CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien [...] ce à partir de quoi quelque chose commence à être (sein Wesen beginnt). » Ces mots de Martin Heidegger (1958) résonnent profondément avec les pratiques des artistes contemporains qui, voyant dans le musée une sorte de prison, un tombeau dans lequel les œuvres perdraient vie et sens, choisissent d’enjamber les limites physiques de ces lieux institutionnels mortifères pour s’exprimer dans l’espace urbain, aux yeux d’un public élargi. Au-delà des murs des musées (comme d’ailleurs des ateliers), semble ainsi s’ouvrir un territoire encore inexploré, qui répond à la quête de renouvellement des artistes pour lesquels « faire le mur » – c’est-à-dire s’échapper, se libérer d’une tutelle étouffante – est bien synonyme d’un commencement d’existence. Parmi les plasticiens qui transgressent ces frontières matérielles pour œuvrer dans l’espace urbain, tous ne travaillent pas dans l’illégalité, mais certains outrepassent bel et bien des interdits en s’appropriant les murs de la ville sur lesquels la loi défend d’afficher ou de tracer des signes sans autorisation [1]. Aux parois sans histoire, sans aspérités, sans âme du White cube (O’Doherty, 2008), les plasticiens préfèrent ainsi les murs plus ou moins délabrés, déjà couverts de signes, usés par le temps et la pollution, etc. Que nous apprennent donc ces créations illicites sur le mur ? Comment les artistes font-ils « parler » les murs ? Leurs œuvres apparaissent-elles comme des tentatives pour nier le mur, le détruire ou le révéler ? C’est à partir d’un certain nombre d’œuvres choisies dans cette forme d’art « hors-les-murs » et « hors-la-loi » que nous proposons de répondre à ces questions et d’interroger murs et frontières...

Faire le mur : Éloge de la fuite

2Sorti des enclos que sont le musée et l’atelier, l’artiste pourrait apparaître comme un « fuyard », un individu qui manifeste peut-être une certaine couardise en refusant de combattre dans le milieu de l’art et de ses institutions. Fuir le monde de l’art pour l’espace urbain revient cependant à se heurter à de nouvelles contraintes et à toutes sortes de dangers, si bien que la fuite devient ici un acte courageux et audacieux. On retrouve ce point de vue à travers une série de collages de Gil Bensmana justement intitulée Éloge de la fuite, en référence à l’ouvrage éponyme d’Henri Laborit (1985) dont l’artiste reprend un passage [2] :

3

Tant que mes jambes me permettent de fuir, tant que mes bras me permettent de combattre, tant que l’expérience que j’ai du monde me permet de savoir ce que je peux désirer, nulle crainte : je puis agir. Mais lorsque le monde des hommes me contraint à observer ses lois, lorsque mes mains et mes jambes se trouvent emprisonnées dans les fers implacables des préjugés, alors je frissonne, je gémis et je pleure. Espace je t’ai perdu et je rentre en moi-même. Je m’enferme au faîte de mon clocher où, la tête dans les nuages, je fabrique l’art, la science et la folie.

Gil Bensmana, Éloge de la fuite par tentatives successives (Tentative # 1), Paris, à partir de 2006

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Gil Bensmana, Éloge de la fuite par tentatives successives (Tentative # 1), Paris, à partir de 2006

4Comme Henri Laborit, Gil Bensmana cherche à fuir tant que cela lui est possible et à éprouver les contraintes et les lois inhérentes à l’espace urbain qui empêcheront inexorablement sa fugue et l’obligeront (momentanément) à se replier. La série Éloge de la fuite (ou Éloge de la fuite par tentatives successives) montre ainsi l’image d’un homme nu (l’artiste lui-même comme dans la majorité de ses affichages) un peu plus grand que nature, en train de courir et plus précisément, comme l’indique le titre, de fuir. Ces clichés qui décomposent le mouvement de la course font penser aux chronophotographies d’Eadweard Muybridge et Étienne-Jules Marey, mais le visage expressif du modèle (fuyard) et la mise en situation des images de Gil Bensmana donnent à ses clichés un aspect plus inquiétant. La condition de cet homme a, en effet, quelque chose d’effrayant mais aussi de touchant car il semble bien vulnérable. Et l’on peut se demander comment il est en arrivé à se sauver nu et pourquoi il court avec cette attitude d’homme traqué : est-ce un fou en cavale ? Un individu poursuivi par un ennemi malintentionné ?

