CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1D’abord, rappeler une banalité : aujourd’hui, plus de la moitié de la population du globe, c’est-à-dire plus de trois milliards de personnes, vit dans des ensembles urbains – cette proportion, selon les estimations les plus fiables, croîtrait jusqu’à 75 % vers 2050. L’urbanisation s’avère un vecteur principal de construction du monde. La mondialisation, c’est-à-dire l’institution du monde comme espace social d’échelle planétaire, se déploie par et pour l’urbanisation.

2Ensuite, à partir de ce constat, analyser l’évolution des systèmes territoriaux et des espaces sociaux, saisir ce que je nomme les nouvelles modalités de l’habitation humaine de la planète. Et en particulier comprendre une évolution paradoxale, qui met en tension deux phénomènes :

  • l’affirmation du modèle néolibéral dominant de l’urbain mondialisé qui promeut l’idée d’un espace lisse, sans interruptions, offert à la circulation sans entraves des marchandises, des flux et, par-dessus tout, des individus ;
  • la multiplication des barrières, des limites, des murs, des « sas », qui composent de facto, à l’inverse du modèle précité, un espace strié, découpé, fragmenté et un imaginaire (très puissant) de la séparation comme principe, pierre angulaire de l’urbanisation mondiale et de ses géographies.

Sociétés hyperspatiales

3Pour bien examiner ce paradoxe, il faut en premier lieu rappeler quelques-unes des logiques constitutives de l’urbain actuel (Lussault, 2009). Celui-ci est marqué par l’illimitation. Le temps des espaces finis est terminé – ce temps où les campagnes et les villes, clairement séparées par des limites stables, se distinguaient nettement. L’urbanisation compose des espaces en écumes, ou en rhizomes. Les « milles plateaux » dont Deleuze et Guattari avaient eu l’intuition sont ceux des systèmes spatiaux urbains aux multiples ramifications.

4J’appelle hyperspatialisation une telle prégnance de la connectivité. L’urbain est à la fois marqué par l’accumulation, la surabondance (« hyper » renvoie à cette accumulation) mais aussi par la systématisation de la connexion. La chose n’est pas encore pleinement réalisée mais en cours, dans tous les compartiments de la vie urbaine, comme le montrent le développement effréné de la télécommunication interindividuelle, via des instruments de plus en plus performants, et l’instauration de la Toile comme outre-espace social, de plus en plus référentiel des autres pratiques. L’hyperspatialisation[1] est donc cette capacité de plus en plus universelle qui caractérise l’urbain et qui permet à un individu de concilier tout à la fois le vivre-séparé des autres et/ou des choses qui importunent et la néo-proximité du réseau communicationnel d’affinités.

5L’illimitation est permise par la mobilisation, c’est-à-dire la systématisation de la mobilité comme principe de base de l’urbain. Mais la mobilité n’atteindrait pas cette importance si elle ne s’accompagnait de la numérisation des sociétés urbaines au sein desquelles des données et des informations circulent sans cesse.

Sphères spatiales

6De tout ce qui précède, on pourrait donc s’attendre à ce que l’espace du monde urbanisé mobile, connecté et illimité soit ouvert et sans entraves. Pourtant, on ne peut que constater le succès planétaire, à toutes les échelles, du principe séparatif. Celui-ci consiste à organiser les espaces humains en périmètres distincts, aussi homogènes que possible au plan social ou/et fonctionnel, et clairement limités.

7L’organisation spatiale urbaine associe des « sphères », des « bulles d’espaces » interagissants, la mobilité et la communication servant de liant à cette « écume spatiale » qui partout s’épanche [2]. On spécialise et équipe les « zones », à toute échelle. Cela commence dès le domicile, qui tend à se muer en assemblage d’espaces affectés à une fonction dominante. Il n’y a qu’à examiner les catalogues des constructeurs ou des « équipementiers », comme par exemple Ikea, pour s’en convaincre. Fabricants de cuisines, de salles de bains, de piscines, grandes firmes de distribution de matériels de bricolage et de décoration, enseignes polyvalentes de l’ameublement, tous mettent en scène l’affirmation de la nécessaire séparation des fonctions.

