1L’espace urbain français semble de plus en plus fragmenté physiquement, sous l’effet d’une multiplication d’environnements fermés et/ou sécurisés. L’un des témoins majeurs de ce phénomène est la multiplication de ce que l’on dénomme, par défaut d’appellation spécifique à l’Hexagone, les enclaves résidentielles fermées (à l’étranger, l’appellation la plus connue est sans conteste la gated community des États-Unis). En effet, partout en France émergent de nouvelles territorialités de l’habiter, construites sur le double registre de la fermeture physique – avec murs et clôtures – et du contrôle des accès pour les non-résidants. Certes, d’aucuns objecteront, à juste titre d’ailleurs, que les murs et autres portails ne sont pas nouveaux dans les villes françaises. Cependant, ils avaient tendance à être l’apanage des classes aisées jusqu’aux dernières décennies du xxe siècle. La nouveauté vient donc de l’ouverture de cette forme d’habitat à la vaste classe moyenne, voire aux catégories populaires. Le phénomène n’est spécifique à aucune région ou zone géographique, pas plus qu’il n’est réservé aux grandes villes. À l’image de ce qui est observé dans bien d’autres pays (Billard, Chevalier et Madoré, 2005 ; Capron, 2006 ; Le Goix et Webster, 2008 ; Paquot, 2009), cette forme urbaine qui érige murs et portails innerve désormais largement les pratiques des différents acteurs de l’habitat. Il s’agit dans un premier temps d’observer cette multiplication des enclaves résidentielles fermées et sécurisées en France, puis d’en proposer une lecture comme l’un des témoins de l’affirmation d’un ordre sécuritaire, avant de s’interroger sur l’effet frontière créé, en explorant le couple imperméabilité/perméabilité.
Multiplication des enclaves résidentielles fermées et sécurisées
2Précisons d’emblée que la France n’a pas l’exclusivité des enclaves résidentielles fermées. Grâce en particulier (mais pas uniquement) à l’existence depuis 1999 d’un réseau de recherche international sur les gated communities [1], la connaissance de ces nouvelles territorialités de l’habitat construites sur le mode de la fermeture et du contrôle des accès a énormément progressé. Nous savons désormais que ces ensembles fermés ou sécurisés se déploient selon une logique ubiquiste à l’échelle de la planète, même si l’intensité du phénomène est très variable d’un continent ou d’un pays à l’autre, voire même à l’échelle d’une nation ou d’une agglomération. Par ailleurs, au-delà d’une dynamique commune, il est évident que les facteurs de différenciation sont nombreux, tant au niveau des formes développées que du point de vue des forces qui sous-tendent cet essor.
3Que représentent en France ces enclaves résidentielles fermées et sécurisées ? (Billard et Madoré, 2010) Un recensement des programmes fermés avec contrôle des accès a été mis en œuvre en 2007 par l’exploration des sites Internet des promoteurs et l’analyse des descriptifs des programmes commercialisés [2]. 434 programmes sur les 3 255 étudiés peuvent ainsi être considérés avec certitude comme clôturés et fermés avec contrôle des accès, soit 13 % du total, par l’identification de l’un des mots-clés suivants : « Ensemble clos, clôturé, fermé, protégé, sécurisé ou séparé (par mur, muret, grille, portail automatique, digicode, vidéophone, accès réservé) » ; « Résidence située dans un parc clos » ; « Présence d’un dispositif de fermeture (par grille, mur, portail) de l’ensemble résidentiel dans sa globalité ». Ce recensement reposant sur un mode déclaratif, une sous-estimation de la diffusion réelle du phénomène est certaine car, en toute rigueur, seuls les programmes dont le descriptif affichait explicitement et clairement l’existence de la clôture ont été pris en compte.
4Aussi imparfait soit-il, ce recensement montre bien la banalisation géographique des enclaves résidentielles fermées en France. Ainsi, en 2007, 38 % des promoteurs affichent sur leur site Internet au moins une opération immobilière très explicitement décrite comme fermée, les sièges sociaux de ces 123 promoteurs (sur un total de 322) étant répartis pratiquement sur toute la France (métropolitaine et outre-mer). Par ailleurs, des programmes fermés avec contrôle des accès sont identifiés dans 125 aires ou unités urbaines. Néanmoins, au-delà du caractère ubiquiste du phénomène, les villes méridionales et, secondairement, celles de l’Est apparaissent plus concernées.