5Gil Bensmana, cependant, ne se contente pas de représenter la fuite en image, puisqu’il se met (une seconde fois en quelque sorte) dans la position du fuyard, en allant coller ses photographies sur les murs de Paris. En s’« exposant » à ciel ouvert, il devient un individu pourchassé et se voit interrompu par la police (Tentatives # 1 et # 8), des gardiens de sécurité (Tentative # 3) ou les services de nettoyage (Tentative # 2) qui stoppent la fuite mais la rendent aussi plus véridique. Lorsqu’il n’est pas arrêté en pleine action, l’artiste se heurte nécessairement à la fuite du temps qui agit sur les collages : insérés dans l’espace urbain, les créations de Gil Bensmana ne peuvent perdurer plus de quelques jours, quelques semaines tout au plus, avant d’être recouvertes, effacées, arrachées, etc. Le plasticien apparaît alors tel un véritable Sisyphe [3], qui s’acharne de manière presqu’absurde à tenter de coller les images de la fuite, tout en sachant qu’elles sont aussi fugaces que le fugitif lui-même, vouées à disparaître, emportées dans le flux urbain.

Puissance imaginatrice du mur

6Grand explorateur des parois tachées ou craquelées qu’il photographiait sans relâche, Brassaï remarquait que « [la complicité du mur] offre aussi une structure on ne peut plus propice à mettre en branle l’imagination. »

Déjà, ajoute le photographe, Léonard de Vinci signalait les vertus maïeutiques du mur : « Dans tels barbouillages on voit de bizarres inventions, je veux dire que celui qui voudra regarder attentivement cette tache y verra des têtes humaines, divers animaux, une bataille, les rochers, la mer, des nuages, autre chose encore : c’est le tintement de la cloche qui fait entendre ce qu’on s’imagine. » La matière du mur s’anime de sa vie propre. Ses lézardes, ses zébrures, ses moisissures suscitent des ressemblances dont la découverte fortuite a toujours aidé l’homme à se révéler lui-même [4].
(Brassaï, 1993)
Brassaï rend ici hommage à Léonard de Vinci, comme il le fait en photographiant les parois abîmées sur lesquelles se devinent des formes féériques. Ces clichés apparaissent tels des prélèvements de fragments de murs que l’artiste a regardés sans les toucher, sans rien ajouter à ce réel dans lequel il prélève et découpe grâce à l’appareil photographique. Désormais, un certain nombre de plasticiens choisissent pour leur part d’intervenir à même les murs effrités, salis, lézardés, pour tenter de partager leur manière de déceler sur ces supports tout un monde fabuleux et inviter, comme Léonard de Vinci et Brassaï, à entreprendre des voyages extraordinaires au creux de ce qui nous est le plus familier. Véritable star du street art, Banksy travaille ainsi à la surface des murs et joue parfois avec les parties délabrées autour desquelles il ajoute des éléments textuels ou figuratifs qui permettent de voir dans ces aspérités des animaux ou des monstres.

Banksy, Hunters

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Banksy, Hunters

7Charles Simonds choisit quant à lui d’imaginer qu’il existe, à l’intérieur des lézardes, dans la profondeur des parois, des peuplades minuscules et nomades : celles des « Little People » auxquelles l’artiste donne vie en 1970 en inventant une véritable mythologie les concernant [5] et, bien sûr, en intervenant au creux des murs pour construire les habitations miniatures qui, comme la cage dessinée par l’aviateur du Petit Prince, incitent à se prêter au jeu d’une rêverie poétique. À peine visibles, les réalisations de Charles Simonds donnent alors accès à tout un univers fantasmagorique niché dans le réel, preuve, pour reprendre les termes de Gaston Bachelard, que « le minuscule, porte étroite s’il en est, ouvre un monde. Le détail d’une chose peut être le signe d’un monde nouveau, d’un monde qui, comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur. La miniature est un des gîtes de la grandeur [6]. » (Bachelard, 2004)

Charles Simonds, Dwellings, East Houston Street, New York, 1972

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Charles Simonds, Dwellings, East Houston Street, New York, 1972

8Les photographies de ces créations témoignent de l’harmonie qui existe entre les habitations des « Little People » et les bâtiments qui les abritent : réalisées dans les lézardes des murs effrités, les petites édifications dont la couleur et les formes résonnent avec l’environnement alentour sont elles-mêmes plus ou moins délabrées, abandonnées par la peuplade qui s’en est allée habiter d’autres murs. Microcosmes façonnés à l’image du macrocosme, les Dwellings révèlent ainsi que « la maison, comme chez les Dogons, “est une petite ville et la ville une grande maison et chacune reflète l’image de l’autre”. » (Tiberghien, 1993, citant Lucy R. Lippard) Habilement intégrées dans le paysage urbain, les demeures de Charles Simonds n’en apportent pas moins un contrepoint à nos cités contemporaines : faites d’argile et de bois, elles évoquent précisément des modes de construction plus « primitifs » et naturels et renouent avec les fables mêlant l’origine de l’homme à la terre [7].

