? Lisons, une fois encore, Pierre Larousse (1873) : « Ce mot vient du germanique : allemand mark, mot dont l’origine est assurément fort ancienne. La mark était dans l’origine une subdivision du gau ou district primitif, le pâturage du clan. Elle comprenait tout ce qui n’était pas terrain cultivé, le pâturage et la forêt avec son gibier, et formait une propriété commune. Le gothique marka, anglo-saxon meare, scandinave mark, ancien allemand marcha, maracha, signifie limite, frontière, confin, et le mark était ainsi la région qui confinait à la portion habitée et cultivée du gau. Le gothique marka s’accorde pour la forme avec le sanscrit marga, qui toutefois ne signifie ni frontière ni forêt, mais chasse et bête fauve, de la racine marg, mârg, chercher, fouiller ». Plus loin, il nous explique qu’en français il s’agit d’une « frontière militaire » et indique comme exemples : « La marche de Brandebourg, la marche d’Ancône ». Et le mot « confins » ? Il vient du latin confinis, « contigu », « voisin ». Il représente la limite commune à des champs, par exemple, sachant que la « limite » est la ligne commune entre deux terres, deux communes, deux États – son origine latine est limes, « chemin de traverse », qui veut dire également « lisière » et « frontière ». Aussi la « limitation » est-elle l’action de limiter, c’est-à-dire de borner une propriété, par exemple.
Les formes de la séparation
7Que nous apprend ce rapide détour étymologique ? Que « mur » et « frontière » sont des termes paradoxaux. Ainsi, le « mur » est à la fois un support matériel, une délimitation physique, une séparation (qui peut être virtuelle dans le cas du « mur du son » ou, bien sûr, des murs immatériels du cyberespace), qui protège mais enferme. Son sens est donc équivoque. Derrière un mur, on est prisonnier – d’où le projet de « faire le mur » pour se libérer – mais également protégé, par une fortification qui contrecarre une invasion par exemple. Longtemps, la muraille garantissait la paix aux citadins, qui craignaient l’arrivée des Barbares. Polis, en grec, que nous traduisons par « cité » ou « ville-État », vient d’acropole, la « ville haute », généralement fortifiée et abritant un fortin. En chinois, cheng, qui signifie « ville », veut littéralement dire « muraille » (il est constitué de deux caractères, l’un représentant la « terre » et l’autre correspondant à l’idée d’entassement). Dorénavant, les murs et limites de toutes sortes « poussent » au sein de la même ville, en deviennent des figures intérieures essentielles. La limite, qui était une marque externe de sortie de la ville, s’avère un symptôme de la généralisation des clivages internes, de la systématisation comme fondement de l’organisation urbaine du principe de séparation, appliqué aux fonctions urbaines comme aux populations et de plus en plus à leurs représentations.
8Nous pourrions aisément multiplier les exemples. Ils sont du reste très variés : du shopping mall, bulle consumériste enserrée derrière ses murs, à l’aéroport, pas moins enclos, les espaces fonctionnels contemporains échappent de moins en moins à un remparage plus ou moins spectaculaire (même s’il faut qu’un grand nombre de personnes puissent y venir, ce qui oblige à raffiner les techniques d’accès). Le logement n’est pas en reste et désormais on ne compte plus les barrières, de toutes sortes, qui délimitent des zones interdites ou strictement réservées aux personnes autorisées à y pénétrer, comme l’enclave résidentielle sécurisée (gated community américaine ou autre type de résidence à l’accès contrôlé). Nous assistons depuis peu à cette généralisation de murs « intérieurs » avec la prolifération de ce produit immobilier qui joue à la fois sur l’attrait pour l’« entre-soi », le sentiment d’insécurité (et aussi aux États-Unis sur le sécessionnisme fiscal) pour conquérir de nouveaux marchés et rompre avec l’ancien idéal de la ville composite et ouverte. Mais la ségrégation spatiale des catégories sociales n’a pas toujours besoin de barrière matérielle pour puissamment s’exprimer dans le paysage et dans la sociabilité. Ainsi, un ghetto urbain n’est pas forcément, loin de là, clôturé. Mais le ressenti des frontières qui l’entourent est en général très aisé : dégradation du bâti, présence d’immeubles abandonnés, délabrement des équipements et de l’espace public, signes manifestes de pauvreté, concentration de populations homogènes sont autant d’indices qui ne trompent pas. De même, on éprouve immédiatement, en entrant dans un bidonville, un « effet frontière », au sens où l’on change brutalement de régime d’urbanisation.