5Par ailleurs, des observations de terrain conduites en 2007 et 2008 dans onze contextes urbains différents de France et portant sur 200 ensembles immobiliers fermés [3] confirment cette large diffusion des barrières, portails et autres murs à l’entrée et autour des complexes d’habitat, et pas uniquement dans la construction neuve. En effet, cette tendance touche également des ensembles plus anciens, qui se ferment et où l’on érige un contrôle des accès. Si ce phénomène concerne les onze contextes étudiés, nous observons néanmoins une plus forte fréquence de la fermeture résidentielle dans les deux sites méridionaux de notre échantillon, à savoir la Côte d’Azur et Toulouse, mais aussi l’identification de modalités de contrôle des accès ou de surveillance tout à fait spécifiques à ces deux zones géographiques. Si la double présence d’un gardien et surtout d’une vidéosurveillance est limitée au sein des ensembles résidentiels fermés français, elle marque de son empreinte les ensembles observés sur la Côte d’Azur et, à un degré moindre, ceux de Toulouse.
6La large diffusion géographique des ensembles résidentiels fermés en France s’accompagne d’une banalisation sociale du phénomène (Billard et alii, 2010). Celui-ci couvre désormais un large spectre allant du logement social au domaine d’exception. Certes, le regard médiatique s’est beaucoup focalisé dans un premier temps sur ces domaines, dont l’archétype est représenté en France par le Domaine de Terre Blanche à Tourrettes dans le Var ou les Hauts de Vaugrenier (Billard et Madoré, 2009) à proximité de Nice. Or, les barrières et les murs se banalisent aussi dans les ensembles occupés par des propriétaires des classes moyennes, dans les résidences locatives qui ont essaimé un peu partout en France sous l’effet des dispositifs de défiscalisation des investissements locatifs, sans oublier les cités HLM qui se ferment sous l’impulsion de la résidentialisation.
Ordre sécuritaire et production immobilière
7Les enclaves résidentielles fermées en France peuvent être perçues comme un témoignage d’une montée en puissance des logiques sécuritaires dans la fabrique de la ville contemporaine. Ce constat n’est pas spécifique à l’Hexagone ; la plupart des chercheurs travaillant sur la fermeture résidentielle évoquent de façon très explicite l’existence d’un lien entre cette prolifération d’environnements sécurisés et la montée de l’insécurité et/ou de la peur (réelle ou perçue), mais aussi des discours sur l’insécurité (Blakely et Snyder, 1997 ; Caldeira, 2001 ; Low, 2003 ; Billard, Chevalier et Madoré, 2005), même si ce lien n’épuise pas la diversité des processus à l’œuvre. Par ailleurs, cette logique sécuritaire s’exprime selon des intensités très variables géographiquement et cette référence commune n’est pas systématiquement porteuse de la même signification selon les pays ou les villes. Les différentes préoccupations sécuritaires peuvent aussi bien comprendre une peur de la criminalité sous différentes formes qu’une peur de l’Autre, c’est-à-dire de celui que l’on perçoit comme différent.
8La réalisation de seize entretiens auprès de groupes de promotion immobilière français montre que la rhétorique sécuritaire est désormais bien présente dans l’argumentaire promotionnel. De surcroît, les sociétés de promotion immobilière privée ne sont pas les seuls acteurs du domaine de l’habitat à avoir intégré cet argumentaire sécuritaire. Nombre de syndicats de copropriétaires ou de bailleurs sociaux ont adopté une posture identique. Cette forte imprégnation des logiques sécuritaires dans l’habitat en France constitue un témoin parmi d’autres de l’inscription durable dans la société française d’un d’ordre sécuritaire adossé à la représentation d’une société qui serait travaillée par de multiples formes d’insécurité, réelles, perçues ou fantasmées. Dans ce contexte, les promoteurs immobiliers estiment qu’ils ne peuvent plus transiger désormais avec cet impératif consistant à « vendre de la sécurité ». De fait, nul besoin de s’interroger réellement sur ce qu’en pensent les résidants. Les promoteurs font ainsi le pari que la mise en œuvre de la clôture et du contrôle des accès dans la conception des programmes immobiliers est bien une réponse à la demande, même s’ils reconnaissent ne pas connaître précisément celle-ci.
9Si cette question sécuritaire imprègne à ce point la fabrique de l’urbain, au point que jamais les murs et les contrôles d’accès n’ont été aussi présents dans la ville française, c’est qu’elle est devenue centrale dans le débat politique. Après avoir fait l’objet d’âpres débats selon un clivage politique traditionnel, une bonne partie de la gauche s’est à son tour appropriée cette question, suite au colloque de Villepinte (1997) où le gouvernement Jospin, à dominante socialiste, a consacré la sécurité première des libertés et grande cause nationale juste derrière la lutte contre le chômage. L’axiome de l’idéologie sécuritaire, à savoir « la sécurité est la première des libertés », est donc désormais repris par la majorité de la classe politique.