8La « tyrannie de l’intimité » (Sennett, [1979] 1995) s’exerce autant à l’intérieur de chaque sphère domestique que vis-à-vis du voisinage. Les « suites parentales », qui juxtaposent le dressing, la salle de bains privative et la chambre, s’imposent comme une référence, et les enfants aspirent eux aussi à ces privautés. Les garages et sous-sol deviennent des pièces stratégiques consacrées autant aux stockages logistiques domestiques qu’à la voiture. Les cuisines doivent être des « lieux de vie » consacrés à la rencontre familiale. La nouvelle télévision (celle du multimédia et du bien nommé Home Cinema) se mue en puissance organisatrice de la vie domestique. Le jardin se structure, on y implante des fétiches – barbecue, piscines, potagers. Bref, la séparation spatiale est ici aussi à l’œuvre, en tout cas au sein des sociétés et des groupes sociaux où le choix résidentiel est possible – quoique même les personnes qui demeurent dans des logis précaires ne soient pas toujours exemptes du souci d’aménagement de la bulle domestique.

9Au-delà de celle-ci, on retrouve en permanence l’organisation de l’espace en sphères distinctes – qu’elles se nomment zones, secteurs, camps, parcs, aire résidentielle, centre, shopping mall, aéroports, etc. –, toutes caractérisées par la force de la limitation et, de plus en plus, la surveillance des entrées. Les murs, barrières, clôtures, ces emblèmes de la limite, n’ont quant à eux jamais été si nombreux, et les limites immatérielles se multiplient également.

10La séparation fonctionnelle est devenue une règle de base de l’urbanisation, dont l’existence et la légitimation apparaissent avec la naissance de l’urbanisme scientifique, à la fin du xixe siècle. Mais la première théorisation spectaculaire en fut celle du mouvement moderne, sous l’espèce des quatre fonctions universelles promues par la Charte d’Athènes et de la préconisation de dissocier et spécialiser les espaces afférents. Bien adapté tant aux logiques de la production économique qu’à celles de la planification spatiale, ce que l’on nomme zonage (ou « zoning ») s’est généralisé. Il s’agit d’un standard mondial et toutes les grandes activités connaissent une répartition en zones spécialisées, où la multifonctionnalité est faible.

11Bien sûr, les opérateurs économiques privés jouent un rôle majeur dans l’urbanisation zonée et zonante et privilégient la mise en place d’îlots fonctionnels qui cadrent le mieux avec leur logique économique et technique. Mais les autorités publiques, lorsqu’elles agissent, promeuvent aussi un aménagement en cellules fonctionnelles. Et les habitants « ordinaires » s’avèrent de redoutables opérateurs séparatifs, notamment via leurs stratégies résidentielles et leurs actes de consommation.

Universelle ségrégation

12Au zoning fonctionnel s’articule le zonage social, la ségrégation. Il n’y a désormais pas de situation urbaine, dans le monde, où le fait ségrégatif n’apparaît pas, jusqu’à parfois constituer un mode prégnant d’organisation. La ségrégation est tout à la fois un processus et un état de séparation spatiale tranchée des groupes sociaux qui se manifestent dans la constitution d’aires marquées par une faible diversité sociale, des limites nettes entre ces espaces et ceux qui les jouxtent et les englobent, une légitimation sociale, par une partie des acteurs au moins, de ce processus et de cet état.

13Un espace ségrégué peut être riche (une gated community) ou pauvre (un ghetto, un taudis, un bidonville). Les enclaves réservées aux groupes sociaux les plus aisés, qui sont la règle en Amérique latine, constituent un périmètre prisé par les individus qui aspirent à cette résidence qui les met à distance des plus pauvres qu’eux et autorise un entre soi identificatoire. Mais à Londres, le Bengali recherche l’accès au Benglatown, territoire plutôt démuni, situé à East London, dans une démarche comparable à la précédente : il souhaite trouver un marché du logement ad hoc, une insertion identitaire sécurisante, profiter des réseaux d’entraide et des bases économiques de l’espace communautaire et se distancier d’autres groupes sociaux, qu’il fréquente éventuellement lors de ses activités quotidiennes. Ce type de phénomène est à l’œuvre dans la constitution de tous les « quartiers » urbains « ethniques », qui se multiplient partout à mesure que la présence de la diversité des peuplements devient de plus en plus sensible au sein des organisations urbaines.