9Notons, enfin, que de nouvelles technologies urbaines contribuent à imposer des frontières d’un nouveau genre : celles par exemple de la télésurveillance et plus généralement toutes celles résultant de l’actuelle pulsion de sécurisation des espaces urbains et de traçabilité des déplacements. Est-on encore en droit d’utiliser ici les mots qui désignent plutôt un obstacle physique ? Oui, ne serait-ce que parce que les frontières classiques ne sont en général pas matérialisées par une construction. Elles constituent des lignes dont la capacité de démarcation est largement liée à la puissance de l’instance politique qui les trace. Ces limites immatérielles de la télésurveillance, quant à elle, ont ceci de particulier que nul, ou peu s’en faut, ne sait et ne peut savoir réellement ce qui est entouré et pourquoi. Ce sont des limites qui ne définissent pas de périmètres clairs, pas de rapport évident entre un « dehors » et un « dedans » – comme si elles valaient pour elles-mêmes, alors que la frontière vaut pour ce qu’elle permet d’ouvrir ou de fermer.
10En tout état de cause, au sein de ce monde de l’urbain générique, l’expérience du passage des limites – à travers seuils, sas, portiques, portes, systèmes de filtrage – devient constitutive de la vie quotidienne. L’individu urbain (homo urbanus) est un passant au double sens du mot : il circule via les réseaux mobilitaires, traverse les murs, les limites, les frontières (physiques, culturelles, invisibles) qui s’inscrivent sans cesse dans l’espace, se parasitent entre elles, s’entremêlent en un écheveau confus.
11Dans un autre registre, on peut également évoquer l’édification de murs entre quartiers ou entre pays. Le mur de Berlin, bâti les 12 et 13 août 1961, s’étend sur 165 kilomètres (42 à l’intérieur de la ville et 123 autour de Berlin-Ouest), dont 106 sont réalisés en béton, 55 en grillage de métal et 4 avec des barbelés. Sa surveillance requiert, jour et nuit, la mobilisation de 14 000 vigiles et de 6 000 chiens. La presse occidentale parle alors du « mur de la honte » et Willy Brandt déclare le jour de son installation : Die Mauer muss weg ! (« Le mur doit disparaître ! »). Ce n’est que le 11 novembre 1989, presque trente ans plus tard, qu’il sera déconstruit par un peuple en liesse et dans un contexte géopolitique totalement différent, marqué à la fois par la réunification des deux Allemagnes et par l’effondrement du bloc soviétique. D’autres murs sont régulièrement construits au nom de « bonnes » raisons (comme endiguer l’immigration ou contrer le trafic de drogue). Les exemples pullulent : entre l’Afrique du Sud et le Mozambique (1975, 120 km), le Koweït et l’Irak (1991, 173 km), l’Ouzbékistan et le Kirghizistan (1999, 870 km), l’Ouzbékistan et le Turkménistan (2001, 1 700 km), l’Arabie saoudite et le Yémen (2004, 75 km), le Botswana et le Zimbabwe (2003, 500 km), le Brunei et la Malaisie (2005, 20 km), etc. Parfois même, comme à Padoue, ce sont les édiles qui en août 2006 font ériger un mur d’acier de 84 mètres de long sur 3 mètres de haut afin de séparer la ville « convenable » de la ville gangrenée par les dealers… N’oublions pas non plus Belfast et ses peacelines ou encore les États-Unis et son « mur » frontalier avec le Mexique. Mais la réalisation la plus impressionnante en matière d’urbanisme discriminant concerne Israël et la Palestine. Là, depuis avril 2002, on construit une « clôture de sécurité » (security fence) longeant la ligne verte (frontière de juin 1967) en Cisjordanie. Ce véritable mur en béton haut de 8 à 9 mètres, avec alarme électrique, fossés, barbelés, route réservée aux militaires, doit atteindre 700 km d’ici quelques années. Son existence même entrave tout processus de paix et désorganise l’économie locale en coupant en deux des champs, des villages, des quartiers et en gênant les flux habituels de travailleurs palestiniens vers Israël et entre localités palestiniennes, ainsi que les relations familiales. Tous ces murs divisent, opposent, ségrègent. Expression d’une communication parasitée, dévoyée et contrariée, ils représentent la peur, ce sentiment irrationnel inexplicable.