9Aussi, en instillant la fable et le mythe au cœur de la cité, ces constructions incitent-elles à repenser la manière dont nous habitons le monde : « Les travaux de Charles Simonds, observe de cette façon Gilbert Lascault, nous aident peut-être à nous souvenir de l’habiter, à apprendre à habiter, à nous installer sur la terre, sans l’exploiter, sans l’épuiser, attentif à ce qui mûrit en elle, à ce qui à partir d’elle pousse et s’édifie [8]. »

Histoires de murs

10À travers leurs créations, Gil Bensmana, Banksy ou Charles Simonds racontent des histoires sur les murs de la ville. De fait, chaque mur de l’espace urbain semble avoir son histoire qui se « murmure [9] » aux yeux de ceux qui savent écouter et regarder ; Pierre Sansot (2004) notait de cette façon que « les pierres enregistrent les événements auxquels elles ont assisté. La poussière du passé, ajoutait-il, il ne faut pas la chercher ailleurs que dans celle de ces murs effrités par des mains, par des genoux, par des dos humains. Il n’est pas besoin d’être un voyant pour découvrir, dans leurs lézardes, les lignes de l’histoire. » (Sansot, 2004)

11C’est à cette écoute que se livre également Ernest Pignon-Ernest qui tente, par ses collages effectués sur l’épiderme des villes du monde entier, de révéler aux yeux des habitants quelque chose du passé enregistré par les murs. Parfois, il s’agit de faire ressurgir des moments de l’histoire des villes en faisant référence aux artistes (Rimbaud, Mahmoud Darwich, Pasolini, Jean Genet), qui ont vécu entre leurs murs. Mais il y a toujours chez Ernest Pignon-Ernest la volonté de donner une visibilité aux histoires des anonymes qui se sont succédé près de ces murs, les ont marqués de leur empreinte.

12À Naples, où Ernest Pignon-Ernest est intervenu à plusieurs reprises, grandes et petites mémoires en sont même venues à se confondre sur un mur utilisé par le plasticien comme un véritable palimpseste. En 1990, l’artiste cherche en effet un endroit où coller un dessin original à la pierre noire inspiré de La Mort de la Vierge du Caravage. Le dessin d’Ernest Pignon-Ernest ne garde du tableau de Caravage que le personnage de la Vierge morte, « recadrée » puisque son corps n’est plus visible en entier comme dans le tableau du xviie siècle. Or le fait d’avoir choisi ce cadrage et d’avoir ôté la présence d’une femme éplorée au premier plan pose problème pour l’artiste, car il observe que ce personnage (dont on peut supposer qu’il s’agissait de Madeleine) permettait au spectateur d’« entrer » dans la peinture du Caravage, de se sentir convié dans le tableau. Cependant, Ernest Pignon-Ernest trouve une solution en allant coller son dessin dans la Spaccanapoli, rue étroite qui « fend » la ville [10], choisie par l’artiste pour sa symbolique féminine mais aussi parce qu’il remarque que deux vieilles femmes installées chaque jour devant la porte d’une chapelle pour vendre des serpillières et des cigarettes pourraient en quelque sorte jouer ce rôle de trait d’union, cette « charnière [11] » entre l’espace fictif (du dessin) et l’espace réel (de la rue). « Ces deux vieilles, raconte l’artiste, ont découvert un matin l’image qu’elles ont adoptée, veillée presque [12]. »