10L’extension des logiques de contrôle de l’espace s’inscrit dans ce sillon, et ce mouvement dépasse bien évidemment les seuls territoires résidentiels pour englober l’espace public et les lieux privés ouverts au public. Il participe d’une mise sous surveillance de pans croissants de l’espace, au nom d’une volonté de protéger la population de la prolifération de menaces potentielles : incivilités, petite délinquance, violences urbaines, mais aussi réitération de la menace terroriste, etc. Bref, l’ennemi intérieur (Rigouste, 2009) étant omniprésent et prenant des formes variées, l’état de vigilance (Fœssel, 2010) s’impose à tous, légitimant l’action des pouvoirs publics en faveur d’une mise sous surveillance de la société. La fabrique urbaine, et en particulier de l’habitat, est désormais largement imprégnée de cette promotion d’un ordre et d’une frénésie sécuritaires imposés par les pouvoirs publics (Mucchielli, 2001 ; Bonelli, 2008).
Imperméabilité et perméabilité des frontières résidentielles : interprétation du phénomène en termes de frontière
11Il peut sembler légitime de s’interroger sur la compartimentation urbaine induite par la multiplication des enclaves fermées. Si nous admettons que la fermeture résidentielle représente un symbole de la privatisation de l’espace (Sabatier, 2006), il faut rester prudent quant à l’idée d’une production systématique de lieux de vie aux frontières imperméables.
12Afin de mesurer empiriquement cet effet frontière, les modalités d’accès des piétons et des véhicules dans notre échantillon de 200 ensembles résidentiels fermés (cf. supra) ont été observées. Les résultats sont assez surprenants, tant la fermeture peut sembler plus apparente que réelle. Autrement dit, l’existence d’un processus de clôture d’un complexe résidentiel ne préfigure aucunement ses modalités d’accès. En effet, seuls 57 % des ensembles étudiés sont totalement et en permanence inaccessibles aux non-résidants, pour les piétons comme pour les voitures ; pour les 43 % restants, la situation en termes d’entrée est très variable, avec deux cas de figure principaux.
13Le premier se compose de complexes résidentiels dépourvus d’un quelconque dispositif technique ou humain de filtrage des entrées, mais où la démarcation avec l’espace public, à savoir la rue, est bien marquée à la fois symboliquement et visuellement, au point de se révéler dissuasive vis-à-vis de toute intrusion humaine, en signifiant très clairement à quiconque que l’on pénètre dans une propriété privée. Le deuxième cas, beaucoup plus fréquent, est constitué de complexes résidentiels ayant toutes les apparences de la fermeture totale et d’une parfaite imperméabilité, avec la présence d’une grille et/ou d’un portail d’entrée, à ceci près que l’équipement installé ne fonctionne pas ou plus et ne constitue donc en aucune manière un obstacle pour celui qui voudrait y pénétrer. Le refus des copropriétaires d’engager des travaux de maintenance trop coûteux ou la neutralisation volontaire des dispositifs anti-intrusion par les résidants eux-mêmes, afin de limiter les entraves à leurs allers et venues, relativisent l’effet frontière généré par les grilles et les portails. Une étude récente conduite en Île-de-France (Loudier-Malgrouyres, 2010) souligne également cette présence de fermeture symbolique représentée par un seuil d’entrée entre l’espace privé et l’espace public, ainsi que l’érosion des effets de frontières générée par la réouverture d’ensembles fermés, sous la pression de résidants lassés des dispositifs de contrôle d’accès.
14Autre enseignement de l’observation attentive des modalités d’accès aux ensembles résidentiels fermés, l’accessibilité des voitures est plus restrictive que celle des piétons pour les non-résidants. En effet, l’accès des véhicules est impossible dans 78 % des cas, contre 60 % pour les piétons. Ce résultat laisse deviner qu’une des finalités du développement des ensembles résidentiels clos en France est bien la volonté de limiter les inconvénients liés à l’usage (circulation et stationnement) de la voiture, comme l’ont montré par ailleurs les travaux d’Éric Charmes (2005) sur le périurbain francilien et lyonnais.
15L’une des raisons de cette perméabilité relativement fréquente des enclaves résidentielles fermées en France tient à leur taille réduite (rarement plus de 100 logements) et à la faible présence d’aménités : un espace vert, plus rarement une piscine et de façon encore plus rare un court de tennis. Or, des entretiens conduits auprès de résidants (36 au total) montrent que l’une des raisons de la fermeture tient à la possibilité de préserver l’exclusivité de la fréquentation des équipements collectifs. Cette logique d’appropriation par la fermeture permet ainsi de conformer l’accessibilité du domaine résidentiel à son statut juridique. Or, ce souci de conformer l’usage du lieu à son statut est d’autant plus marqué que le complexe résidentiel possède un certain nombre d’aménités, ce qui n’est précisément pas si fréquent en France – d’où cette perméabilité finalement assez courante.