Des limites qu’il faut franchir
12La « frontière » évoque un rapport de force, figure une tension. Elle est, comme le mur, ambiguë. En effet, elle se fait passer pour évidente et rassurante, alors même qu’elle résulte d’une conquête et d’un contrôle. Le passage d’une frontière s’avère toujours une épreuve, comme le savent très bien les réfugiés politiques et les travailleurs immigrés. L’arbitraire du douanier, voire sa corruption, est quasi légendaire… Dans la Géographie des frontières, Jacques Ancel (1938) reprend le mot de Lucien Febvre : si la frontière est un cadre, ce qui importe alors, c’est ce qui est encadré. Son livre décrit l’impossibilité de doter ce terme d’une définition sûre. En conclusion, il énonce néanmoins quelques acquis : « Le géographe ne connaît pas de frontières naturelles, pas de domaines physiques fermés, qui puissent clore les États, les Nations ad aeternum. » « Le géographe rejette l’illusion de la notion linéaire de frontières. » « Le géographe dénonce la vanité de la notion historique des frontières. » « Le géographe conclut que la frontière est une isobare politique, qui fixe, pour un temps, l’équilibre entre deux pressions ». Jacques Lévy, dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés qu’il a codirigé avec Michel Lussault (2003), note à l’entrée « Frontière » : « Trois types spatiaux de la frontière ont été mis en valeur : celle de barrière, qui est sa raison d’être, mais aussi celle d’interface et celle de territoire. » Le paysagiste américain John Brinckerhoff Jackson, dans À la découverte du paysage vernaculaire (2003), considère la frontière comme « l’élément politique de base de tout paysage », comme la garantie de l’existence des petites communautés et pour cela adopte le point de vue du poète Robert Frost (1874-1963) qui dans « La réparation du mur » explique que « Les bons murs font les bons voisins ». J. B. Jackson le commente ainsi : « Les frontières confortent les relations sociales. » Il précise alors cette formulation en ajoutant : « C’est quand nous nous trouvons dans un paysage de barrières, de haies et de murs bien construits, bien entretenus, en Nouvelle-Angleterre, en Europe ou au Mexique, que nous prenons conscience d’être dans un paysage où l’identité politique est une affaire importante, un paysage où les hommes de loi vivent bien, où chacun sait combien de terre il possède. » Il s’insère ainsi dans la lignée jeffersonienne d’une démocratie de petits propriétaires respectueux d’un ordre coproduit et non pas subi. La frontière, ou le mur, chez lui est une forme de familiarité, d’amabilité, le signe d’une reconnaissance, l’inverse de l’indifférence ou du mépris.
13On comprend donc que l’on a tout intérêt à ne pas perdre de vue ce que cette histoire des mots raconte. La frontière ou le mur – qui manifestent la force de ce principe séparatif que les individus et les groupes sociaux activent en permanence, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, à un point tel que séparer et poser des limites constitue une des bases de la grammaire des sociétés – s’avèrent aussi des opérateurs de liaison. La limite lie autant qu’elle clive, on passe à travers autant qu’elle arrête, on la surpasse au besoin, par les médias communicationnels par exemple. Bref, la limite est pratiquement toujours passante et transitionnelle. Et pourtant, il n’est pas rare qu’on veuille n’en retenir que sa fonction d’arrêt et d’enclos, ce qui en dit long sur les idéologies mais ne doit pas masquer ce que toutes les études empiriques prouvent : les sociétés humaines passent leur temps à subvertir par la traverse les barrières qu’elles s’imposent. Ainsi, le paradoxe qui ouvrait ce texte doit être correctement interprété : il est fertile car il exprime une tension qui est au cœur de l’analyse sociale, celle qui articule le mouvement et la fermeture.