14La ségrégation n’exclut pas que les résidents s’intègrent dans des réseaux, via la mobilité et la communication, et vivent alors en même temps la séparation et l’hyperspatialité. L’assignation à résidence peut exister, mais n’est pas une des conditions sine qua non de l’existence de la modalité ségrégative. Celle-ci, en général, va de pair avec la capacité à franchir les limites, grâce à la mobilité et à la connection communicationnelle. Toutes les études sérieuses montrent que la ségrégation des plus démunis s’accompagne souvent de possibilités réelles de mobilité résidentielle (Bailey et alii, 2011).

Du fermé à l’enfermement

15Les enclaves, au sein desquelles les procédures de police spatiale sont légion, pullulent. C’est aujourd’hui le domaine le plus porteur de la promotion immobilière dans de nombreux pays développés, émergents et en développement (où l’on constate même l’apparition de gated communities informelles). Elles peuvent concerner tout type de résidences individuelles ou collectives : certaines sont des assemblages de villas derrière des murs et des grilles de bonne facture, dénotant une volonté d’esthétiser l’enclos, d’autres s’organisent en immeubles de grande hauteur comme à São Paulo et bien d’autres contrées, d’autres encore se présentent plus explicitement comme des sortes de périmètres retranchés. On y retrouve toujours des groupes, pas tous très riches, bien loin de là, qui recherchent avant tout la sécurité et la tranquillité par le double truchement de l’homogénéité interne (sociale et/ou « raciale ») et de la mise à distance de ce qui n’appartient pas à la communauté spatiale et à ses prolongements.

16En France, la plupart des programmes de construction à destination des classes moyennes et des groupes les plus aisés, mais aussi bien des opérations neuves d’habitat social, en particulier celles qui privilégient le logement individuel ou le semi-collectif, mettent désormais en exergue le caractère « sécurisé » de la résidence – il faut comprendre que celle-ci est entourée de grilles et que l’on n’y accède que via des « sas » codés. Les actions publiques de réhabilitation des grands ensembles d’habitat social ont depuis une dizaine d’années promu la « résidentialisation », c’est-à-dire la mise en place de clôtures et de portails autour des immeubles. Par cet usage, on suggère que le bâtiment n’accède au statut de résidence que par l’enclos.

17Les plus pauvres se rassemblent en des périmètres qui eux aussi sont marqués par la limitation et le filtrage. Les ghettos, les quartiers ethniques, les bidonvilles sont tous caractérisés peu ou prou par l’existence de limites et de puissants codes spatiaux d’entrée et de sortie. Dans certains cas, ces codes sont suffisamment contraignants pour exclure toute possibilité de pénétrer et de stationner si l’on n’est pas du groupe. Un individu allogène est immédiatement repéré et tracé et l’on peut rapidement lui signifier qu’il est indésirable.

18Toutefois, les limites de ces enclaves pauvres ne sont que rarement des murs et des clôtures en bonne et due forme (cela coûte cher, un mur), mais plutôt des franges de bâtis délaissés, des infrastructures lourdes de transport (voies de chemin de fer, routes et autoroutes), des aires fonctionnelles répulsives, comme les décharges d’ordure. Les « sas » sont ceux des grandes entrées dans les quartiers, surveillées notamment lorsque les gangs et les mafias y ont leurs habitudes. Les procédures de filtrage sont implicites mais connues de tous et fondées sur la reconnaissance, l’identification, l’échange sonore de codes d’alarme vocalisés, comme dans l’exemple dépeint par Gomorra.

