Disséminations de l’imaginaire scientifique et mutations de l’espace public
1La notion d’expérimentation est employée aujourd’hui pour décrire des activités de nature hétérogène. Il n’est ainsi pas rare d’entendre parler d’« expérimentation politique » (Lazzarato, 2009 ; Nicolas-Le Strat, 2009), d’« expérimentation sociale [1] » ou juridique (Crouzatier-Durand, 2004), ou encore d’« expérimentation artistique » (During et alii, 2009). Cet usage métaphorique de la notion – initialement rattachée au domaine des sciences expérimentales – n’est pas neuf puisque, dans le domaine de l’art au moins, le qualificatif d’« expérimental » est employé pour qualifier des œuvres dès les avant-gardes des années 1920 (Ibid.). En revanche, l’extension progressive de la métaphore de l’expérimentation à des domaines aussi divers que le militantisme, l’activité législative ou l’action publique n’est pas anodine. D’abord, parce qu’elle semble témoigner de la fascination et du pouvoir croissant d’attraction exercés par le modèle de la pratique scientifique – fascination et pouvoir d’attraction qui conduisent à interpréter et à normer toujours plus d’activités sociales à l’aune des sciences expérimentales. Ensuite, parce que cette extension, en adossant des activités sociopolitiques pourtant très différentes à un même modèle, renforce la proximité entre ces activités et l’expérimentation scientifique d’une part, et entre ces activités elles-mêmes d’autre part. À la fois symptôme et opérateur des mutations de notre « système conceptuel » (Lakoff et Johnson, 1985) et de la « culture civique » dans laquelle sont ancrées les perceptions politiques (Dahlgren, 2003), la métaphore de l’expérimentation est ainsi un site privilégié des transformations du politique. Elle suggère un glissement vers une conception de la politique en tant que politique expérimentale. Afin d’esquisser quelques pistes d’appréhension de ces transformations, après une présentation de quelques usages contemporains de la métaphore expérimentale, je présenterai les enjeux politiques qui émergent avec elle, et affectent les évolutions de l’espace public.
Dissémination de la métaphore de l’expérimentation
2Selon le Dictionnaire historique de la langue française (Rey, 2006), les termes « expérimenter » et « expérience » apparaissent dès la fin du xiiie siècle. Le verbe « expérimenter » est un emprunt au latin experiri (faire l’essai de). La notion d’expérience trouve quant à elle son origine dans une double étymologie : experientia (épreuve, essai, tentative, mais aussi connaissance acquise de la pratique) et experimentum (provocation d’un phénomène afin de l’étudier). À l’origine, « expérience » et « expérimenter » sont employés principalement en philosophie, afin de décrire des épreuves et des procédures d’enrichissement de la connaissance. Mais à partir du xviie siècle et de la révolution scientifique, l’« expérience » sera de plus en plus étroitement associée au domaine des sciences, où elle trouve un sens proche d’experimentum – intervention et démonstration – comme l’a montré Christian Licoppe (1996). À partir du xixe siècle, cette influence lexicale du champ scientifique sur la notion d’expérience est attestée par la formation de dérivés (« expérimentation », « expérimentateur ») au sein du milieu scientifique. Certes, bien que l’histoire du terme « expérience » et de ses dérivés soit profondément marquée par des usages scientifiques, le terme a aussi été employé en d’autres espaces et avec d’autres implicites : des expressions comme « avoir de l’expérience », « être expérimenté », renvoient par exemple aux connaissances acquises au cours d’une biographie individuelle sans référence directe au champ scientifique. Cependant, les pages qui suivent défendent l’idée selon laquelle une proportion croissante des usages de la notion d’expérimentation fait référence à la signification scientifique du terme. Ces usages charrient alors un sens scientifique et donnent à « l’expérimentation » ou à « l’expérience » valeur de métaphore.