13En 1995, de retour à Naples, Ernest Pignon-Ernest découvre que la chapelle a été murée et apprend que l’une des deux « veilleuses » (Antonietta) est décédée. Il décide alors de faire son portrait, en s’aidant d’une photographie prise en 1990, et de coller ce nouveau dessin sur le mur ayant quelques années plus tôt servi de support à la représentation de la Vierge inspirée du Caravage, dont on dit qu’il avait pris pour modèle une femme du peuple et même une prostituée. Par l’hommage qu’il rend à Antonietta, Ernest Pignon-Ernest se situe donc toujours dans la lignée du Caravage qui donnait à la religion une dimension humaine en incarnant les personnages de la Bible dans les corps des hommes et des femmes de la rue. Le présent et le passé se rencontrent dès lors sur ce mur qui semble avoir d’une certaine façon « enregistré » la présence de cette femme humble qui passait ses journées entières au même endroit, si bien que son image est devenue pour les habitants indissociable de ce lieu. Collé la nuit, alors que la ville est endormie, le portrait d’Antonietta apparaît d’ailleurs de façon presque magique, un peu comme si ce double, ce fantôme, avait surgi de lui-même à la surface du mur ayant retenu une part de l’ombre d’Antonietta. Ici comme dans d’autres villes, Ernest Pignon-Ernest semble agir à la manière d’un « révélateur », au sens photographique du terme, comme si l’artiste appliquait « simplement » une solution révélatrice sur le mur afin de faire advenir les présences spectrales qui hantent les lieux. Et le dessin acquiert alors la dimension d’une œuvre quasi religieuse, suscitant de vives émotions comme en témoigne Ernest Pignon-Ernest : « Je ne pouvais pas deviner l’attroupement, l’émotion, le trouble, le climat que la découverte de cette image provoquerait ce vendredi 22 octobre. Le lendemain, les commerçants de la rue proposaient une collecte afin d’apposer une vitre sur le dessin. Je les en ai dissuadés en promettant que je reviendrais la dessiner si l’image était détruite. Ce que j’ai fait en 2001 [13]. »

Ernest Pignon-Ernest, La Mort de la Vierge, dessin à la pierre noire inspiré par Caravage, collé à Spaccanapoli, Naples, 1990 et portrait d’Antonietta collé à Spaccanapoli, Naples, 1995-2001

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Ernest Pignon-Ernest, La Mort de la Vierge, dessin à la pierre noire inspiré par Caravage, collé à Spaccanapoli, Naples, 1990 et portrait d’Antonietta collé à Spaccanapoli, Naples, 1995-2001

© Adagp, Paris, 2012.

Percer le mur, abattre les frontières

14Certains murs racontent des histoires plus douloureuses que d’autres, ils déchirent l’espace, divisent le paysage, se dressent comme des frontières infranchissables entre « l’ici et l’ailleurs, le Même et l’Autre » (Baqué, 2006). Entre autres exemples de ces « balafres [14] », la barrière vertigineusement haute (jusqu’à 8 mètres), construite par les Israéliens pour empêcher les Palestiniens de pénétrer sur « leur » territoire, serpente sur des centaines de kilomètres et apparaît comme un nouveau « mur de la honte » érigé malgré la condamnation par les Nations unies. Or cette frontière de béton est un support utilisé par de nombreux artistes qui interviennent à même le mur pour dénoncer sa présence et tenter, symboliquement, de l’abattre (cf. Krohn et Lagerweij, 2010).

15En 2005, Banksy est ainsi venu tracer neuf images sur le mur : l’ombre d’une fillette qui tente de s’envoler avec des ballons gonflés d’hélium, un « trou » creusé par des enfants à travers lequel on peut voir un paysage idyllique, une bande en pointillés avec des ciseaux qui semblent inviter à découper en suivant la ligne comme si le mur était une simple feuille de papier et non un édifice complexe fait de multiples couches de béton et de barbelés…

16C’est également en 2005 que JR, autre « street artist » fameux, entreprend son premier voyage en terres israélo-palestiniennes. Touché par la situation et la souffrance des deux communautés, il est aussi étonné par leurs nombreuses ressemblances et en vient même à considérer ces deux peuples comme « deux frères jumeaux élevés dans des familles différentes [15] ». C’est alors que naît l’idée de prendre des photos qui fonctionneraient sous forme de diptyques, montrant chaque fois un Israélien et un Palestinien exerçant la même activité (chauffeur de taxi, sportif, religieux, artiste, enseignant, etc.) de part et d’autre de la frontière qui les sépare et mimant la manière dont chacun pense que « l’autre » le perçoit.

