1« L’idée de patrimoine est de celles qui, à raison de leur simplicité apparente, paraissent s’expliquer d’elles-mêmes et pouvoir se passer de définition, parce que tout le monde croit entendre ce que cela veut dire ». Convié à la rédaction de l’article « Patrimoine » de La Grande Encyclopédie (1886-1902), le juriste Eugène Dramard exprime de la sorte son désarroi devant cette perturbation du champ lexical du droit notarial. Comme en fait foi l’usage relativement commun dès les années 1920 (au Québec toutefois) de la locution « patrimoine national », le patrimoine est en passe d’assimiler le « monument » dans l’univers du « monument d’art et d’histoire » dont l’historien d’art Aloïs Riegl, à la même époque, s’affaire à cerner le « culte moderne » (Riegl, 1984). Ainsi, tandis que seulement quelques colonnes sont consacrées au monument dans La Grande Encyclopédie, le patrimoine inspire une sinueuse discussion de plusieurs pages, que le juriste conclut ainsi : « le patrimoine est aussi bien la faculté de posséder que la possession elle-même. [...] Quand, avec les Américains, on dit qu’un homme vaut tant, on identifie sa personne avec son patrimoine, et l’on donne ainsi la signification pratique de l’axiome que le patrimoine, comme universalité de biens, prend son fondement dans la personnalité. »
2Notre patrimoine marque la limite de ce que nous possédons, au-delà de laquelle survient ce que d’autres peuvent posséder : national, bâti, historique, urbain ou immatériel, le patrimoine fait frontière. Cette brève réflexion explore quelques manifestations et transformations du patrimoine sous cet angle : la fonction de faire front et, conséquemment, de différencier un dedans (intérieur à la limite) du dehors qui s’étend au-delà.
Spatialité et altérité
3Françoise Choay, ainsi que Jean-Michel Leniaud, ont bien démontré la longévité du rapport au passé qui anime les premiers émois patrimoniaux et leurs emprunts au vocabulaire successoral. Mais outre la temporalité qu’il maintient, le patrimoine – sinon sous ce nom, au moins sous la conception qu’on en entretient couramment – circonscrit aussi le lieu d’où nous venons : tout en collectivisant la notion d’héritage et, dans la foulée, divers corpus d’artefacts, le patrimoine prête une forme concrète au territoire imaginaire de la nation et à l’identité (nationale, collective), son corollaire. Au-delà de l’administration de la sauvegarde et de l’histoire des institutions, on touche ici à l’opération de représentation qui distingue le mieux le patrimoine, si abstrait par rapport au monument (commémoratif) des siècles précédents dont il absorbe une partie des rôles : symbolique, le patrimoine se réfère a priori à ce qu’il n’est pas. Il discourt sur la spatialité (c’est-à-dire la façon des acteurs de la patrimonialisation de se penser dans un espace et de concevoir le patrimoine en référence à celui-ci) et sur l’altérité (c’est-à-dire la conception d’un soi par contraste avec un autre défini par son patrimoine propre ou simplement par exclusion de la possession d’un patrimoine qui est à soi), l’une intérieure et l’autre extérieure à la frontière qu’il connote.
4Ainsi en est-il des premières constructions patrimoniales stricto sensu, que l’historicisme du xixe siècle aiguillonna vers des passés réputés fondateurs : le dit « style Second Empire » par exemple, adossé à la première Renaissance, aux châteaux de la Loire et au territoire « national » conséquemment balisé par l’histoire. Au Canada, on connaît bien l’épisode de la conception des premiers édifices de la nouvelle province de Québec, créée en 1867 (en même temps que trois autres provinces de la Confédération canadienne). Dans la capitale provinciale, hôtel du Parlement, palais de Justice, Manège militaire ont en effet reçu cette même référence à la Renaissance en France. À défaut de trouver des architectures suffisamment achevées dans la Nouvelle-France des xvie et xviie siècles, le bond transatlantique vers la contrée des découvreurs attestait l’authenticité du Québec moderne en spatialisant son historicité et l’hérédité de son territoire. La temporalité agissait surtout comme prétexte d’une spatialité dédoublée, qui justifiait les frontières du Québec moderne par une extension territoriale imaginaire dévolue à accaparer et à inscrire dans sa continuité « nationale » les origines du Canada (français).
