CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Présenter les frontières des âges de la vie, alors qu’elles sont construites historiquement à partir des discours et des représentations sociales propres à chaque époque, s’avère une entreprise hasardeuse, sinon impossible dans le cadre de cet article. En effet, de par la recomposition incessante des découpages entre enfance (infans, puer), adolescence, âge adulte et vieillesse, cela conduirait à une énumération stérile et obsolète puisque les évolutions des mentalités, les progrès de la médecine et les influences interculturelles commandent une reconfiguration continuelle des frontières selon les âges.

2L’allongement de l’adolescence caractéristique de ce début de siècle tire son origine de la nécessité d’une durée plus longue des études et des difficultés d’insertion économique dans le monde du travail ; l’apparition d’un quatrième âge, voire d’un cinquième âge, du fait d’une espérance de vie plus grande contribue tant au niveau juridique que médico-social à créer de nouvelles catégories au sein même des découpages précédents. La dénomination de chaque âge est le résultat d’un construit social ; l’analyse qu’en fait Rousseau dans l’Émile constitue par excellence l’exemple de la prise de conscience du statut spécial de l’enfance et de son refus de considérer l’enfant comme un petit adulte.

3Cette mobilité des frontières se double de jugements de valeurs qui stigmatisent ou valorisent telle ou telle catégorie de tranche d’âge : l’« âgisme » est ainsi un terme créé dès 1978 par Butler et repris par Palmore en 2005, qui le définit comme un « phénomène social se manifestant au travers de préjugés contre les seniors sous la forme d’attitudes et de stéréotypes positifs et négatifs. Il intervient là où se trouvent à la fois préjugés et discrimination, à la fois stéréotypes et attitudes, et par conséquent à la fois processus cognitifs et affectifs contre ou en faveur d’un groupe d’âge » (Palmore, Branch et Harris, 2005). Ce préjugé qui se manifestait initialement par l’évitement des seniors et pouvait s’apparenter à un racisme anti-vieux s’étend aujourd’hui à toutes les personnes victimes de discrimination en fonction de leur âge. Ainsi Boudjemadi et Gana (2009) y voient un « mécanisme psychosocial engendré par la perception consciente ou non des qualités intrinsèques d’un individu (ou d’un groupe) en lien avec son âge. Le processus qui le sous-tend s’opère de manière implicite et/ou explicite, et s’exprime de manière individuelle ou collective par l’entremise de comportements discriminatoires, de stéréotypes et de préjugés pouvant être positifs mais plus généralement négatifs ». C’est ainsi que le jeunisme peut être appréhendé comme une survalorisation de la jeunesse à travers un matraquage publicitaire et médiatique, tributaire d’enjeux économiques, sociaux et politiques, ou au contraire comme un phénomène de stigmatisation de certains jeunes dans le domaine de l’emploi ou des mouvements sociaux.

4Ce poids des préjugés et des stéréotypes conduit à faire de ces frontières des marqueurs socioculturels. Il s’avère impossible d’aborder ces frontières intériorisées par les individus du fait de leur appartenance à un groupe d’âge en les séparant de leur statut socio-économique, de leur origine ethnique, de leur histoire personnelle. On ne peut restreindre au seul paramètre de l’âge ce marquage social et culturel, au risque d’en faire une abstraction vide de sens, si l’on veut rendre compte de l’expérience vécue par les sujets de ces frontières internes et externes. Car tel est le statut paradoxal de la frontière : à la fois objective et subjective, externe et interne, elle est continuellement édifiée et reconstruite selon le contexte sociohistorique et culturel et dans les interactions que l’individu initie avec les membres de ses groupes d’appartenance et de référence (Tajfel et Turner, 1986 ; Aebischer et Oberlé, 2007). Élément de la réalité externe, elle est visible, légalisant entrée et sortie dans le système scolaire, promulguant l’autorisation de quitter la vie active et de prendre sa retraite ; elle est alors construite sur des mesures objectives, délimitant des territoires, des appartenances institutionnelles, des lieux d’activités, qui peuvent recouvrer la distinction entre activité salariée et bénévolat. Élément de la réalité interne, cette frontière peut être perçue par le sujet à partir de la perception que l’autre lui renvoie, mais elle s’accompagne d’une dimension imaginaire, souvent non consciente, cachée, opérant des catégorisations à l’insu même du sujet.