17Tirés en grand format, ces portraits sont collés en mars 2007 dans différentes villes de Palestine et d’Israël (Jérusalem, Bethléem, Ramallah, etc.) et l’affichage de ces images opère alors comme une interpénétration non belliqueuse des deux communautés : ici il n’est plus de colons ou de kamikazes, mais des visages de Palestiniens et d’Israéliens réunis au sein de chaque diptyque et incorporés aux paysages urbains des deux côtés de la frontière et même sur la frontière de béton séparant les deux peuples.

JR, Face 2 Face, mur côté palestinien, après le checkpoint de Bethléem, 2007

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JR, Face 2 Face, mur côté palestinien, après le checkpoint de Bethléem, 2007

18Le choix des tirages en grand voire très grand format et du dispositif d’exposition somme toute assez risqué et osé rend incontournable le « face-à-face » entre les visages photographiés par JR et les citadins. Contraint à regarder l’autre dans les yeux, à le dévisager pour tenter de l’identifier, chacun se retrouve finalement confronté à ses propres préjugés : quelle représentation se fait-on de l’Israélien quand on est Palestinien et vice versa ? Peut-on distinguer au faciès l’Israélien du Palestinien ? Sont-ils physiquement si différents ? Qu’est-ce qui se lit sur ces visages ? Une simple image peut-elle livrer quelque chose sur les origines, les croyances, l’identité d’un individu ?

19Face 2 Face est donc à la fois un projet monumental, une exposition hors les murs d’immense envergure et un travail de fourmi, œuvrant à l’échelle d’un individu face à un autre individu. Il nous semble ainsi que les images exposées sur le mur réel ne tentent pas de le faire oublier (elles n’en sont pas la négation) mais témoignent au contraire d’une volonté d’attirer les regards sur cette frontière de béton et sur les clichés bien ancrés qui ont sans doute rendu possible son édification. Aussi, en faisant vaciller ces barrières établies en chacun, l’œuvre paraît indiquer que la seule issue au conflit est à chercher à ce niveau local, à cette échelle microscopique de l’individu face à ses propres préjugés.

20Nous avons ici étudié des exemples d’artistes qui « font » le mur et retournent, ce faisant, vers ce support dont les hommes se servaient déjà il y a des milliers d’années. Couvrant les parois urbaines d’images et de signes, les artistes contemporains réitèrent ainsi des gestes ancestraux en faisant apparaître des animaux, des peuplades imaginaires et des monstres de toutes sortes. Cependant, certains artistes, comme Gil Bensmana, font en sorte que l’œuvre parle de ce que signifie pour un artiste le fait de sortir aujourd’hui des lieux clos : être hors-la-loi, être fuyard ou traqué et prendre le risque de voir son travail effacé au bout de quelques heures seulement. D’autres, tel Ernest Pignon-Ernest, tentent d’écouter les murs et de faire resurgir le passé en images. Le mur apparaît alors comme un immense palimpseste, ou un texte écrit à l’encre sympathique que l’artiste rendrait visible et lisible pour les citadins. Enfin, fait étrange qui peut sans doute interroger, un mur comme celui élevé en Israël transformant tout un territoire en prison à ciel ouvert, s’apparente également au mur d’une immense galerie où les plus grands artistes du street art viennent mêler leurs voix. Quelle est la légitimité de ces artistes ? Que peut l’art dans une telle situation ? N’y a-t-il pas une certaine indécence dans cette métamorphose du mur de séparation en mur d’exposition ? Ces questions se posent nécessairement et restent ouvertes, mais il est remarquable que certains artistes ne cherchent pas à rendre ce mur « beau » ou à le faire oublier, mais tentent, par l’art et avec un regard d’étranger, de « désigner » la frontière et d’indiquer des issues possibles, traçant de minces et fugitifs traits d’union dans le paysage meurtri par la présence de cette lourde barrière de béton. Par leurs œuvres, ces plasticiens montrent, comme d’autres artistes ont pu le faire par le cinéma (La Visite de la fanfare, de Eran Kolirin) ou la musique (Daniel Barenboim), que l’art a certainement le pouvoir d’abattre les murs et percer les frontières intérieures en attendant que les murs bien réels ne soient enfin démolis.