19Dans ce contexte de séparation dressée en norme, les plus isolationnistes des résidents urbains investissent une rare énergie à circonscrire leurs pratiques à des sites et des lieux clos : la forteresse domestique irriguée par les services à domicile et le téléachat, la communauté résidentielle fermée et sécurisée, la citadelle automobile, le shopping mall à l’accès filtré, le club de loisir, le terrain de golf, les salles où se tiennent les spectacles sur invitation, les secteurs de villégiatures. Tout cela est interrelié par les réseaux mobilitaires et communicationnels. Certes, il y a là des exemples de pratiques extrêmes que l’on pourrait nommer sécessionnistes, mais qui se diffusent et pour certains constituent même des modèles. Elles traduisent la hantise de l’altérité, le rejet de ce que l’urbain suppose de diversité et, parallèlement, l’impossible décrochage de cette urbanité qui permet de vivre dans ces conditions d’entre soi, d’en assurer notamment la possibilité économique.

20En ce sens, les attentes de certains groupes sociaux dominants en matière de promotion de l’urbain numérique traduisent leur désir de réaliser un rêve : jouir des potentiels de la société en ne sortant plus, grâce aux télécommunications et aux services à distance qu’elles autorisent, des espaces fermés de l’homogénéité affinitaire. Un exemple de plus de la volonté d’un nombre croissant d’opérateurs de ne voir que leur propre image dans le miroir de la vie urbaine. Notons à ce sujet que la ségrégation ne procède pas que du rejet des pauvres par les riches. Cette grille de lecture est simpliste. Le principe ségrégatif travaille en profondeur toutes les situations et constitue une aspiration partagée par une majorité de groupes sociaux, dotés, intermédiaires, démunis – l’identité culturelle s’avérant de plus en plus convoquée pour justifier bien des dérives séparatives.

21À côté de cette « enclosure » volontaire, l’espace d’enfermement contraint s’affirme aussi comme un modèle. Prisons, camps, centres de rétention, asiles, on assiste à un retour des « enfermés », des espaces aussi clos que possible qui retiennent des « indésirables » et/ou des « affaiblis ». Délinquants, dont le nombre croît à mesure que la notion de délinquance s’étend à des actes qu’on jugeait jadis banals, migrants clandestins, réfugiés, personnes âgées dépendantes, sans domicile, grands handicapés etc. : la liste est longue des groupes sociaux « encapsulés », assignés aux sphères closes qui sont censées sécuriser les populations « intégrées » et « normales » par la mise à l’écart des individus qui représentent un risque ou sécuriser les affaiblis en les protégeant d’eux-mêmes ou de leurs ennemis. Il y a aujourd’hui, dans les sociétés développées, une obsession du « risque social » (une inquiétude face à l’altérité) et tantôt l’on confie à l’organisation spatiale un rôle de protection du risque tantôt on l’accuse d’être un facteur de risque.

22L’enfermement constitue l’extrême de la fermeture. Il est caractérisé par le confinement de ce qu’il enserre, au sens où l’entrée comme la sortie sont contrôlées. Cet enfermement peut être subi, mais aussi recherché (on connaît les enfermements sectaires, ou des formes de repli ethnique ou communautaire qui tendent à l’enfermement). Il est également fonctionnel : dans les entreprises, les établissements publics, on multiplie les pièces et les salles closes, toujours pour des motifs de sécurité et de contrôle des procédures. Salles blanches de production, aux circuits d’air filtrés, aux entrées dépressurisées et qui imposent le port de tenues très contraignantes (combinaison, calot, masque, gants, chaussons) à des personnes accréditées, afin de garantir l’absence de toute poussière et impureté, par exemple dans les industries de l’électronique ou dans les laboratoires de recherche conçus comme des capsules quasi hermétiques ou dans des halls de transformation et de stockage alimentaires protégés et conditionnés.