5Dans cet univers de procédés mythiques, l’affirmation de frontières (nationales, comme on l’entend notamment au xixe siècle) et l’impression d’une homogénéité culturelle de part et d’autre (celle de l’intérieur se différenciant de celles à l’extérieur) se sont abondamment nourries au développement du tourisme, catalyseur éternel du patrimoine. On pense évidemment au « grand tour » institué au xviiie siècle, qui transforma les « ailleurs » des récits de voyage érudits en scènes de mieux en mieux organisées pour accueillir notamment les jeunes Britanniques transfigurés, au moins pour la forme, en anthropologues-archéologues amateurs. Morcelé et ordonné dans des itinéraires dévolus à forger une culture commune chez ces voyageurs, le monde outre-Manche – puisque, comme pour un rite de passage, c’est bien de franchir une frontière qu’il s’agit – permet ainsi de découvrir l’autre : le Romain de Pompéi, le Grec de l’Antiquité, le Turc et ses mœurs étonnantes, les pyramides du pharaon égyptien, etc. En effet, si la chronique fourmille des pratiques plus festives qu’instructives de ces tourists souvent mieux accointés avec leurs congénères et peu soucieux de leurs contemporains étrangers, il faut signaler que l’autre recherché se manifeste principalement par le truchement des « monuments anciens », des « édifices publics » et autres traces, substrats des reliques du culte chrétien dont on a remarqué la permanence dans l’épopée patrimoniale occidentale, mais aussi héritages différentiels constitués par le passage des siècles. Établi dans une spatialité de confins plus ou moins étranges, le patrimoine des tourists met en exergue cette autre qualité de la frontière dans le phénomène patrimonial et dans la vision du monde qu’il rend : celui-ci exprime un double rapport à l’autre, discourt (comme l’observait le juriste Dramart) sur ce qui est à soi mais aussi sur ce que l’autre reconnaît comme n’étant pas sien. C’est cette reconnaissance par différenciation, exercée par un autre anthropologique, imaginaire ou réel, qui constitue le capital identitaire du patrimoine.
6En parallèle de la temporalité qui, à la manière darwinienne, particularise les espaces, spatialité et altérité fonctionnent ainsi en équilibre. Tandis que l’autre se définit par son origine ou sa position spatiale à l’extérieur de la frontière, le patrimoine caractérise ce qui se situe à l’intérieur de cette frontière ou survient quand l’autre la franchit, pour consacrer la différence de ce qui se trouve dedans.
7Ce patrimoine est aussi, comme le décrypte La Grande Encyclopédie, caractérisé par sa constitution de biens fongibles : les artefacts dont il définit la valeur peuvent être remplacés les uns par les autres, voire sortir du patrimoine ou y entrer sans que celui-ci en soit, en valeur, diminué ou augmenté. C’est le patrimoine de l’Italie, du Québec, de l’Égypte et ainsi de suite ; mais ce n’est aucunement « du patrimoine » comme on désigne un artefact isolé, surtout depuis que le patrimoine, qui compte pourtant en français près de 300 co-occurrences, se voit dépourvu des qualificatifs historique, national, artistique, etc., véhicules de sa sortie du vocabulaire notarial.
Le patrimoine délimité
8Le xxe siècle a transformé le patrimoine et ses frontières. Le patrimoine du xxe siècle fait toujours frontière, d’autant que l’altérité qui motive ses expressions prend une importance considérable avec l’accroissement de la mobilité des personnes et, tout d’abord, avec l’essor du tourisme, mot du langage courant dans l’entre-deux-guerres. S’affirme ainsi, au cœur du champ patrimonial, l’hybride entre le monument, destiné à faire souvenir, et les mœurs, les pratiques et les traces que fréquentaient les tourists. En témoignent les entrecoupements entre, par exemple, le Touring club de France (doté dès 1904 d’un Comité des sites et monuments) et la Commission des monuments historiques (qui entreprend en 1922 de consacrer des « stations de tourisme »). Mais ce patrimoine d’un genre nouveau exprime un rapport différent à l’espace, d’une part à travers la délimitation de plus en plus précise de ce qui constitue le patrimoine, d’autre part avec la perméabilité croissante des territoires de référence du patrimoine et l’abstraction subséquente des frontières en question.
9Certes, les frontières que pose le patrimoine restent, en principe du moins, corollaires de nations. Encore au début des années 1980, l’État québécois s’oppose au classement de la plus ancienne église de la ville de Québec, la cathédrale Holy Trinity, parce que le monument anglican, témoin de l’appartenance du Canada à l’Empire britannique, détonne sur la trame narrative de la survivance canadienne-française en Amérique. Il faut dire que cette nation à la spatialité plus historiciste que géopolitique est une destination privilégiée des Étasuniens, qui visitent le Québec en nombre. Dans les années 1960, la construction d’un « quartier-musée », la place Royale, « d’allure typiquement française », a été entreprise en pensant aux Anglo-Américains qui franchissent les équivoques frontières de la « Belle Province » pour s’imprégner de cette différence.