5Un tel statut paradoxal permet de comprendre comment d’instruments de ségrégation et de division, de catégorisation sociale, certaines frontières peuvent se révéler être des traits d’union, des lieux de passage permettant l’émergence d’une recomposition des réseaux de relations dans un quartier ou de remaniement identitaire grâce à une nouvelle perception de soi par autrui.

Les jeunes et l’exercice de la citoyenneté

6L’âge de la majorité électorale en France, abaissé de 21 à 18 ans en 1974, symbolise d’un côté l’entrée dans une citoyenneté active, de l’autre un changement dans le découpage des frontières entre les âges. Or ces jeunes seraient désormais perçus « comme citoyens de deuxième ordre, marqués par la précarité dans le travail, le chômage, les clauses discriminatoires et l’incertitude de l’avenir ». (Ellefsen et Hamel, 2000)

7Si l’on distingue la citoyenneté active, effective, par opposition à une citoyenneté abstraite, qui se résume à des droits purement formels, alors cette citoyenneté pratique requiert une participation active à la société civile par le travail et une reconnaissance sociale à travers son insertion dans un collectif de travail (Ibid.). Une telle citoyenneté ne se présente pas seulement sous l’aspect d’un état figé, mais surtout sous forme de processus dynamique qui participe à la construction identitaire des individus, ici des jeunes. Or non seulement un certain nombre de jeunes en France ne sont pas titulaires de la citoyenneté nationale, mais même quand ils ont reçu la nationalité française, ne se sentent pas reconnus comme membres de la nation. De plus, l’appartenance à la société civile implique de bénéficier de droits sociaux ; l’accès au travail génère des droits, des devoirs et des prérogatives qui se traduisent par le sentiment d’être reconnu comme membre d’une communauté, ayant droit de cité parce que contribuant au développement de l’organisation collective du pays [1]. Ces diverses formes d’exercice de la citoyenneté pratique correspondent à l’entrée dans la vie adulte.

8Olivier Galland (1996) propose de repérer quatre phases successives qui ponctuent ce passage de la jeunesse à la vie adulte : la fin des études, le départ du domicile familial, l’insertion dans le marché du travail et la formation d’un couple. Cependant Ellefsen et Hamel (2000) remettent en question le bien-fondé de ces étapes et constatent une « désynchronisation » entre ces phases, du fait d’une précarisation de plus en plus grande des jeunes. L’enquête longitudinale qu’ils ont menée auprès des jeunes montre que ceux qui sont « encore aux prises avec la précarité ont tendance à gratifier le travail des qualités indispensables à l’entrée dans la vie adulte et à la citoyenneté pratique ». Cet allongement de la jeunesse ne tiendrait donc pas seulement à la nécessité de poursuivre des études plus longues, mais également à la difficulté de trouver un emploi pour les individus les moins qualifiés.

9Si le travail fait fonction de vecteur dans la vie adulte, comment des jeunes chômeurs engagés dans un processus de formation professionnelle vont-ils pouvoir transformer leur sentiment d’appartenance à une classe d’âge en expérimentant autrement l’exercice de la citoyenneté ?

10C’est dans une perspective phénoménologique de reconfiguration des frontières que je chercherai à dégager les conditions liminaires ou périphériques qui permettent de comprendre ces expériences d’ébranlement des frontières ou, au contraire, de difficile porosité, à partir de récits et de témoignages de deux catégories d’individus : des jeunes chômeurs en stage de réinsertion dans une ville de banlieue au sud de la région parisienne qui, au terme de leur formation, trouvent un emploi et ceux qui se retrouvent toujours sans emploi malgré leur formation.

Expérience de l’altérité et reconfiguration des frontières dans un contexte de formation

11Une série d’entretiens auprès de jeunes chômeurs en formation en vue d’une professionnalisation dans le secteur des transports et auprès de deux de leurs formatrices m’a permis de recueillir les représentations sociales afférentes à leur statut de citoyen et à leur positionnement dans la société française (Montandon, 2011). Le poids des préjugés et des stéréotypes dont ces jeunes – issus en majorité de l’immigration (Maghreb et Afrique subsaharienne) et vivant à la périphérie, en banlieue parisienne – font l’objet met en évidence une intériorisation des frontières délimitant des territoires, du fait de leur appartenance à une « cité » et de leur statut socio-économique de demandeurs d’emploi ; leur âge, combiné à leur bas niveau de qualification et à leur origine ethnique, apparaît comme un instrument de ségrégation, de relégation à la marge. En quoi cette position périphérique dans l’espace urbain, dans la société civile, dans la population active, catégorisation qu’on a l’habitude de réserver aux personnes entre 25 et 60 ans, est-elle centrale pour mieux comprendre ces processus d’accumulation de plusieurs frontières ?

