CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Publié en 1925, réédité en 1967 grâce aux soins de Georges Balandier et, dernièrement, en 2010 avec une préface de Bernard Lahire, La Barrière et le niveau occupe une place originale dans l’abondante littérature sociologique consacrée aux classes sociales. Son auteur, Edmond Goblot (1858-1935), professeur d’histoire de la philosophie et des sciences à l’université de Lyon, s’y propose d’examiner ce qu’il en est de la place des valeurs, du rôle des représentations, bref, de « l’esprit de classe » dans les clivages sociaux. Son « étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne » se situe dans le prolongement d’un premier article intitulé « Les classes de la société », donné en 1899 à la Revue d’économie politique. Elle est aussi à replacer dans son œuvre de logicien, principalement formée de son Traité de logique (1902) et de sa Logique des jugements de valeurs (1927). La singularité de cet apport au domaine d’études qui est aujourd’hui celui de la stratification sociale tient à ce que, passant outre aux indicateurs de revenus, de professions, de positions hiérarchiques, Goblot s’est attaché à mettre en évidence la part qui revient à la « mystique des jugements de valeur » dans le tracé des clivages sociaux.

2« Toute démarcation sociale est à la fois barrière et niveau. Il faut que la frontière soit un escarpement, mais qu’au-dessus de l’escarpement il y ait un plateau. Au-dedans d’elle-même, toute classe est égalitaire ; elle n’admet ni pentes ni sommets. » Dans cette description du paysage social, ce qui délimite et sépare fait figure de relief sculpté. Sur fond de société de castes, les frontières sont juridiquement marquées, comme au reste au sein des sociétés d’ordres cependant ouvertes à une certaine mobilité. Issue de mutations économiques, la class-divided society paraît n’en pas présenter qui ne soient poreuses, voire totalement perméables. En fait, nous prévient d’emblée Goblot, « [l]a démarcation d’une classe est aussi nette que celle d’une caste ; seulement elle est franchissable. Elle ne s’efface point du fait qu’on la franchit ». C’est à en administrer la preuve qu’il s’emploie au fil de chapitres où sont passés en revue les critères susceptibles de différencier les classes. La richesse ? Elle ne peut y suffire : les classes sociales ne coïncident pas avec les degrés de fortune, la bourgeoisie moderne ne se confond pas avec la classe possédante. Les professions ? Comme les revenus, ces dernières rangent mais ne classent pas. Ces deux échelles sont l’une et l’autre continues, mais coupées en deux par la démarcation des classes. « Au-dessus de cette démarcation, on admet une sorte d’équivalence entre les professions les plus disparates, et une égalité de communauté de classes là où il y a inégalité de rangs. C’est le niveau. […] La classe bourgeoise se défend contre les intrus, leur oppose une barrière subtilement compliquée, constamment entretenue et réparée, afin que tous ceux qui l’ont franchie se trouvent sur le même niveau. »

3À cette reconduction de l’obstacle et du palier concourent : la mode vestimentaire, avec la fonction distinctive et l’uniformité du costume ; la morale (« Faites comme tout le monde ! Voilà le niveau. Ne soyez pas commun ! Voilà la barrière. ») ; l’éducation intellectuelle, avec le baccalauréat, à la fois barrière et niveau ; la culture esthétique, fermée aux vulgaires, accessible aux seuls initiés, la bourgeoisie, en quête de nouveautés afin de se démarquer, étant « venue à l’art pour s’en faire une barrière ». Résultant de cette logique sociale régie par les lois de l’imitation que Gabriel Tarde a énoncées (sans être ici explicitement cité), un drame se joue dans les zones frontalières où les écarts sont les plus menus, et où s’avivent d’autant le besoin de considération, le souci de distinction et la volonté d’être jugé supérieur. Il a pour trame la hantise permanente d’un déclassement ou la honte d’être tenu pour un parvenu : « Comme les habitants des “marches” accusent davantage, de part et d’autre de la frontière […], les traits de nationalité qui les distinguent, ainsi les plus voisins de la frontière des classes sont ceux qui la maintiennent le mieux. Les uns s’appliquent à marquer qu’ils sont au-dessus de la limite ; les autres, par l’effort qu’ils font pour la franchir, signalent involontairement qu’ils sont en dessous. »

4Sans doute certains indicateurs d’appartenance sociale mentionnés en 1925 ont-ils perdu leur caractère discriminant. Mais l’analyse du rôle des opinions, des illusions, des apparences dans le fonctionnement social conserve tout son intérêt socio-anthropologique : la différenciation sociale est affaire de jugements de valeurs ; la réalité des classes réside dans les représentations que l’on s’en forme ; ce sont les apparences qui fascinent et, rien n’étant plus apparent que la richesse, celle-ci produit « une sorte de grossissement de la personnalité : ce sont les yeux d’autrui qui nous ruinent ». Si l’on retient l’affirmation de Goblot selon laquelle « [p]our qu’une société se scinde en classes, il faut que quelque chose d’artificiel ou de factice remplace les rampes continues par des marches d’escalier, c’est-à-dire crée un ou des obstacles difficiles à franchir et mette sur le même plan ceux qui les ont franchis » (fonction qu’il assignait au baccalauréat), il reste cependant à voir comment s’opère aujourd’hui, au sein d’une « société des individus » à idéologie égalitaire, le renouvellement des artifices auxquels les lignes de démarcation sociale sont toujours ordonnées.

Références bibliographiques

  • Goblot, E., « Les classes de la société », Revue d’économie politique, vol. 13, 1899, p. 30-60.
  • Goblot, E., Traité de logique, Paris, Armand Colin, 1902.
  • Goblot, E., La Barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », préface de Bernard Lahire, 2010 [1e éd., Paris, Félix Alcan, 1925].
  • Goblot, E., La Logique des jugements de valeur, Paris, Armand Colin, 1927.
Bernard Valade
Bernard Valade, est professeur émérite à la Sorbonne (Université Paris Descartes) et président du comité de l’Année sociologique.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48313
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