CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La psychanalyse peut sembler sur le déclin. De plus en plus critiquée, mal comprise, déformée ou délaissée, elle évoquerait plutôt le Titanic que la Raison triomphant des ténèbres. Pourtant, au sein même de cette crise, qui résulte à la fois de réelles difficultés internes et d’une hostilité diffuse de l’époque à la complexité du psychisme, des ressources inédites et vives se sont constituées, principalement autour de la personne, et surtout de l’œuvre, d’André Green. Sa disparition le 22 janvier 2012 ne laisse plus désormais que ses livres, essentiels et divers, à ceux qui veulent encore comprendre quelque chose à Freud, à cette étrangeté dénommée inconscient, et à ce qui peut en advenir.

2« La psychanalyse ne peut plus avancer dans sa réflexion si elle ne procède pas à une recherche sur la naissance et l’évolution des concepts qui sont les siens et sur leurs relations aux autres savoirs contemporains » m’avait-il dit, en 2003, dans un entretien réalisé pour Le Monde. En une seule phrase, se trouvent ici rassemblées les principales lignes de force qui sous-tendent son travail : le constat d’un moment d’arrêt dans l’élaboration théorique, la volonté de trouver comment poursuivre, la conviction que l’issue se trouve dans les ressources qu’offrent la genèse et le devenir des concepts de Freud – mais aussi de ceux de Winnicott, ou de Bion, entre autres – sans oublier la détermination durable et multiforme de poursuivre des dialogues avec les sciences, qu’elles soient dures ou non.

3Car, plutôt que de donner des leçons, André Green aimait apprendre, découvrir, arpenter des champs nouveaux, et finalement rapprocher de la pratique psychanalytique et des concepts qu’elle génère les théories les plus apparemment diverses, qu’elles soient issues de la linguistique, des neurosciences, de l’anthropologie, de la philosophie ou de l’histoire. Combien de fois, au fil d’une amitié qui dura plus de vingt ans, l’ai-je vu s’enthousiasmer de telle ou telle nouvelle lecture ou s’interroger sur la fécondité de telle analyse récente. Ce désir de savoir s’accompagnait immanquablement d’une volonté créatrice : ce qu’André Green découvrait, il le mettait aussitôt à l’épreuve de sa relation possible à la psychanalyse – non pas pour le plier, le soumettre à son savoir, mais au contraire pour tenter d’en tirer de quoi avancer.

4Cette ouverture d’esprit et cette curiosité insatiable qui étaient siennes, il s’attendait toujours à les trouver chez les autres, et s’agaçait que ce ne fût pas le cas. Rien ne le dépitait autant que l’arrogance ignorante et le mépris sûr de soi de ceux qui n’ont rien lu, ou rien compris. Comme les réalités du psychisme font de plus en plus fréquemment l’objet de cette suffisante ignare, il lui arrivait aussi de s’en irriter plus qu’à son tour. Jamais pourtant il ne se résignait à voir la psychanalyse sombrer, car il savait que réside en elle non seulement un corpus théorique mais un processus d’émancipation. Au bout du chemin, une liberté, même si le périple est long et difficile. Le sien l’avait sans doute été, même s’il n’en parlait que peu et rarement. Il avait commencé en Égypte, où il passa sa jeunesse, faisant ses études au lycée français du Caire. Il vint vivre à Paris à 19 ans, en 1946, pour faire médecine, et l’internat de psychiatrie en 1953. C’est à l’hôpital Sainte-Anne qu’il travailla d’abord avec Henry Ey, puis avec Jacques Lacan, dont il s’est retrouvé proche au cours des années 1960. Il se sépara de lui en 1967, à partir de désaccords théoriques autant que de divergences concernant la cure, notamment la durée des séances.

5C’est en compagnie de Winnicott et de Bion – qu’il contribua aussi à faire connaître en France – que se poursuivit son périple intellectuel, dont plus d’une trentaine de livres indique les jalons. Faute de pouvoir tous les évoquer, il est possible d’en rappeler au moins quelques thèmes et lignes de force, parmi les principaux. Ainsi, la question des limites constitue un fil directeur essentiel de l’œuvre d’André Green. On le discerne d’abord dans son intérêt clinique pour les « états-limites », entre névrose et psychose, qu’il a explorés notamment avec L’Enfant de ça. Pour introduire une psychose blanche, en collaboration avec Jean-Luc Donnet (Paris, éditions de Minuit, 1973) ou avec La Folie privée. Psychanalyse des cas-limites [Paris, éditions de Minuit, 1990] (Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003). On retrouve encore la question des limites dans la réflexion sur les pouvoirs thérapeutiques de la psychanalyse. Loin de tout triomphalisme, Green n’a cessé d’insister, avec lucidité, sur les difficultés et les échecs de la psychanalyse – en particulier dans Illusions et désillusions du travail psychanalytique (Paris, Odile Jacob, 2010). Jamais, toutefois, sa conscience d’une crise ne l’empêchait de tracer des perspectives d’avenir.