12L’analyse de contenu des entretiens permet de faire ressortir les frontières suivantes :

  • des frontières subjectivement vécues et objectivement définies : avoir obtenu ou non la nationalité française, ne pas se sentir citoyen français même s’ils ont la nationalité française ; ils n’exercent pas une citoyenneté pratique dans la mesure où ils sont exclus du marché du travail, puisqu’ils disent que la lecture de leur nom dans leur curriculum vitae suffit à les marginaliser, marginalisation à laquelle s’ajoute la discrimination due à l’âge ;
  • une frontière imaginaire s’ajoute à la précédente ; elle concerne les rapports sociaux de sexe, et les inégalités homme/femme devant la recherche d’un emploi dans les transports, secteur sur lequel porte cette formation. En effet, les stagiaires ont du mal à imaginer que des femmes puissent devenir conducteurs de bus, de métro ou de train ;
  • enfin, la frontière symbolique de l’apparence vestimentaire, du « look » comme ils disent, témoigne d’une très forte pression endogène du groupe des jeunes dans la « cité ». Ce sont les formatrices qui les obligent, dès le début de la formation, à supprimer cette frontière étanche, coercitive, à sauter le pas, pour pouvoir évoluer de leur monde vécu à un environnement social et professionnel autre : « Ce bond-là, c’est énorme, quoi, sauf qu’on est derrière. Ils ne peuvent pas tomber. Et après, ça change complètement leur attitude. Au début, on leur dit : vous avez comme obligation pour y rentrer qu’on vous achète des vêtements de tenue de ville pour que vous ayez une autre image et que les gens surtout aient une autre image de vous-mêmes. »
Traverser une telle frontière, objective et symboliquement transgressive, leur donne l’impression d’être des transfuges : « C’est normal, ils ont besoin de dire leurs craintes, leur peur. La plus grande difficulté, le plus grand challenge, on va dire, ça a été d’aller les habiller, parce que certains ne voulaient pas porter une tenue, ça ne se faisait pas. Au début, ils avaient leur tenue dans leur sac, ils se changeaient ici. Maintenant, ils viennent carrément avec, ils font le transport habillés, ça y est, ça change ; mais au début, c’est une crainte du regard. »

13Passer ce seuil symbolique s’accompagne d’une grande violence faite à soi-même et sans doute d’un sentiment de culpabilité par rapport à ceux des copains qui sont restés de l’autre côté du marché du travail ; car la mobilité spatiale se traduit par une mobilité sociale. Ils quittent le ghetto de la cité, ils osent « transgresser » ses lois, s’habiller autrement, pour cesser d’être chômeurs et adopter les normes d’autres groupes. Le conflit de loyauté qu’ils ont à gérer lorsqu’ils passent ce cap laisse présager de la puissance coercitive de cette barrière intériorisée qui les conduirait à ne pas bouger, à ne pas changer de classe d’âge. À la fin de la formation, l’ensemble de la promotion est reçu par le préfet, auquel ils confient combien cette démarche de formation a modifié leur regard, leur rapport à l’environnement, mais inversement combien aussi ils sont considérés autrement, combien le regard de leurs proches a changé à leur égard : « Au début, ils ont dit que leurs potes ironisaient, et après c’est passé d’ironiser à les respecter, et après à les envier, et après à demander quand était la prochaine formation pour pouvoir y rentrer. »

