1La criminalité et la contrefaçon ne sont pas extérieures aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), preuve en est l’importance croissante dans le débat public du thème de la contrefaçon liée aux produits créatifs sur Internet sous un angle criminologique. Le propos de cet article est donc de décrypter certains enjeux stratégiques du binôme « cybercriminalité/contrefaçon » en termes de risques et de questionner le concept de frontière dans cette perspective. Il importe en effet de se pencher sur ce phénomène émergent trop souvent observé avec des préjugés dogmatiques. Nous montrerons notamment que face à une forme d’impasse scientifique dans l’analyse des enjeux en cours, les véritables défis se situent avant tout dans la mise en place d’un nouveau paradigme, à la fois dans la gestion du risque de contrefaçon et en termes de frontière.
Définition et contexte
2La cybercriminalité peut se définir dans le cas où « l’ordinateur peut être utilisé dans la commission d’un crime ou comme cible » (Heiser et Kruse, 2002). Mais cette définition présente l’inconvénient de ne pas prendre pas en compte le « offline » et un certain nombre d’acteurs centraux dans la lutte contre la cybercriminalité (notamment les douanes françaises) tendent à élargir le concept de cybercriminalité à des actes qui impliquent des flux criminels à la fois dans le réel et sur Internet, par l’intermédiaire d’un ordinateur (Przyswa, 2010). Cette vision élargie de la cybercriminalité mérite d’être retenue car elle présente l’avantage de pouvoir analyser cette forme de criminalité, à la fois dans le « réel » et le « virtuel », et de questionner nos conceptions de frontières souveraines en mettant en relief l’importance d’un nouveau territoire qui déstabilise les hiérarchies traditionnelles.
Une interprétation en termes de risque
3Le phénomène de distribution sur Internet de produits contrefaits doit s’apprécier au regard de la prise de risque des délocalisations et de sa gestion car la mondialisation propose de nombreuses options de répartition (Berger, 2006). Il est possible de dire que certains sous-traitants participent à l’approvisionnement de sites Internet chinois qui ciblent une clientèle occidentale adepte de produits contrefaits à moindre coût. Une trop lointaine délocalisation et l’apparition de « vrais faux » produits ou du marché gris sur des sites Internet illégaux peuvent aussi s’interpréter comme un « risque à effet boomerang » et avec la globalisation : « les risques finissent toujours tôt ou tard par atteindre ceux qui les produisent ou en produisent » (Beck, 2008). On ne saurait mieux synthétiser le risque cybercriminel pour les multinationales qui se trouvent confrontées à des flux d’informations sur des produits en partie contrefaits de leur marque. À sa manière, ce « risque à effet boomerang » d’une délocalisation mal maîtrisée est révélé par la dimension instantanée et transnationale d’Internet qui se joue des frontières physiques traditionnelles.
4Sur Internet le risque cybercriminel confirme aussi l’importance de l’information comme nouveau paramètre stratégique :
Dans la mesure où la production est de moins en moins liée à un lieu précis, l’information devient un medium central de cohérence et de cohésion de l’unité de production. Il devient donc crucial de savoir qui reçoit les informations comment et par quel biais, sur qui et sur quoi elles portent, et dans quel but on les transmet.
6On peut dire que le binôme « Internet/contrefaçon » incarne à sa manière une lutte de pouvoir « pour la répartition et les clés de répartition des flux d’information » (Beck, 2008) [1]. Lutte de répartition d’informations entre des sociétés telles que Google et LVMH sur des problématiques de contrefaçon de produits relayés par des flux d’information ou entre les consommateurs et certains producteurs qui voient leur échapper une partie potentielle de leurs marges. Sur Internet, les flux d’information redéfinissent donc en permanence les frontières des réseaux de contrefaçon.
7D’un point de vue industriel, certaines entreprises, de par leur stratégie, peuvent être plus soumises à ce risque :
- les firmes réseaux délocalisées en Asie du Sud-Est ou en Chine ;
- les entreprises de luxe qui privilégient des investissements considérables en marketing et publicité au détriment d’une créativité forte sur des fondamentaux artisanaux.
8Au vu de ces caractéristiques, on peut interpréter la criminalisation du cyberconsommateur de produits dits contrefaits comme souvent abusive : cette cybercriminalisation locale s’explique en grande partie par la difficulté à faire appliquer un droit international global et efficace [3] et par un « État débordé » qui tente de récupérer – tant bien que mal – des recettes fiscales (Offerlé, 1998). Par conséquent, le consommateur qui navigue de manière peu habile dans le « pays global de la frontière » (Bauman, 2007) qu’incarne Internet se trouve criminalisé localement alors que les entreprises « virtuelles » distribuant des produits contrefaits ou des délocalisations industrielles soumises au risque de contrefaçon se trouveront rarement questionnées voire inquiétées.