10Cette élaboration du discours patrimonial correspond à la consolidation du domaine du savoir annoncée par les mutations du champ lexical et poursuivie depuis les premières décennies du siècle. Attribuée à Gustavo Giovannoni autour de la publication de Vecchie Città ed edilizia nuova (1931), l’invention ante litteram du « patrimoine urbain » est exemplaire. Reçue par l’historiographie comme une expansion de l’objet patrimonial, elle signe aussi la délimitation de plus en plus précise du patrimoine, cadré dans une entité plus ou moins organique, dite « îlot », « ensemble », puis « quartier », « secteur sauvegardé » et « arrondissement historique ». En d’autres mots, plus les frontières qu’exprime le patrimoine sont mouvantes et évanescentes, plus se précisent les limites du patrimoine, de ce qu’il dénote et contient : des moulins, des maisons, des canaux, des phares, des gares ont gonflé le corpus patrimonial constitué auparavant pour symboliser la nation (les sites de bataille et forts, tous proclamés lieux historiques nationaux du Canada dans les années 1920 et 1930, ou les châteaux, qui avaient fait les belles heures des Monuments historiques français). La diffusion des idées de la Neue Sachlichkeit s’est traduite par la fragmentation et la décantation de patrimoines agricole, autochtone, moderne, documentaire, funéraire, industriel, maritime, fluvial, religieux, immatériel, vernaculaire qui sont – seulement au Québec – classés, cités, constitués ou reconnus comme arrondissements historiques ou naturels (on compte aussi un arrondissement historique et naturel, le Mont-Royal), biens archéologiques ou historiques, monuments historiques, œuvres d’art, sites archéologiques ou sites historiques, voire sites du patrimoine.
11Plus ou moins déparé de son fonctionnement symbolique – car réduit à sa portion matérielle sous l’effet de la multiplication et de l’affirmation de ses catégories socioprofessionnelles –, le patrimoine essentialisé a reçu une gouvernance propre. Au Québec, le produit de l’État centralisé sous la garde du secrétaire de la province est passé aux mains d’un ministère des Affaires culturelles, puis de la Culture, puis surtout, depuis le milieu des années 1980, aux municipalités dotées du pouvoir de « citer », geste patrimonial inspiré du classement par l’État. Dès lors, dans la foulée de la délimitation du patrimoine urbain, la spatialité nationale que connotait le patrimoine s’est atomisée à la faveur du transfert progressif de la gouvernance patrimoniale vers ces « gouvernements de proximité », comme on les appelle, qui ont inscrit le patrimoine parmi les instruments normatifs de contrôle du développement urbain. Outillés par le contextualisme et la typomorphologie, zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP, en France depuis 1993) et plans d’implantation et d’intégration architecturale (PIIA, au Québec depuis 1985), mais aussi plans d’urbanisme et autres zones d’aménagement concerté réifient, depuis la surface palpable du patrimoine déployé en plages urbaines et délimité en quartiers. C’est alors que chacun peut avoir « du patrimoine » : son patrimoine distinct de celui de l’autre, le voisin.
Que sont nos frontières devenues ?
12Ainsi est apparu ce que l’on appelle au Québec le « patrimoine de proximité », écho du petit patrimoine de France, toutefois clairement défini par sa spatialité de voisinage : le patrimoine de proximité circonscrit le petit monde qui nous entoure.
13L’homogénéité culturelle présumée de part et d’autre de la frontière des tourists a fait place à une hétérogénéité mouvante et omniprésente indifférente aux héritages et autres aspirations mythiques des communautés du xxe siècle. Au Canada par exemple, où les grandes villes affichent des taux records d’accroissement migratoire, que peut signifier une église de la Nouvelle-France quand le seul héritage commun réside dans la migration ? Signe des temps, parmi les lieux historiques nationaux plus récemment désignés par le gouvernement canadien à Montréal se trouve « la Main » (à prononcer en anglais [mãn]), quartier consacré au titre de « secteur historique rappelant le développement de communautés culturelles ; couloir d’immigrants ». C’est là que la fermeture et la démolition en 2002 d’un magasin fondé par des immigrants polonais dans les années 1930, Warshaw, un bazar sans la moindre parenté architecturale avec La Samaritaine, a soulevé une intense (mais brève) lutte populaire. Depuis, une large part des bâtiments contenus dans ce lieu historique national de la Main, lui-même contenu dans un nouveau « quartier des spectacles », a aussi été remplacée, comme si la patrimonialisation s’était suffi à elle-même pour remplacer les murs de brique, les pans de bois et autres vieilles pierres au titre de portion visible de la représentation patrimoniale. Le matérialisme de la gouvernance municipale du patrimoine agirait-il de concert avec la raréfaction du culte chrétien pour invalider la « trace » au profit d’un autre dénominateur commun ?