3La dissémination de cette métaphore est aujourd’hui un phénomène remarquable, tant les notions d’expérience et d’expérimentation sont utilisées dans des domaines différents. Pour en illustrer les circulations, on peut évoquer trois situations dans lesquelles la notion d’expérimentation est associée à des activités sociales. On la trouve tout d’abord dans le domaine de la politique institutionnelle, avec la notion d’« expérimentation juridique ». En droit public, elle consiste à mettre à l’épreuve des réglementations dans un espace et un temps définis. Les lois « expérimentales » présentent ainsi la double particularité de n’être pas valables pour l’ensemble des personnes résidant sur le territoire national et de l’être seulement pour une période donnée, à l’issue de laquelle elles peuvent être abandonnées, étendues au territoire national ou modifiées (Crouzatier-Durand, 2004). Comme le rappelle Géraldine Chavrier (2004), l’expérimentation juridique fait explicitement référence à la pratique scientifique, puisqu’en 1996 le Conseil d’État abordait déjà la question dans les termes d’une transposition au droit de cette méthode scientifique. Ici, l’usage métaphorique de la notion d’expérimentation est donc clairement thématisé. Jacques Chevallier (1993), dans un état des lieux de l’expérimentation juridique en France, a montré qu’elle constitue un outil de gouvernement en conflit avec la conception traditionnelle de la loi. Avec l’expérimentation, la loi devient une pratique réversible.
4Dans le milieu des pratiques militantes, on retrouve la notion d’expérimentation, associée cette fois à un mode d’intervention et de réappropriation de l’espace public, mais aussi à un idéal pratique de la politique. Comme le rappellent Laurence Allard et Olivier Blondeau (2007), l’expérimentation est revendiquée en tant que pratique politique alternative lors des rendez-vous altermondialistes, qui voient se monter des « lieux de rencontre et d’expérimentation des pratiques politiques alternatives », notamment dans le cas du hacking. Cette conception militante de l’expérimentation a été décrite par Pascal Nicolas-Le Strat (2009b) comme une forme d’engagement critique dont la spécificité est de se définir non pas de manière systématiquement oppositionnelle, mais dans un geste de réappropriation des situations dont la signification sociale est interrogée, et en même temps comme une pratique d’innovation politique. Par leurs pratiques, les hackers se réapproprient des formes techniques auxquelles ils attribuent de nouvelles normes politiques. La métaphore expérimentale définit ici une pratique d’investissement d’une infrastructure technique et de redéfinition de ses usages et de ses normes, afin d’élaborer de nouvelles formes politiques.
5On peut enfin citer un troisième usage de la métaphore expérimentale, cette fois-ci en un sens à peine dérivé de sa signification initiale, au confluent de la recherche-action et de l’action publique, dans un cadre plus restreint que pour les précédents, mais avec un succès institutionnel et médiatique indéniable. L’économiste Esther Duflo défend une approche expérimentale de la lutte contre la pauvreté (2009). Selon cette approche, la pauvreté doit être combattue par la mise en place d’expériences variées dont les résultats sont évalués et comparés. Protocole de recherche à visée pragmatique, l’expérimentation économique se trouve ainsi à mi-chemin entre les conceptions institutionnelle et militante de la notion et se distingue par sa dimension pragmatique et collaborative. Le terme y fait directement référence aux sciences expérimentales, puisqu’il qualifie un courant de recherche d’une science humaine, l’économie.
Métaphorisation du social
6Expérimentation juridique, expérimentation militante, expérimentation économique : les trois situations mobilisent le terme « expérimental » et le champ sémantique de l’expérience de façon très différente. Néanmoins, dans ces trois situations, la notion d’expérimentation offre à la fois un modèle et une norme à des activités sociopolitiques (législative, militante et de recherche-action). Elle décrit des pratiques tout en attribuant implicitement des préférences normatives aux acteurs – conséquence de la métaphorisation du monde social à l’aune des sciences. Ainsi ces trois cas rendent-ils saillants les effets et les caractéristiques de l’usage métaphorique de la notion d’expérimentation.