9Internet apparaît à la fois comme un vecteur déstabilisant et comme révélateur d’une crise de frontières entre des univers « virtuels » et « réels » mal maîtrisés. Paradoxalement c’est sans doute le « réel » qui présente la plus grande complexité dans l’analyse : il y a en effet une opacité sur les sources de production des produits dits contrefaits, notamment sur le territoire chinois, pays leader dans la contrefaçon industrielle. L’analyse du binôme s’avère donc pour le moins délicate.
Nouveaux espaces, nouveaux outils d’analyse
10L’enjeu de la contrefaçon en relation avec Internet s’apparente, en l’état actuel, à une probable « impasse scientifique » car la notion de cybercriminalité procède davantage « d’impératifs commerciaux, de nécessités politiques et d’une panique morale nourrie par une mauvaise compréhension du fonctionnement et des possibilités de l’informatique réseautée, que d’une réflexion rationnelle » (Leman-Langlois, 2006). Toutefois on ne peut pas écarter l’hypothèse de flux transnationaux criminels. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication, et en particulier Internet, ont probablement augmenté les risques criminels et bénéficié aux pratiques de criminalité organisée :
En termes de risque, Internet a produit : une bien plus grande connectivité qui présente un vecteur pour des activités criminelles, une opportunité importante pour conserver son anonymat, un moyen par lequel des connaissances sur des failles informatiques peuvent être promulguées et une accélération des techniques […] par lesquelles des utilisateurs peuvent être trompés et exploités.
12Mais une certaine opacité règne pour valider clairement des telles hypothèses. Cela dit, il est possible qu’une imbrication entre l’« économie criminelle » et une autre plus licite existe :
Il arrive que des acteurs majeurs de la contrefaçon puissent établir des entreprises légitimes, telles que des usines de vêtements ou des structures commerciales, comme « sociétés écrans » pour des opérations de fabrication et de vente de contrefaçon. Certaines de ces entreprises peuvent être aussi impliquées dans des activités d’import-export licites.
14On peut aussi considérer que la cybercriminalité liée à des « groupes criminels d’envergure » sur notre champ d’étude doit plutôt être assimilée à des « activités illicites » qui profiteraient notamment des failles, qui ont probablement augmenté avec la mondialisation du commerce et les flux fragmentés qu’elle implique (Sloterdijk, 2006). Reste à évaluer sur d’autres secteurs et territoires, en particulier en Chine, ce type « d’interpénétration » et en particulier le rôle d’Internet dans de tels dispositifs. Il importerait aussi de mieux évaluer la responsabilité de certaines marques dans l’organisation de ces trafics et d’essayer de segmenter de manière aussi précise que possible les entreprises les plus soumises au risque de contrefaçon et suivant quels paramètres. Il est en effet probable que la contrefaçon soit dans de nombreux cas un préjudice réel pour certaines marques abusées mais aussi que dans d’autres cas la responsabilité implicite voire directe de certains industriels puisse être validée.
15La confusion règne donc car les outils analytiques qui permettraient d’interroger les interactions entre réseau réel et réseau virtuel n’existent pas et impliqueraient une coopération des industriels et des pays concernés, ce qui paraît fort peu probable.
16Nous ne pouvons nous en tenir qu’à des hypothèses notamment théoriques :
Les organismes criminels sont particulièrement habiles à profiter des « trous structuraux » des réseaux légaux et des marchés. Ils commandent soigneusement les flux d’information et développent une capacité à coordonner les agents en les isolant, etc. Conséquence, le réseau criminel est plus flexible et peut donc réagir plus rapidement.
18Essayer d’établir les frontières claires de ces groupes criminels (ou actes illicites) s’avère particulièrement délicat même sur un territoire limité. Ces « failles » ou « trous structuraux » sont sans doute complexes à cerner de par la « flexibilité » des groupes « criminels ». Toutefois l’exemple de l’industrie de la mode démontre que :
L’hypothèse la plus répandue et la plus fausse consiste à avoir une vision conspirationniste unifiée des relations contrefaçon et organisations criminelles alors que dans l’industrie de la mode il est par exemple plus probable que l’économie de la contrefaçon fonctionne en parallèle de l’économie légale avec des sous-marchés distincts dans une sorte d’assemblage.
20Il n’en demeure pas moins qu’analyser un tel phénomène impliquerait aussi des moyens considérables à la fois technologiques et humains mais surtout une volonté politique forte. Selon une déclaration officielle récente (UNIS, 2010), cette volonté politique devrait :
[…] en premier lieu, interrompre les forces du marché dissimulées derrière ces trafics illicites. La dissolution de chaque groupe criminel ne fonctionne pas, car tous les groupes arrêtés sont immédiatement remplacés, etc. Le renforcement de la loi contre les mafias n’arrêtera pas les activités illicites si les marchés dissimulés restent impunis, tout comme l’armée de criminels en cols blancs – avocats, comptables, agents immobiliers et banquiers – qui les couvrent et blanchissent leurs initiatives.