Procédure (trans)spatiale

23Ainsi donc, si l’illimitation de l’urbain est avérée, l’est également le mouvement d’imposition de limites nouvelles, mais qui sont désormais des figures internes des organisations et non plus des frontières qui séparent l’urbain de son extériorité. Chaque jour les individus mobiles et connectés sont exposés à la nécessité de franchir, d’accéder et, pour ce faire, d’affronter des épreuves spatiales spécifiques. L’épreuve liminaire devient essentielle, un composant élémentaire de la vie urbaine. Elle constitue une expérience à la fois majeure et de plus en plus routinière et routinisée : celle que je propose de nommer « trans-spatialité », pour désigner l’action spécifique qui consiste à franchir [3], et les contraintes afférentes.

24L’accès aux innombrables unités spatiales d’usage correspondant à la foultitude des pratiques des plus quotidiennes aux plus exceptionnelles exige de plus en plus de respecter des procédures codifiées, toutes conçues selon les mêmes principes, visant à contrôler, à encadrer et à limiter l’accès. Parallèlement, l’usage des réseaux communicationnels eux-mêmes se fonde sur des procédures d’accès, de filtrage et de vérification de droit.

25En tout cas, la gestion la plus rationnelle des accès s’avère une préoccupation majeure des opérateurs privés et publics. Quels sont les protocoles emblématiques de la « trans-spatialité » urbaine qui s’imposent aux individus qui veulent franchir ? En la matière, deux techniques existent, complémentaires et qui se généralisent à l’échelle mondiale : le queuing et le filtrage. Le queuing a été formalisé par les Anglais et les Américains dans les années 1950. À l’origine théorie mathématique de l’analyse des processus d’optimisation des files d’attente d’entités discrètes (objets, individus), elle connaît depuis des applications nombreuses, notamment dans les domaines des services aux consommateurs, des transports de personnes et de marchandises, des télécommunications. L’objectif n’est pas seulement de faire attendre des « items » (personne, paquet, etc.) dans une file en les canalisant, mais aussi d’optimiser le traitement de chaque item par un prestataire (caissier, téléopérateur, opérateur de guichet, agent de surveillance, opérateur de logistique) qui assure son entrée dans un système quelconque. D’une efficacité redoutable, le queuing a investi presque toutes les activités et il est difficile aujourd’hui d’y échapper. Notamment, il étalonne les procédures d’entrée contrôlées : nous nous sommes vite habitués à ce mode d’attente, à cette canalisation des personnes dans des parcours en chicane, délimités par des potelets entre lesquels on tend des sangles, qui permettent d’accéder, lentement et en bon ordre, à une entrée quelconque.

26Le filtrage quant à lui subordonne un accès à la satisfaction d’une ou de plusieurs vérifications – en général celle des droits de pénétrer dans un lieu et/ou du contenu de ce qu’un individu ou un contenant transporte. Il se retrouve avec le plus d’intensité au sein des aéroports, lorsqu’il s’agit de pénétrer dans la zone d’embarquement où le passage sous le portique peut s’accompagner d’une fouille, alors que les bagages à main sont passés dans un imageur, les ordinateurs portables vérifiés et les valises scannées. Parfois, une telle procédure est répétée à plusieurs reprises [4]. Les entrées dans la majorité des grands centres commerciaux, pour être moins concernées, sont aujourd’hui aussi filtrées, notamment via la vidéosurveillance (auxiliaire précieux des contrôles d’accès), sans même parler des parcs d’attractions, des musées, des équipements sportifs. Il est de moins en moins rare que l’on impose un contrôle à l’entrée de secteurs d’habitat fermés, qui reprennent une partie de la grammaire actuelle du filtrage d’accès standard – le digicode en constitue en ce sens le premier niveau.

