CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La Grande Muraille de Chine construite face au monde « barbare » est à la fois un mythe et une réalité. Loin d’être une barrière, elle est multiple et s’inscrit comme un symbole de la Chine (Jan, 2003). Des siècles plus tard, avec Internet, le régime chinois fait du réseau une autre muraille constituée de multiples dispositifs de contrôle : contrôle technique, régulation juridique, pressions sociales, entreprises nationales et enfin tentative à l’international.

Adaptation : un dispositif technique

2L’introduction d’Internet en Chine se fait en 1994-1995 et les premières lois de régulation sont promulguées en 1997. Le principal dispositif de contrôle technique s’est déployé entre 1988 et 2008. Nommé golden shield par les autorités, il reçoit comme surnom Great Firewall of China, en référence directe à son homologue de pierre [1]. En effet, quatre grands réseaux d’opérateurs (CSTNET, ChinaNet, Cernet, ChinaGBN) forment les seuls points d’accès au pays et assurent l’ensemble du trafic, situation qui rend aisée l’installation de filtres et de logiciels spécialisés surveillant les sites locaux et ceux hors de Chine. Pour mémoire, les méthodes utilisées sont le blocage de l’adresse IP, le filtrage du DNS, de l’URL ou encore des paquets de données.

3Techniquement, le contrôle se fait par l’instauration d’une liste de mots clés dont la mise à jour est très réactive et avec des constantes, soit aux points d’accès, soit par les opérateurs et fournisseurs eux-mêmes. Ainsi, pour Baidu (principal site chinois), les mots interdits le sont à la fois sur son forum et sur son moteur de recherche. En 2010, 1,3 million de sites ont été fermés selon une étude de la Chinese Academy of Social Sciences [2]. Ces solutions et techniques sont complétées par du personnel spécialisé du Bureau de la sécurité publique, dont la fonction est de surveiller les sites. Le chiffre de 30 000 à 40 000 cyberpoliciers est souvent avancé (Shen, 2011).

4Concernant les blogs, plusieurs méthodes coexistent (MacKinnon, 2009) :

  • le blocage d’office du billet selon une liste de mots clés en vigueur sur le site ;
  • l’annonce « en attente de modération », avec parfois publication ;
  • un message visible sur l’ordinateur de l’auteur quand celui-ci est sur son blog ; il devient indisponible à partir d’un autre ordinateur ;
  • un message supprimé ou non publié après un certain temps ;
  • des mots « sensibles » remplacés par des étoiles ;
  • un contenu visible seulement pour les lecteurs hors de Chine continentale.

Régulation : un dispositif légal

5Trois années après les premières lois, les dirigeants revendiquent une approche sociale et culturelle, comme en témoignent les propos du ministre chinois des Postes et des Télécommunications (cité par Colomb, 2002) : « le gouvernement chinois est conscient tant des avantages que des inconvénients de ce réseau […]. Il s’agit d’adopter des mesures contre ce qui peut être préjudiciable à la sécurité du pays et ira à l’encontre des traditions chinoises. »

6Une recherche des lois chinoises ayant pour terme Internet dans leurs intitulés fait ressortir quarante-trois lois entre 2000 et 2011 [3]. Il est interdit de diffuser des informations qui :

7

  • violent les principes de base de la constitution chinoise ; mettent en danger la sécurité nationale, révèlent des secrets d’État, incitent à la subversion de l’État ou mettent en danger l’unité du pays ;
  • portent atteinte à la réputation du pays ;
  • développent la haine, le racisme et mettent en danger l’harmonie ethnique du pays ;
  • violent les lois nationales sur la religion ou promeuvent les sectes et les superstitions ;
  • propagent des rumeurs, mettent en danger l’ordre et créent une instabilité sociale ;
  • ont un caractère pornographique, violent ou lié aux jeux de hasard ;
  • diffament ou portent atteinte à la réputation des personnes ;
  • incluent des informations illégales au regard de la loi ou des règlements administratifs.
(Reporters sans frontières, 2005)

8Par ailleurs :

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Il est interdit d’encourager les rassemblements illégaux, les grèves, les troubles à l’ordre public.
Il est interdit d’organiser des activités illégales ou de créer des associations illégales par le biais d’Internet.
(Ibid.)

10Parmi les obligations légales, différents textes portent sur les éléments suivants :

  • nécessité d’une déclaration et d’une approbation des sites auprès du gouvernement (démarche identique à celle des journaux et autres médias) avec interdiction de mise en ligne de toute information non validée par la SPPA (State Press and Publication Administration) ;
  • pacte d’autodiscipline instauré en mars 2002, c’est-à-dire adhésion volontaire des portails, moteurs et fournisseurs d’accès à une charte de conduite édictée par l’Association chinoise de l’Internet ;
  • adhésion obligatoire à la Beijing Association of Online Media (BAOM), association de type professionnel créée en 2003, regroupant les fournisseurs d’accès et les autres acteurs du Web national et international, détenteurs d’une licence ou non. Le rapprochement entre obtention d’une licence, autorégulation et contrôle par l’administration est aisé à faire.
Par ailleurs, le lien entre loi et respect de l’ordre social s’incarne avec le site China Internet Illegal Information Reporting Centre (ciirc.china.cn) créé en 2004 et dont l’activité consiste à encourager la lutte citoyenne et institutionnelle contre les mauvais usages d’Internet. La mission du centre porte sur les thèmes suivants : « les contenus malfaisants pour la croissance en bonne santé des mineurs, comme l’obscénité et la pornographie, le jeu d’argent, la violence, la terreur, les provocations criminelles et les contenus qui diffusent la haine ethnique, en diffamant et en insultant, en violant les droits des autres et en violant des droits de propriété intellectuelle [4]. »