14Certes, la mobilité des personnes établit aussi – propices à l’expression de nouvelles spatialités – des enjeux de représentation inédits qui de plus en plus substituent aux imaginaires nationaux ceux de métropoles souveraines et concurrentes, cités-État du xxie siècle qu’on caractérise par leur quête d’image « dans le concert de la mondialisation », selon l’expression consacrée. Mais le patrimoine ne différencie pas particulièrement les « villes créatives » et autres spectacularisations ; c’est plutôt à l’intérieur – dans la proximité, précisément, comme si la densification de l’altérité provoquait un rétrécissement de la spatialité – qu’il fait maintenant frontière ou, à tout le moins, voit son pouvoir d’être autre chose ramené à sa plus simple expression : le front – à l’autre ou au changement. À Montréal, par exemple, Vincent Sous-Marins, spécimen d’une chaîne de restauration rapide associé non sans raison par ses détracteurs à une « gargote à l’architecture quelconque », a récemment fait obstacle, par l’entremise des instruments d’urbanisme, à la construction d’un immeuble d’appartements pour avoir été promu au titre de patrimoine, interdit de démolition, puis rétrogradé à celui de « patrimoine immatériel » ( !).
15Cependant le patrimoine, qui n’est jamais qu’une représentation, peut aussi, selon la modulation des rapports à l’autre, se déployer dans l’espace plus ou moins imaginaire de la mondialisation : on parle alors de patrimoine mondial. Née elle aussi de la consolidation du domaine du savoir dans la seconde moitié du xxe siècle, cette créature sous la gouverne de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) désigne actuellement 936 sites et biens réputés témoigner d’une « valeur universelle exceptionnelle ».
16On a beaucoup écrit sur l’accroissement exponentiel de cette liste du patrimoine mondial, dotée plus récemment d’une cousine dévolue, par inclusion, à considérer également le « patrimoine culturel immatériel de l’humanité ». Certes, l’idée voulant que la conception du patrimoine soit suffisamment stable pour désigner par les mêmes locutions des corpus planétaires de biens ou de pratiques interpelle lorsque l’on a vu son jeune âge et son caractère changeant. Il pourrait donc être rassurant de retrouver dans le patrimoine mondial le modus operandi traditionnel du patrimoine et le rapport à l’autre qui l’animait dans ce quadrant-ci du monde et au xixe siècle : le patrimoine mondial réhabilite le tourist dans la différenciation des territoires et, avec lui, la frontière que l’on doit franchir pour aller, du dehors au dedans, acquérir le knowledge. Mais cet espéranto patrimonial repose sur un paradoxe : tout en présupposant un héritage commun de l’humanité (non plus des seuls Européens ou des tourists britanniques), il transgresse au moins autant qu’il intègre, par la promotion de sites transfrontaliers (les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle) ou par le truchement d’inscriptions indépendantes des gouvernements territoriaux (Jérusalem inscrit à la demande de la Jordanie). Les débats qui entourent encore la ratification de la Convention du patrimoine mondial par la Palestine confirment, sinon une stratégie volontariste, au moins cette fonction constante du patrimoine de faire frontière en posant, à défaut de symboliser une culture commune, un dedans et un au-delà.
17Que le patrimoine se résume à la patrimonialisation – s’arrêtant là où commence celui de l’autre – ou qu’il prétende déployer une culture mondiale lisse, sans dedans ni dehors, la fonction frontalière du patrimoine demeure par-delà les fluctuations des rapports à l’autre ou à l’espace qu’elle continue de baliser. Mais à suivre cette continuité comme nous l’avons fait, il semble que l’ubiquité patrimoniale contemporaine révèle aussi un changement : une « gargote », forme d’exacerbation du local dénué d’altérité, ne représente pas la ville de la même façon que les pyramides peuvent ou ont pu signifier l’Égypte. Pareillement, sous le projecteur égalisant des visions planétaires ou dans les territoires identitaires atomisés des métropoles mondialisées, la vogue voulant que la patrimonialisation procède dorénavant par appropriation sociale trahit peut-être de nouvelles perturbations du champ lexical, de ce patrimoine de plus en plus hors du registre de la trace, mais dont encore « tout le monde croit entendre ce que cela veut dire », de ce patrimoine dont, manifestement, on ne sait plus que faire, sinon des frontières.