Passer/tracer

27À tout cela s’ajoute l’exigence de traçabilité, c’est-à-dire la capacité de suivre un item entré dans une organisation spatiale et de repérer au moins sa sortie, mieux, ses étapes et sa sortie, mieux encore, tous ses mouvements et ses positions en « temps » réel. Une telle exigence est devenue décisive, en raison de trois phénomènes qui ont amplifié mutuellement les attentes des opérateurs (institutions, producteurs, transporteurs, distributeurs, commerçants, consommateurs) :

  • la mondialisation continue des échanges a fait croître la préoccupation de connaître parfaitement la nature, la composition et la trajectoire des produits échangés ;
  • plus récemment, les soucis sanitaires, environnementaux et éthiques ont monté en puissance et poussé les autorités organisatrices et les clients à exiger des informations de plus en plus précises sur les produits distribués et les processus productifs ;
  • le besoin de sécurité, enfin, est devenu prégnant, voire obsessionnel, notamment depuis le 11 septembre 2001. Il pousse à orienter la traçabilité vers une technologie de surveillance spatiale, alors qu’au départ elle constituait plutôt une technologie d’efficience industrielle et commerciale.
Cette inflexion n’est pas anodine, d’autant qu’elle manifeste des valeurs et des idéologies qui se diffusent à l’ensemble des domaines de la vie sociale. L’expansion du champ d’application de la traçabilité a été permise par des progrès techniques majeurs dans le domaine de l’informatique, de la miniaturisation, du traitement de signal. Plusieurs outils jouent un rôle essentiel : les codes-barres, qui assurent l’identification d’un objet ou d’une personne « badgée » : le radio étiquetage (RFID en anglais, pour radio frequency identification) qui donne la possibilité de coller sur ou d’incorporer dans un produit (ou un être vivant) une étiquette minuscule qui comprend une puce et une radio. Sur la puce, on stocke des informations sur ce qui est étiqueté, grâce à l’antenne, on reçoit et émet des informations. Ces informations descriptives de l’item peuvent intégrer également des données « historiques » sur celui-ci, voire des informations sur ses droits d’accès. Des étiquettes RFID sont insérées dans les passeports bio m étriques (et d’aucuns souhaiteraient même qu’elles soient implantées sous la peau), dans les bracelets électroniques de surveillance, bientôt sur les cartes de sécurité sociale, de paiement.

28À chaque fois, les informations concentrées autorisent (ou non) un accès, donc conditionnent la réussite aux épreuves de filtrage, et le système émetteur/récepteur permet la géolocalisation. L’essor de celle-ci est bien connu, tant le GPS (global positioning system) s’est développé ces dernières années. Les conditions techniques sont réunies pour qu’on parvienne à spécifier et repérer en permanence et en temps réel un « item » quelconque, à partir du moment où il est étiqueté ou équipé. La traçabilité a aussi profité des énormes progrès des mégabases de données, qui offrent la possibilité de stocker et de traiter une quantité colossale d’informations.

29Cette capacité est accessible en mode d’usage ordinaire sur les smartphones, qui proposent des applications de traçage de tout parcours personnel. Quel que soit le mode mobilitaire choisi, un individu peut enregistrer tous ses déplacements, les cartographier, les compiler, produire des statistiques les caractérisant, traiter ces statistiques, voire associer déplacements et traces (photographies, enregistrements sonores personnels), voire insérer dans la mémoire numérisée de ces parcours des données prélevées sur des bases présentes dans le nuage hébergé par le réseau. Comme il est bien compréhensible, se développent concomitamment les premières stratégies et tactiques qui visent à euphémiser, voire anéantir la portée de tous ces instruments banals de suivi et de traçage – les brouilleurs de GPS deviennent prisés chez les acteurs, encore très minoritaires, de la contestation de l’empire du géoréférencement. De même, l’accroissement des contraintes de franchissement génère une inventivité réelle d’acteurs sociaux pour les court-circuiter – et ceci s’inscrit aussi dans la « trans-spatialité », comme un ensemble de contre-codes de procédure spatiale.

À quand le débat public ?