14D’après les formatrices, l’autre condition qui a permis cet ébranlement des frontières tient à l’expérience de l’altérité, révélatrice d’une autre perception de soi par autrui, lors d’un voyage d’étude en Grèce où le groupe de stagiaires a été accueilli par les représentants des transports athéniens. « La découverte de l’espace européen est alors synonyme, dans le discours de ces formatrices, d’un passage de l’immobilité, de l’enfermement dans le ghetto de la cité, à la mobilité, tant sociale qu’économique, à la découverte d’autres espaces et d’autres définitions de soi. » (Montandon, 2011) Non seulement ils sont accueillis comme citoyens européens, mais la délégation grecque s’adresse à eux en citoyens français, en représentants de la nation. Le détour par l’autre s’accompagne de l’expérience de se découvrir autre, non pas étranger à soi-même mais dans un devenir différent de ce qu’on était. Cette médiation par le regard d’autrui opère une distanciation salvatrice, et une métamorphose pour certains. D’une attitude passive, au départ, caractéristique d’un choix par défaut par rapport à la formation, on assiste à un fort investissement qui valorise de plus en plus leur engagement dans cette branche professionnelle. Ceux qui à la fin de la formation se trouvent embauchés à la SNCF ou à la RATP font l’expérience d’une transformation identitaire tant sur le plan pratique de leur statut de citoyen que sur leur catégorisation socio-économique. Leur appartenance désormais aux membres actifs de la société leur permet d’entrer dans l’âge adulte. Au lieu d’être assistés, ces jeunes, grâce à leur activité professionnelle, ont déménagé pour payer le loyer de leur appartement, avec le sentiment d’être reconnus comme membres actifs de la société civile. Aux dires des formatrices, ce ne sont plus du tout les mêmes, on constate une véritable conversion dans leur rapport aux droits et aux devoirs de citoyens. Cette reconfiguration des frontières ne concerne pas seulement leur vie publique et leur statut socio-économique mais aussi la sphère privée. Ce bouleversement des frontières imaginaires entraîne un remaniement des assignations de rôles au sein d’un couple par exemple : « Il y avait M., son mari ne voulait pas qu’elle travaille, et puis aller à Athènes, là on n’en parlait même pas ! Et bien déjà il a accepté que sa femme parte à Athènes, il a maintenant un autre regard, sur sa femme et sur la société, qui l’a changé. Et lui, il a pris les cours de sa femme et il a postulé à la RATP, et maintenant lui, il est à la RATP. Il s’est pris en main, il s’est responsabilisé. » Inversement ceux qui n’ont pas été embauchés ignorent ce processus de passage des frontières et de changement d’une classe d’âge, corrélatif d’une redéfinition identitaire. Loin d’être appréhendée de manière homogène, au risque d’en faire une généralité vide de sens, toute classe d’âge gagne à être considérée dans le réseau de relations intergénérationnelles qui inscrit l’individu dans un contexte sociohistorique avec des identités multiples.

15Avec la question de la vieillesse, on se heurte à cette même porosité et fluctuation des frontières, à partir du moment où l’on considère comme déterminant le regard d’autrui porté sur soi : « C’est notre regard qui enferme souvent les autres dans des frontières de plus en plus étroites et c’est notre regard qui peut les libérer. » (Maalouf, 1998)

Questionnement épistémologique des frontières sur la vieillesse : statut et réalité de ces frontières dans une « culture de l’âge »

16Au-delà du discours des médias sur l’augmentation exponentielle des coûts de santé à cause du vieillissement de la population, des stéréotypes alimentent le phénomène de l’« âgisme », en considérant les personnes âgées comme un groupe homogène. Dans une société qui valorise la flexibilité, la rentabilité, la vitesse dans l’exécution des tâches, les préjugés et les images dévalorisantes contribuent à faire de la vieillesse non pas un atout (une période de la vie où l’expérience vécue procure sagesse et maturité émotionnelle) mais un problème. Le travailleur senior fait alors l’objet de croyances selon lesquelles il serait moins performant, aurait moins de potentiel de développement et d’apprentissage, serait plus résistant aux changements et aux nouvelles technologies et plus réfractaire à la formation (Arrowsmith et McGoldrick, 1996 ; Warr et Pennington, 1993) ; cette disqualification de la personne âgée par rapport au jeune travailleur ne fait que confirmer combien la vieillesse, tout comme la jeunesse, est le fruit de constructions sociales et pas seulement une réalité humaine fondée sur des critères chronologiques objectifs. Cependant l’âge chronologique constitue bel et bien un marqueur de la perception de l’état de la vieillesse au travail, les débats législatifs sur le recul de l’âge de la retraite en sont la preuve.