Notes

  • [1]
    Dans l’article 322-1, alinéa 2, du Code pénal, on peut effectivement lire que « le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3 750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger ».
  • [2]
    Voir le site de Gil Bensmana : <gilbensmana.free.fr>.
  • [3]
    L’artiste se compare lui-même à ce héros mythique, voir le site de l’artiste précédemment cité.
  • [4]
    Il existe différentes traductions du passage de Léonard de Vinci auquel nous faisons ici référence. La plus célèbre est la suivante : « Si tu regardes des murs barbouillés de taches, ou faits de pierres d’espèces différentes, et qu’il te faille imaginer quelque scène, tu y verras des paysages variés, des montagnes, fleuves, rochers, arbres, plaines, grandes vallées et divers groupes de collines… » (Les Carnets de Léonard de Vinci, tome II, Paris, Gallimard, 1987, p. 274 [traduction Louise Servicen]).
  • [5]
    Voir Teresa Millet, Charles Simonds, Valence, IVAM, 2003.
  • [6]
    Notons que, dans cet ouvrage, Gaston Bachelard, faisant lui aussi référence au texte de Léonard de Vinci que nous citions précédemment, commente ainsi : « N’y a-t-il pas un plan d’univers dans les lignes dessinées par le temps sur la vieille muraille ? Qui n’a vu dans quelques lignes qui apparaissent en un plafond la carte du nouveau continent ? Le poète sait tout cela. Mais pour dire à sa façon ce que sont ces univers créés par le hasard aux confins d’un dessin et d’une rêverie, il va les habiter. Il trouve un coin où séjourner dans ce monde du plafond craquelé. »
  • [7]
    « Terre, corps, personne et maison ne font qu’un », affirme d’ailleurs Charles Simonds (Millet, 2003). Cette relation est exploitée dans d’autres œuvres de l’artiste comme Landscape <-> Body <-> Dwelling (1971).
  • [8]
    Gilbert Lascault, cité dans Simonds, Paris, galerie nationale du Jeu de Paume, 1994.
  • [9]
    Nous faisons ici référence au film d’Agnès Varda intitulé Mur, murs (1980), sur les murals californiens.
  • [10]
    Ernest Pignon-Ernest, in Velter, 2007.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid
  • [14]
    Ibid
  • [15]
    Cf. <www.face2faceproject.com/>, consulté le 27/04/2012.
Français

Nombreux sont les artistes qui préfèrent aujourd’hui « faire le mur », c’est-à-dire sortir des lieux traditionnels de création et de monstration de l’œuvre d’art (l’atelier, le musée, la galerie) pour s’exposer à ciel ouvert. Parmi eux, certains choisissent précisément d’explorer le mur, de le travailler comme un support, de lui faire raconter des histoires, mais aussi de l’ébranler, de le percer pour tenter d’abattre – au moins symboliquement – les frontières qu’il représente.

Mots-clés

  • mur
  • frontière
  • artistes plasticiens
  • intervention urbaine
  • street art
  • liberté/contraintes
  • photographie

Références bibliographiques

  • Bachelard, G., La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2004.
  • Baqué, D., Histoires d’ailleurs. Artistes et penseurs de l’itinérance, Paris, éditions du Regard, 2006.
  • Brassai, Graffiti, Paris, Flammarion, 1993.
  • Heidegger, M., « Bâtir Habiter Penser », in Heidegger, M., Essais et conférences (traduit de l’allemand par André Préau), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1958.
  • Krohn, Z. et Lagerweij, J., Concrete Messages. Street Art on the Israeli-Palestinian Separation Barrier, Arsta, Dokument Press, 2010.
  • Laborit, H., Éloge de la fuite, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985.
  • O’Doherty, B., White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Paris, JRP Ringier, en coédition avec la Maison Rouge, 2008.
  • Sansot, P., Poétique de la ville, Paris, Payot & Rivages, 2004.
  • Tiberghien, G. A., Land art, Paris, éditions Carré, 1993.
  • Velter, A., Ernest Pignon-Ernest, Genève, Bärtschi-Salomon éditions, 2007.
Marie Escorne
Marie Escorne, agrégée d’arts plastiques et docteur en arts (Histoire, Théorie, Pratique), qualifiée au CNU (18e section), est chargée de cours à l’université Bordeaux 3. Elle a publié des articles sur l’art en milieu urbain (« JR ou l’art des clichés » et « L’Habitat vu par l’art contemporain », dans la revue en ligne Implications philosophiques), et sur le labyrinthe (« Le Guide psychogéographique de Paris de Guy-Ernest Debord » et « Les labyrinthes du GRAV », notices pour le catalogue de l’exposition Erre. Variations labyrinthiques, Centre Pompidou-Metz, sept. 2011 – mars 2012).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48342
Pour citer cet article
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