30L’accès et la circulation libres, ou en tout cas peu contraints, étaient la règle dans les années 1970-1980 et pouvaient être considérés comme des acquis des grands mouvements de contestation et de conquête de droits des deux décennies précédentes, des résultats des phases ultimes de remise en cause des sociétés disciplinaires modernes. Or, en 25 ans, les procédures spatiales de filage (le queuing), de filtrage, de traçages se sont imposées de manière aussi impérieuse que subreptice – à un point tel que le droit d’accès libre paraît devenir un principe de plus en plus menacé. Impérieuse, car ces technologies de contrôle sont présentées par les opérateurs qui les promeuvent comme des impératifs catégoriques non contestables : la non-application éventuelle de la sainte trinité (filage, filtrage, traçage) semble alors susceptible de mettre en péril les fondements mêmes de la mondialité, notamment la bonne tenue de la mobilité. Certes, la constitution des mégabases de données suscite des interrogations de la part de certains acteurs politiques ou d’associations, ou d’organisations non gouvernementales, mais ne provoque encore guère d’émotion dans la majeure partie de la population. Globalement, la généralisation du queuing, du filtrage et même des formes les plus routinières du traçage paraît peu discutée. Il existe même une sorte de consentement collectif tacite, comme si ces questions étaient anodines, alors qu’elles sont fondamentalement politiques puisqu’elles renvoient aux problèmes de régulation des rapports de proximité entre les individus ainsi qu’aux problèmes d’accession de tous aux places et aux biens communs (Lussault, 2009).

Notes

  • [1]
    Je reprends une intuition de François Ascher (2001).
  • [2]
    Reprise des termes de « sphère », de « bulle », d’« écume », à Peter Sloterdijk dans Sphères 1. Bulles, Paris, Hachette, 2006 et Sphères 3. Écumes, Paris, Hachette, 2003.
  • [3]
    Le succès des réseaux communicationnels peut s’interpréter comme celui de l’instrument transitif superlatif, qui permet, en apparence, de s’affranchir de la séparation pour créer une néo-proximité topologique instantanée.
  • [4]
    Dans les aéroports, jusqu’au début des années 1970 (et les attentats de cette période), les surveillances et filtrages s’avéraient bien moins intenses pour les bagages de soute comme pour les passagers et les aérogares étaient même des lieux de distraction prisés, où l’on venait assister au spectacle des rotations d’avions, en profitant des vues directes sur les pistes, comme celles permises par la fameuse terrasse d’Orly.
Français

L’espace social contemporain n’est pas lisse et ouvert comme le chantent les promoteurs de la mobilité généralisée et de la télécommunication sans entraves. Partout, des frontières, des murs, des limites se dressent, certaines anciennes et réactivées, d’autres nouvelles et d’un genre inédit. Dans ce contexte, les individus connaissent de plus en plus l’épreuve du franchissement. Cet article examine cette question en proposant un nouveau concept, la trans-spatialité, et en cernant les implications politiques de la généralisation des contraintes d’accès.

Mots-clés

  • urbanisation du monde
  • mobilité
  • hyperspatialité
  • séparation-ségrégation
  • franchissement
  • géolocalisation

Références bibliographiques

  • Ascher, F., La Société hypermoderne : ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs, La Tour-d’Aigues, éditions de l’Aube, 2001.
  • Bailey, N., Manley, D., Maclennan, D., Simpson, L. et Van Ham, M., Neighbourhood Effects Research : New Perspectives, Londres, Springer, 2011.
  • Lussault, M., De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 2009.
  • Lussault, M., « L’urbain mondialisé », in Marchal, O. et Stébé, J.-M. (dir), Traité sur la ville, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 723-772.
  • Sennett, R., Les Tyrannies de l’intimité (traduit de l’anglais par Antoine Berman et Rebecca Folkman), Paris, Seuil, [1979] 1995.
Michel Lussault
Michel Lussault est géographe, professeur à l’université de Lyon (École normale supérieure de Lyon), membre du laboratoire de recherche Environnements, villes, sociétés (UMR 5600, CNRS/université de Lyon). Il développe dans ses travaux une approche originale de l’action spatiale des opérateurs sociaux. Il a notamment publié L’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain (Seuil, 2007) et De la lutte des classes à la lutte des places (Grasset, 2009).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48320
Pour citer cet article
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