17On retrouve ainsi, comme pour le cas des jeunes, le critère de l’âge comme frontière objective qui va faire basculer dans la catégorie des retraités des individus désormais exclus du marché du travail. Or l’âge de travailler et celui où l’on cesse d’être en activité ne sont pas définis de la même manière dans tous les contextes sociétaux. Cette frontière, pour mesurable qu’elle soit, est fluctuante et s’avère culturelle. C’est pourquoi Anne-Marie Guillemard (2010) avance le concept de « cultures de l’âge » pour démontrer comment certains modèles culturels engendrent plus que d’autres l’« âgisme » en matière d’emploi, en édifiant de multiples barrières chronologiques qui jouent comme éléments de dépréciation au travail et comme dates de péremption pour les groupes d’âge situés en deçà et au-delà des seuils fixés. « Elles débouchent logiquement sur des comportements systématiques de discrimination dans l’emploi à l’encontre des groupes d’âges concernés ». Ces cultures de l’âge découlent des effets normatifs et cognitifs de politiques sociales qui segmentent par l’âge les populations. Cependant, pour rendre ces frontières plus souples, on recourt parfois à des dispositifs de protection sociale et d’emploi pour stabiliser progressivement les comportements discriminants et maintenir une politique d’intégration des seniors sur le marché du travail. Là encore, selon les pays ou les catégories professionnelles, on constate une grande disparité dans la gestion du respect ou de la porosité de ces frontières, puisque le réseau des motifs, des justifications, des références culturelles varie selon les contextes socio-économiques et modèle les comportements des acteurs du monde du travail.

18L’intégration dans le marché du travail ou son exclusion apparaissent donc pour la vieillesse également comme un des grands principes organisateurs des frontières selon les âges. On retrouve aussi, mais de manière caricaturale et marginale, l’autre critère qui est celui de l’exercice de la citoyenneté. Yves Michaud, dans une émission de France Culture, « L’esprit public », du 4 juin 2006, pose la question d’une fin de la vie citoyenne : « Je pense que tôt ou tard il faudra envisager qu’il y ait un âge de la retraite du citoyen. ». Il justifie idéologiquement une telle frontière en considérant que le vieillissement de la population encourage des votes conservateurs, pour la sécurité, les hôpitaux, la santé. Dans Futuribles (2004), Hugues de Jouvenel remet en cause le principe d’égalité des voix entre citoyens pour introduire une « dose de discrimination favorable aux groupes d’âge les moins présents dans le corps électoral ».

19L’examen des frontières qu’une société instaure entre les âges s’avère ainsi un révélateur des peurs et des courants idéologiques qui la traversent. D’abord le tabou de la mort et l’évitement de cette expérience de la finitude caractérisent notre société actuelle (Montandon et Montandon, 1993) et la vieillesse fait l’objet d’un rejet, au profit du mythe d’une éternelle jeunesse. Ensuite, des frontières idéologiques et imaginaires s’ancrent dans les représentations sociales des personnes âgées, qui sont produites par ces processus de catégorisation et d’objectivation (Jodelet, 1989 ; Tajfel et Turner, 1986 ; David et Turner, 1999) inévitables par tout acteur social qui éprouve le besoin de structurer son environnement pour s’y repérer et s’inscrire lui-même comme appartenant à certains groupes. Or, non seulement ces frontières manifestent des attitudes âgistes d’exclusion en renforçant ainsi l’idée d’un culte social de la jeunesse, mais elles emprisonnent des individus dans la catégorie des « vieux » par une volonté d’homogénéiser le groupe des personnes âgées en niant leurs différences individuelles et en méconnaissant leur histoire singulière. Alison Chasteen (2005) postule cependant une perméabilité des frontières de l’âge : « les groupes sociaux basés sur l’âge sont particuliers en ce sens que leurs frontières sont perméables contrairement à ceux dont le critère est le sexe ou la culture. »

20Pour mieux comprendre les conditions dans lesquelles peut advenir cette reconfiguration des frontières dans une perspective intergénérationnelle, il me reste à donner la parole aux personnes âgées pour entendre ce qu’elles disent de leur vécu quotidien sur un plan interpersonnel au sein de la famille, de leur quartier, dans une historicité de la relation avec leurs voisins, leurs anciens collègues de travail, leurs amis. Ces témoignages (Montandon, à paraître) mettent en évidence une grande diversité de zones de contact, la permanence de liens ou, au contraire, l’expérience douloureuse des ruptures, selon le lieu d’où chacun ancre son récit.