14Ce choix de poser ainsi le problème explique pourquoi nous ne sommes pas convaincus par les visions fixistes et essentialistes des frontières et des murs. Souvent ces visions s’appuient sur un discours sur l’identité pour justifier l’existence et l’importance des limites, notamment entre territoires géopolitiques. Ce que les analyses fines démontrent en général, c’est que la justification identitariste tend toujours à purifier et à homogénéiser les faits qu’elle prétend expliquer. Il faut en effet produire de toute force une autochtonie excluante. Le cas de la ligne verte israélienne est de ce point de vue exemplaire, mais il révèle aussi que même ici la frontière n’est jamais imperméable et que les processus d’hybridation sont toujours à l’œuvre, y compris au sein de sociétés apparemment harmonisées par la puissance de rhétoriques identitaires agressives. Si l’identité est une construction culturelle dont on doit tenir compte pour comprendre comment certains acteurs sociaux et politiques utilisent les frontières, les murs, les séparations pour se distinguer d’autrui et/ou distinguer un groupe des autres, on ne doit pas pour autant « identitariser » a priori l’analyse de la question qui nous occupe. Toute séparation spatiale, de quelque échelle qu’elle soit, n’est pas forcément identitaire, au sens où on entend habituellement cette expression. Il existe des murs au sein de groupes sociaux et culturels homogènes, c’est même le cas le plus courant. De ce point de vue, il serait plus juste de considérer qu’un des rôles majeurs, mais pas le seul, de la limite est de permettre la distinction, quelles que soient les modalités que prenne celle-ci.
15Si au propre, le terme « frontière » n’est finalement guère éloquent, qu’en est-il au figuré ? Il est fréquemment utilisé, généralement comme synonyme de « démarcation » (que l’on songe aux frontières des disciplines en sciences et en sciences humaines et sociales). Mais là encore, son usage est double. Une frontière disciplinaire peut signaler une hiérarchie entre les savoirs, la subordination de l’une vis-à-vis de l’autre, tout comme elle peut appeler à la subversion, à la transgression, au dépassement, à l’encyclopédisme, etc. Certains chercheurs revendiquent l’ultraspécialisation au nom de la qualité de leurs travaux, considérant, de manière dédaigneuse, que le généraliste est incompétent en tout et spécialiste en rien. D’autres, au contraire, sont persuadés que la connaissance du détail exige la compréhension du tout, qu’elle vise justement l’unité et que pour ce faire, il est indispensable de courir plusieurs lièvres à la fois…
16Ce dossier ne prétend aucunement à une quelconque exhaustivité, tout en se proposant d’aborder de nombreux sujets pour lesquels les mots « mur » ou « frontière » participent à leur intelligibilité. On parle ordinairement des frontières des religions, des langues, des générations, des sexes, tout comme on évoque les murs dans les villes, mais aussi dans les têtes !
17Ce numéro d’Hermès ne peut ignorer que « le messager des dieux » passait allègrement les frontières et les murs pour servir d’intermédiaire entre les dieux et les hommes. C’est un transmetteur, un facilitateur de rencontres, un médiateur. Comme l’écrit joliment Laurence Kahn dans Hermès passe, ou les ambiguïtés de la communication : « Aux carrefours, aux portes des villes et des maisons, aux serrures, il occupe la limite des lieux, la frontière des domaines, et prend place là où l’on rencontre le changement : strophaios, il fait pivoter non seulement la porte sur ses gonds, mais aussi l’homme sur cette ligne de partage, l’aidant à basculer du dedans au dehors. » (Kahn, 1978) Ce sont ces charnières visibles ou non que nous ambitionnons d’activer avec l’aide des contributeurs, venus de disciplines différentes et refusant de s’isoler en elles. Ces pistes ouvertes sont comme autant de cheminements qui s’entremêlent en des lignes d’erre dessinant un alphabet transdisciplinaire que le lecteur, très vite, fera sien.
18Un dernier mot. Dans sa célèbre conférence « Bâtir Habiter Penser », qu’il prononce à Darmstadt le 5 août 1951 lors d’un colloque sur « L’homme et l’espace », Martin Heidegger remarque : « La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être. » C’est de cette philosophie que nous nous inspirons pour proposer ce dossier, sans cesse nous interrogeant sur ce qui vient au-delà, sur ce qui va advenir, se déployer et ce faisant, en retour, produire de nouvelles configurations, aussi inattendues qu’inédites.