Des frontières physiques moins marquées que les barrières sociales…
16Entre production de frontières imperméables, barrières symboliques et pragmatisme des résidants, le gradient de fermeture oscille d’un complexe résidentiel à l’autre, complexifiant la perception d’un espace urbain aux formes résidentielles de plus en plus carcérales. Aussi ostentatoire soit-il, « le principe de fermeture n’est pas nouveau mais au fondement de l’habitat privé dans les sociétés occidentales » (Sabatier, 2006) ; ceci nous invite à pondérer, sans pour autant l’occulter, à la fois la nouveauté et l’impact réel de la diffusion croissante des résidences fermées en France. Le « faire-société », qui se fonde largement sur la résilience de l’espace public, garant du maintien du lien social, s’accommode mal évidemment de la diffusion des murs, portails et autres grilles qui fractionnent de plus en plus la ville. « En quelque sorte, la fermeture s’ajoute à l’agrégation, la rend plus manifeste, tend à faire considérer par ceux de l’extérieur qu’une limite sociétale infranchissable existe. » (Chevalier et Carballo, 2004) Ainsi, le réquisitoire à charge contre les résidences fermées sert à souligner le caractère précieux mais fragile du modèle si souvent invoqué de la ville partagée et intégratrice. Pour autant, concédons-le, rares sont en France les résidences fermées que nous pourrions assimiler à une ville dans la ville. Elles peuvent être qualifiées dans leur grande majorité d’enclaves dortoirs à peine teintées socialement d’une communauté d’intérêts, voire d’un entre-soi dans le meilleur des cas.
17Au total, les processus de sécession sociale dont seraient porteuses les résidences fermées peinent à masquer les mécanismes multivariés qui pérennisent les ségrégations résidentielles. « La résidence fermée doit être perçue comme un révélateur préoccupant parmi d’autres d’un processus ségrégatif antérieur bien plus puissant et non comme une menace inédite pour une société française qui aurait jusqu’ici été épargnée par les inégalités. » (Billard et al., 2010) La tentation du mur n’est pas nouvelle : ces refus apeurés de l’Autre, ces tentatives de neutraliser son existence, même de le nier, sont polymorphes (Zarka, 2007). Bien au-delà des choix de localisation résidentielle, les pratiques différenciées de l’espace urbain, y compris de l’espace public, ou encore la fréquentation des réseaux sociaux, professionnels, éducatifs ou culturels s’imposent quotidiennement comme des éléments – certes moins visibles, mais tout autant inexorables et durables – de distinction sociale et de séparatisme spatial. Au sein de la ville, les murs ne font pas toujours frontière alors que les frontières ne sont pas nécessairement des murs.
Notes
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[1]
Ce réseau a été créé par Georg Glasze lorsqu’il était en poste à l’Institut de géographie de Mayence, en Allemagne. Il organise tous les deux ans une conférence internationale. Sept ont déjà eu lieu, à Hambourg (1999), Mayence (2002), Glasgow (2003), Pretoria (2005), Paris (2007), Santiago du Chili (2009) et Istanbul (2011). L’adresse Internet de ce réseau est : <www.gated-communities.de>
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[2]
Ce recensement a été mis en œuvre dans la première phase d’un programme de recherche financé par l’Inhes (Institut national des hautes études de sécurité) et intitulé Typologie et représentations des ensembles résidentiels fermés ou sécurisés en France (Madoré et alii, 2008). Six chercheurs ont travaillé sur ce programme : G. Billard, J. Chevalier, F. Madoré, F. Raulin, A. Taburet, F. Vuaillat. Il actualise un recensement réalisé en 2002 dans le cadre d’un précédent programme de recherche financé par l’ACI Ville (Madoré, 2003).
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[3]
Ces 200 ensembles immobiliers fermés ont servi à construire une typologie de la fermeture résidentielle en France, celle-ci ayant été réalisée au cours de la deuxième phase du programme de recherche financé par l’Inhes (cf. supra). Une grille de renseignements a été mise au point et appliquée à chaque ensemble, grille comprenant des variables morphologiques (type d’habitat, nombre de logements, type de contrôle des accès et d’enclosure, etc.) et de standing ou style de vie (mode d’occupation et type de population, gammes de prix ou de loyer, nature des aménités, etc.).