6Un autre apport capital de sa pensée est la mise en lumière du travail du négatif dans la vie psychique. Entamée sur des études de cas individuels avec Narcissisme de vie. Narcissisme de mort (Paris, éditions de Minuit, 1983), sa réflexion sur le négatif s’est poursuivie notamment avec Le Travail du négatif (Paris, éditions de Minuit, 1993). « La psychanalyse, disait-il, ne peut se passer du concept de négatif, et doit en particulier prendre en compte, au sein du négatif, son aspect radical, qui conduit à la destruction de la psyché chez des individus qui détruisent l’interdit au prix de se détruire eux-mêmes. » Pour explorer l’extension de cette destructivité à la sphère de la culture, André Green avait accepté de rédiger, pour une collection que je dirigeais alors, le livre intitulé Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? [Paris, Panama, 2007] (Paris, Ithaque, 2010).

7Si un dernier fil rassemble la multiplicité des aspects de son travail, c’est la volonté permanente d’élaborer les modalités spécifiques d’« un mode de pensée psychanalytique qui se distingue très nettement de notre fonctionnement intellectuel quotidien ». Cerner les caractéristiques de la vie psychique, la singularité de ses rapports à la causalité, au temps, aux affects, au discours vivant, constitue la tâche constante à laquelle André Green s’est consacré. C’est pour l’accomplir qu’il a forgé des notions nouvelles, par exemple celle de « temps éclaté », temporalité mise en jeu par la vie psychique, complexe, non linéaire, marquée à la fois par l’après-coup et le fait que, selon la formule de Freud, « l’inconscient ignore le temps ». On lui doit encore, entre autres, la notion de « tiercéité », qui trouve chez Green un usage plus étendu que chez Charles Sanders Peirce, puisqu’elle lui sert à rassembler les structures à trois termes qui se révèlent essentielles : Œdipe, appareil psychique, organisation du dicible.

8Sans doute faudrait-il mentionner, dans une évocation moins succincte, le rôle institutionnel d’André Green au sein des instances françaises et internationales du mouvement psychanalytique, son travail d’enseignant, d’éveilleur, de formateur, ses amitiés fortes et solides, et quelques-unes de ses inimitiés qui ne l’étaient pas moins. Toutefois, pour indiquer simplement l’essentiel, il suffirait de dire qu’il demeure, à mes yeux du moins, comme un psychanalyste de la Renaissance.

9Certes, il n’y eut aucun disciple de Freud contemporain d’Érasme ou de Léonard. Mais c’est bien à ces grands humanistes qu’en fin de compte André Green fait songer. On trouve chez lui leurs traits familiers : appétit de savoir, sens de l’exploration intellectuelle, goût des dialogues, des découvertes et des polémiques. Et cette volonté inébranlable d’avancer dans la compréhension de l’humaine énigme. Mais ce nouvel humaniste avait lu Freud, et savait en tenir compte. Il s’y est employé avec un sens très aigu de la pédagogie comme de la rigueur intellectuelle.

10C’est ce qui pourrait faire de lui un psychanalyste de la renaissance en un autre sens – celui d’une possible renaissance de la psychanalyse, d’un point de vue aussi bien théorique que pratique, par-delà les crises, les captations, les impostures et les impasses qu’elle a connues ces dernières décennies. L’œuvre d’André Green n’a pas, me semble-t-il, d’autre horizon.

Roger-Pol Droit
Roger-Pol Droit est chercheur au CNRS (centre Jean Pépin, Histoire des doctrines de l’Antiquité) et enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris. Auteur de nombreux ouvrages, il a récemment publié, en collaboration avec Monique Atlan, Humain. Une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies (Flammarion, 2012).
Courriel : <rpdroit@gmail.com>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48348
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