Regards croisés sur les frontières du vieillir selon les lieux d’énonciation

21En avançant en âge, les individus font souvent l’expérience d’un changement de lieu, synonyme d’entrée dans une maison de retraite ou de foyer de résidence pour personnes âgées. Ce rapport à l’espace est tributaire de l’histoire des interactions avec autrui, qui s’accompagne d’une mémoire des lieux où s’enracinent repères stables et expériences de changement, de bouleversements profonds du vivre ensemble (Montandon, 2007). La manière dont chacun vit ce rapport au temps et se perçoit comme participant à ce changement ou au contraire comme subissant passivement ces transformations, met en évidence une tension paradoxale de l’expérience du vieillir (Puijalon et Argoud, 1999). Des entretiens menés auprès de personnes âgées confrontées aux bouleversements urbains et aux transformations de la socialité dans un vieux quartier de Vitry (Montandon, à paraître) permettent de dégager trois configurations paradigmatiques du rapport au vieillir :

  • selon qu’il est vécu comme déracinement et expérience douloureuse de l’éloignement à la fois temporel et spatial d’un passé désormais révolu ; le discours sur la désagrégation du quartier devenu méconnaissable fonctionne comme métaphore de sa propre mort et de la perte de tout lien social ;
  • selon qu’il réactive des épreuves de déracinement dans un contexte d’émigration, où le statut d’émigré pérennise et réitère l’aventure d’un nouvel enracinement des lieux habités ; vieillir, quand on a migré, rappelle le travail psychique incessant de construction identitaire qui s’élabore pour maintenir du lien et créer de nouveaux liens ;
  • selon que le maintien dans son domicile garantit pour les vétérans du quartier enracinement et continuité dans et malgré les changements, et ce grâce à une vie associative importante, du fait de ses appartenances religieuses ou professionnelles, d’un engagement militant ou d’un ancrage indéfectible dans un réseau de voisinage.
Aussi, dans cette approche phénoménologique du vécu de la personne âgée, « deux modalités peuvent être dégagées :
  • soit vieillir est vécu comme un processus dynamique et incessant de transformation dans son rapport à soi, aux autres et à son environnement. C’est ce qui caractérise le devenir de l’existence, dans le renouvellement inévitable des investissements psychiques ;
  • soit vieillir est vécu comme un état de retrait, de mort sociale, dans la mesure où la réduction de l’énergie pulsionnelle correspond à un désinvestissement progressif et à un rétrécissement des intérêts de son rapport au monde. » (Ibid.)
L’étude de ces trois configurations paradigmatiques permet de dégager deux modèles de frontières :
  • soit une frontière comme mur qui sépare les « vieux » des autres membres de la société en instaurant une différence de nature entre un « avant » et un « après » ; instrument de rejet et sentiment de rupture qui mobilisent un imaginaire de dégradation, de mort sociale, saut qualitatif dans lequel l’analogie entre espace habité et sentiment identitaire utilise le miroir grossissant des bouleversements urbains et sociétaux pour renforcer ce vécu de désolation et d’isolement ;
  • soit une frontière comme lieu de passage, comme zone de contact où les transformations progressives, indéniables certes mais acceptées et acceptables parce que plus lentes et imperceptibles, renvoient à des différences de degré ; frontières perméables qui préservent un sentiment de continuité et d’appartenance à une communauté.
Si les deux critères les plus significatifs retenus pour aborder les frontières des âges ont été l’exercice de la citoyenneté et le rapport au monde du travail, ce ne sont certes pas les seuls. Ce sont cependant ceux qui s’avèrent actuellement les plus discriminants.

Note

  • [1]
    En allemand, on distingue deux dénominations : celle de Staatbürgerschaft, qui renvoie à la souveraineté nationale, et celle de Bürgerschaftlichkeit, qui renvoie au droit de cité.
Français

La dénomination des âges, résultat d’un construit social, trace des frontières mobiles qui sont autant de marqueurs socioculturels. La frontière a un double statut : objectif et subjectif, externe et interne, elle est continuellement édifiée et reconstruite selon le contexte socio-historique et culturel et les interactions. C’est un mur ou un lieu de passage. Une série d’entretiens auprès de jeunes chômeurs en formation et auprès de personnes âgées confrontées aux bouleversements urbains montre que l’âge peut être vécu soit comme processus dynamique de transformation dans son rapport à soi, aux autres et à son environnement, soit comme processus d’exclusion et de mort sociale.