22Un État stable et légitime serait également essentiel dans les pays en voie de développement pour freiner la criminalité organisée. Ce débat gagnerait donc à se doter d’outils analytiques liés au « risque économique » (plutôt que de se focaliser sur le « risque criminel »), qui légitimeraient ou non certaines actions répressives dont le sens est trop rarement questionné. C’est ce risque capitalistique qu’il importerait de mieux analyser grâce notamment à de nouveaux outils conceptuels et en particulier en observant au plus près la traçabilité sur Internet des flux les plus opaques. Cela dit une répression efficace passera moins par un filtrage sur Internet, dont l’efficacité hypothétique reste débattue (Callanan et alii, 2009), que par une traçabilité d’un « risque industriel et réel » dont certaines zones notamment chinoises restent dans un curieux angle mort. Se pose donc aussi la question de la légitimité de l’État chinois dans une telle politique industrielle.
23D’une manière plus générale, l’analyse du binôme « cybercriminalité/contrefaçon » est en grande partie révélatrice des spécificités des risques contemporains :
Les risques qui sont actuellement au centre des préoccupations sont de plus en plus fréquemment des risques qui ne sont ni visibles ni tangibles pour les personnes concernées. […] des risques qui ont besoin du recours aux « organes de perception » […] pour pouvoir devenir « visibles » et interprétables en tant que risques.
25L’opacité d’Internet pour la plupart des individus (et acteurs), ainsi que les zones souvent invisibles des réseaux de contrefaçon offrent un cas grandeur réelle de risque contemporain global où « les risques qui sont actuellement au centre des préoccupations sont de plus en plus fréquemment des risques qui ne sont ni visibles ni tangibles pour les personnes concernées » (Beck, 2008). La cybercriminalité, qui peut être assimilée au concept d’ennemi désétatisé et déterritorialisé (Beck, 2005), rend les « experts » ou « organes de perception » d’autant plus stratégiques dans la compréhension du phénomène et sa géographie. Dans un tel débat, le faible nombre de chercheurs en sciences sociales susceptibles d’analyser de tels enjeux pose problème.
Vers une zone frontière
26Au-delà de ce bilan, le binôme « cybercriminalité/contrefaçon » ne peut se résumer à une « impasse scientifique », à une menace « construite » ou encore à un « déficit analytique » car il pose aussi plus globalement des défis en termes de territoire. On peut considérer qu’« un nombre croissant d’activités prennent place dans des espaces numériques et des espaces non numériques » (Sassen, 2009) et souligner l’importance d’une zone frontière analytique entre les deux univers et du concept « d’imbrication » pour penser cet enjeu car « le réel et le numérique ont des effets l’un sur l’autre mais ne deviennent pas hybrides pour autant et chaque univers conserve ses spécificités » (Sassen, 2009).
27Par conséquent, un nouveau genre de territorialité émerge qu’il conviendrait de mieux décrypter et il importerait surtout de mieux comprendre les interactions entre le « réel » et le « virtuel » ainsi que les déstabilisations hiérarchiques qu’impliquent Internet pour mettre en place une lutte plus efficace. Lutte qui passera notamment par la mise en place d’outils coopératifs à la fois sur la Toile et dans le réel et qui mobilisera des acteurs aux profils variés (sociologues, informaticiens, logisticiens, économistes, spécialistes du secteur postal, etc.).
28Les analyses en cours gagneraient donc à se doter de nouveaux outils conceptuels en particulier en observant au plus près la traçabilité des flux les plus opaques virtuels et surtout réels dans une dimension locale. On observe que la mondialisation a sans doute multiplié des failles, en particulier locales, qu’il conviendrait de mieux cartographier. Ainsi, Internet démontre de manière paradoxale, l’importance stratégique et sous-estimée du « contexte local » dans le décryptage de la dyade « cybercriminalité – contrefaçon ». Il met aussi en relief l’évolution du concept de contrefaçon sur le plan spatial sous le double impact de la société de l’information et de la maîtrise des flux de production et distribution. Notons enfin que ces mutations n’excluent pas une rhétorique anxiogène et souvent anachronique sur la perception des risques dédiés au binôme. Le discours en question bascule en effet régulièrement entre une « realpolitik passéiste » ou une « vision utopique et autiste » alors qu’il s’agirait plutôt de penser avec lucidité la complexité de ces « frontières émergentes ».
Notes
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[1]
À noter que selon Ulrich Beck, c’est bien la propriété juridique et la décentralisation de la production qui sont les éléments clés du risque contemporain.
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[2]
La nomination d’Howard Schmidt fin 2009 en tant que « M. Cybersécurité » à la Maison-Blanche illustre bien ce brouillage des frontières d’expertise puisqu’il a travaillé dans le secteur économique (Microsoft), militaire (armée de l’air) et policier (FBI). Il est par ailleurs impliqué dans des défis de cybersécurité à la fois civils et militaires.
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[3]
En mars 2010, 29 pays avaient ratifié la Convention sur la cybercriminalité du Conseil de l’Europe.