7Quelles sont les implications du recours à cette image ? George Lakoff a montré l’importance des métaphores dans la structuration conceptuelle et perceptuelle du monde social, ce que lui et Mark Johnson désignent sous le nom de « système conceptuel » (Lakoff et Johnson, 1985). Le recours aux usages métaphoriques participe de la construction de la conception que les acteurs sociaux se font de leurs activités. Par exemple, le recours filé à des métaphores guerrières pour décrire les pratiques de discussion associe guerre et discussion (« la discussion, c’est la guerre »). La métaphore guerrière conditionne ainsi notre engagement pratique, individuel et collectif dans la pratique de la discussion (Ibid.). Dans le même ordre d’idées, décrire des activités sociopolitiques comme « expérimentales » revient donc à les associer discursivement et cognitivement à une forme spécifique de production de connaissances : les sciences expérimentales. Le recours à la notion d’expérimentation comme élément explicatif revient à appliquer à ces diverses activités sociopolitiques une grille d’interprétation, ou modèle normatif, qui est celui des sciences et techniques expérimentales. Un travail de « métaphorisation » du monde social est ainsi réalisé, à l’aune de l’expérimentation : la métaphore de l’expérimentation est un outil privilégié pour rendre compte de la réalité sociale.
8En ce sens, celle-ci est porteuse d’une certaine compréhension du monde et des activités sociopolitiques. Elle contribue à informer les conceptions de l’espace public en tant que lieu théorique et pratique de discussion et de prise de décision collective. Le recours à la métaphore expérimentale crée une homogénéité entre les activités qu’elle qualifie et modifie les normes politiques dont elles sont porteuses. Afin de préciser la spécificité des effets de cette métaphorisation du social, il semble alors nécessaire d’identifier les aspects qui distinguent les activités rendues analogues à des expériences d’autres activités sociopolitiques. Quel est alors le rapport entre l’expérimentation juridique, l’expérimentation en milieu militant, l’approche expérimentale de la lutte contre la pauvreté et en quoi ces trois conceptions se détachent-elles simultanément des pratiques politiques traditionnelles ?
Mutations des conceptions de l’espace public
9Malgré leurs multiples différences, ces trois situations partagent certaines caractéristiques qui sont liées à l’emploi de la métaphore expérimentale. Et en particulier, en tant qu’elles concernent des pratiques sociopolitiques, elles donnent à voir des conceptions communes de la pratique politique, qui les distinguent des conceptions « classiques » (c’est-à-dire non définies par l’expérimentation) du politique propre aux démocraties parlementaires et représentatives. Elles témoignent ainsi d’un glissement des conceptions de l’espace public sous l’influence du modèle expérimental.
10Le premier point commun concerne la conception du débat public et l’éthique de la discussion à l’œuvre dans ces exemples. La discussion politique repose traditionnellement sur l’exercice d’un débat public collectif territorialisé et procéduralisé, soit à travers des représentants du peuple – comme c’est le cas de la démocratie représentative – soit à travers un exercice direct de la démocratie (modèle de l’agora poursuivi par de nombreux tenants de la démocratie participative). Or, dans aucun des cas susmentionnés le débat public n’est pensé sur ce modèle. Au contraire même, si l’on y trouve une conception commune de la politique, celle-ci propose une conception de la discussion atomisée, entre des communautés isolées les unes des autres. Les hackers décrits par Allard et Blondeau se retranchent dans un espace qu’ils veulent autonome – le « media lab » – afin d’y élaborer des innovations technico-politiques. Leur intervention n’est pas pensée sur le mode de la mise en relation entre des opinions contradictoires dans un même espace, mais plutôt sur celui d’une autonomisation vis-à-vis de l’espace politique commun. L’expérimentation juridique s’émancipe elle aussi de la vision traditionnelle du droit public, puisqu’elle s’appuie sur l’autonomisation d’un espace à travers lequel est mise à l’épreuve une pratique – et c’est également le cas de l’économie expérimentale. Dans ces trois situations, l’éthique de la discussion diffère des pratiques traditionnelles : c’est moins la production de l’accord ou du consensus à travers le débat dans un espace public commun qui est visée que la mise au point de pratiques innovantes répondant à des situations problématiques.