Mots-clés

  • perception de soi par autrui
  • exclusion
  • sentiment d’appartenance
  • reconnaissance sociale
  • construit social
  • frontière juridique

Références bibliographiques

  • Aebischer, V. et Oberlé, D., Le Groupe en psychologie sociale, Paris, Dunod, 2007.
  • En ligneArrowsmith, J. et McGoldrick, A. E., « HRM Services Practices : Flexibility, Quality and Employee Strategy », International Journal of Service Industry Management, vol. 7, no 3, 1996, p. 46-65.
  • En ligneBoudjemadi, V. et Gana, K., « L’âgisme : adaptation française d’une mesure et test d’un modèle structural des effets de l’empathie, l’orientation à la dominance sociale et le dogmatisme sur l’âgisme », Revue canadienne du vieillissement, n° 28, 2009, p. 371-389.
  • En ligneChasteen, A. L., « Seeing Eye-to-eye : Do Intergroup Biases Operate Similarly for Younger and Older Adults ? », International Journal of Aging and Human Development, no 61, 2005, p. 123-139.
  • En ligneDavid, B. et Turner, J. C., « Studies in Self-categorization and Minority Conversion : the Ingroup Minority in Intragroup and Intergroup Contexts », British Journal of Social Psychology, no 38, 1999, p. 115-134.
  • En ligneEllefsen, B. et Hamel, J., « Citoyenneté, jeunesse et exclusion. Lien social et politique à l’heure de la précarité », Lien social et politique, n° 43, 2000, p. 133-142.
  • Futuribles, La Dynamique des sociétés vieillissantes, rapport final, Paris, Futuribles, 2004.
  • En ligneGalland, O., « L’entrée dans la vie adulte en France. Bilan et perspectives sociologiques », Sociologie et sociétés, vol. XXVIII, no 1, 1996, p. 37-47.
  • Guillemard, A.-M., « Discrimination à l’encontre de l’âge dans l’emploi. Une perspective internationale », in Lagacé, M., Comprendre et changer le regard social sur le vieillissement, Québec, Presses de l’université Laval, 2010.
  • En ligneJodelet, D., Les Représentations sociales, Paris, Presses universitaires de France, 1989.
  • Maalouf, A., Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
  • Montandon, C. et Montandon, A., Savoir mourir, Paris, L’Harmattan, 1993.
  • Montandon, C., « L’habiter intergénérationnel. Lieux de vie, lieux de mémoire dans un quartier de Vitry-sur-Seine, le Port-à-l’Anglais », in Paquot, T., Lussault, M. et Younés, C., Habiter, le propre de l’humain, Paris, La Découverte, 2007, p. 332-352.
  • Montandon, C., « La fonction de l’autre : exemple d’évolution des représentations sociales d’une citoyenneté européenne et nationale et reconfiguration des frontières », in Delory-Momberger, C., Gebauer, G., Krüger-Potratz, M., Montandon, C. et Wulf, C. (dir.), La Citoyenneté européenne. Désirs d’Europe. Regards des marges, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 83-105.
  • Montandon, C., « Lieux d’énonciation et rapports au vieillir : entre rupture et continuité », in Membrado, M., Vieillir : des mots, les lieux, des actes, Toulouse, éditions Erès, à paraître.
  • Palmore, E., Branch, L. et Harris, D. K., Encyclopedia of Ageism, New York, Haworth Reference Press, 2005.
  • Puijalon, B. et Argoud, D., La Parole des vieux. Enjeux, analyse, pratique, Paris, Dunod, 1999.
  • Tajfel, H. et Turner, J. C., « The Social Identity Theory of Intergroup Behavior », in Worchel, S. et Austin, L. W. (dir.), Psychology of Intergroup Relations, Chicago, Nelson-Hal, 1986.
  • Warr, P. et Pennington, J., « Views About Age Discrimination and Older Workers », Institute of Personnel Management, Age and Employment, Londres, IPM, 1993, p. 75-105.
Christiane Montandon
Christine Montandon, agrégée de philosophie et docteur en psychologie, professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université Paris-Est Créteil Val de Marne, montre l’importance du rôle des rituels, du climat socioaffectif et de la dynamique des interactions dans la constitution des équipes au sein des communautés éducatives. Elle travaille à une épistémologie des dispositifs dans le secteur éducatif. Son dernier ouvrage s’intitule La Citoyenneté européenne. Désirs d’Europe Regards des marges (collectif, L’Harmattan, 2011).
Courriel : <montandon@u-pec.fr>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48316
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...