11Un second point unit les exemples cités ci-dessus : la conception du procès de décision dans l’espace public. Dans chacun des exemples évoqués, des acteurs sociaux entendent influer sur la réalité sociale. Mais cette influence n’est pas pensée comme la mise en place d’un procès de consentement à une décision irréversible – ce qui est le cas de la production de décision dans la démocratie parlementaire. La notion d’expérimentation insiste plutôt sur le fait qu’il y a intervention sur le réel, transformation du monde social, mais, en principe, pas de façon irréversible [2]. Ni les expériences économiques de Duflo, ni les pratiques militantes, ni a fortiori l’expérimentation juridique ne revendiquent la formation de décision – dans une perspective similaire, Yannick Barthe (2006) a décrit l’élaboration d’un « pouvoir d’indécision ». Au contraire, les acteurs poursuivent la mise au point de processus d’« enquête-performance » toujours susceptibles d’être remaniés, repris, reformulés. Les décisions « tranchées » laissent ainsi place à des processus d’enquête ouverts.
12Autonomisation des espaces de discussion, processus d’enquête se substituant aux processus de décision : voici certaines des caractéristiques nouvelles des pratiques sociopolitiques qualifiées d’expérimentales. Ces caractéristiques témoignent et insistent sur le rapprochement entre sphère de l’activité sociopolitique et sphère de recherche : l’atomisation des espaces de discussion comme l’ouverture des procès de controverse ont été observées au sein du champ scientifique par la sociologie des sciences. De ce fait, comme l’évocation rapide de ces cas le suggère, l’ancrage imaginaire des pratiques politiques tel qu’il est qualifié par la métaphore expérimentale diffère de l’ancrage traditionnel des politiques parlementaires. Ici, la métaphore expérimentale contraint autant qu’elle qualifie des évolutions.
Vers une politique expérimentale ?
13De nombreuses théories, dans le champ des études sur la science, dénoncent l’extension du laboratoire à l’échelle de la planète et le fait que tout un chacun devienne contre son gré cobaye des expériences de la technoscience (Krohn et Weingart, 1987 ; Krohn et Weyer, 1994 ; Latour, 2001). Ces travaux mettent en évidence l’importance centrale de la « gestion expérimentale de la société » du fait du rôle omniprésent des sciences dans les sociétés contemporaines (Bensaude-Vincent, 2009). Mais l’attention à la dissémination de la métaphore expérimentale suggère que la dimension expérimentale de la gestion de la société n’est pas cantonnée aux questions sociotechniques, si étendues soient-elles. Le succès de la métaphore indique qu’au-delà des problématiques scientifiques et techniques telles que le nucléaire, les organismes génétiquement modifiés ou les nanotechnologies, c’est l’ensemble de la culture civique et des conceptions de l’espace public qui sont concernés par une vision expérimentale du politique. Par conséquent, loin d’être réduit à la condition de cobaye, le citoyen contemporain se trouve confronté à une nouvelle culture politique, celle de l’expérimentation, qui offre les moyens de l’émancipation comme ceux de l’asservissement. Dès lors, la question reste en suspens de savoir quelle appropriation et quels usages seront faits de cette culture.
Notes
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[1]
Voir par exemple le site gouvernemental, <www.experimentationsociale.fr>, sur lequel on peut lire que « l’expérimentation est une innovation de politique sociale initiée dans un premier temps à une échelle limitée, compte tenu des incertitudes existantes sur ses effets, et mise en œuvre dans des conditions qui permettent d’en évaluer les effets dans l’optique d’une généralisation ».
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[2]
La notion d’irréversibilité des décisions a beaucoup été discutée par Michel Callon et Yannick Barthe (Callon et Barthe, 2005).