Des « mesures sociales »

11Après les lois, la régulation se mesure au travers de prescriptions à caractère social sur les comportements demandés aux citoyens. À cet effet, le parti développe une politique et des arguments afin que chacun intériorise les limites et le langage correct à tenir. D’abord avec la publication d’une liste de commandements, manière de suggérer le « bon » comportement aux internautes ; ensuite, les médias doivent garder à l’esprit que leur mission est de « guider l’opinion » en proposant des informations « correctes », c’est-à-dire conformes à la ligne du gouvernement. Des instructions en ce sens sont relayées par diverses structures en direction de la presse et des journalistes, notamment dès qu’il y a des scandales ou des protestations par des citoyens, sujets qu’il convient d’éviter de traiter. Voici un exemple des consignes provenant du « ministère de la Vérité », désignation ironique du ministère de l’Information par les internautes :

12

Du département central de la propagande : à propos de l’accident du métro de Shanghai, tous les médias sont obligés d’utiliser seulement les informations fournies par les autorités. N’envoyez pas de journalistes pour des interviews, ne publiez pas des commentaires, ne relayez pas des informations en provenance du cyberespace. Aucun bandeau (le scroll des chaînes d’infos continue) ou reportage en public n’est autorisé. Renforcez le contrôle sur le microblogging. Ne diffusez pas de façon irresponsable de déclarations douteuses [5].

13La pression sur les internautes et l’occupation du cyberespace s’est aussi développée avec la présence d’agents mandatés et de commentateurs chargés de prendre la parole dans un sens favorable au pouvoir. Ces internautes sont appelés hackers rouges ou wu mao dang, car pour chaque message, ils touchent 5 mao, soit 5 centimes de yuan (10 yuans = environ 1 euro).

14Le gouvernement articule ainsi le droit avec la répression et l’intégration de limites par les internautes. Cependant, de nombreux exemples montrent la créativité et le détournement des messages par les utilisateurs. Si les forums et autres espaces d’expression du réseau sont visibles, et donc contrôlés, une autre technique a pris de l’importance : le microblogging (Weibo), qui pose de plus en plus de problèmes aux autorités. Ainsi, la collision entre deux trains rapides et ses quarante morts de juillet 2011 a fait l’objet de millions de messages critiquant les autorités. Dans le même temps, environ 1 300 comptes seraient reliés aux autorités chinoises, avec toujours le même esprit : surveiller et occuper l’espace [6]. En août 2011, des avertissements par des officiels du Parti aux utilisateurs de la plateforme de microblogging Sina Weibo relatifs aux thèmes et contenus abordés par ces derniers ont été diffusés (Chin, 2011).

Entreprises nationales et approche internationale

15De la muraille à la protection du réseau, l’histoire montre que la logique chinoise reste la même : empêcher les « barbares » d’entrer sur le territoire. Aujourd’hui s’ajoute la volonté de la part des entreprises chinoises de l’Internet de prendre des parts de marché sur leur territoire puis, dans un second temps, dans le reste du monde ; ainsi Baidu s’oppose à Google ; Youku à YouTube, Renren à Facebook et QQ à ICQ et Weibo de Sina à Twitter. Ces entreprises nationales sont bien entendu mieux adaptées à leurs marchés et aux règlements du gouvernement. Cette approche, qualifiée d’Internet souverain, est loin d’être isolée et la Russie a une approche identique (Nocetti, 2011). Enfin, lors de la 66e session de l’Assemblée générale des Nations unies de septembre 2011, Chine, Russie, Tadjikistan et Ouzbékistan ont défendu le principe d’un code de bonne conduite sur Internet (Anderson, 2011). Il y a là une volonté d’influencer la réglementation d’Internet hors des cadres existants à l’international, à savoir les processus de l’IETF (Internet Engineering Task Force) et de l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers). C’est aussi une manière de dire qu’Internet est sous domination de l’Occident. Ceci rejoint les autres tentatives chinoises pour imposer des normes, comme l’agence de notation Dadong Global Credit Rating ou, dans un autre registre, les classements consacrés aux villes mondiales (Arifon, 2010).

16Dans les débats sur Internet aux Nations unies, on trouve une phrase qui soit clôture, soit ouvre le débat sur la régulation :

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Le but de ce présent code est d’identifier les droits et responsabilités des États dans l’espace de l’information, de promouvoir leurs comportements constructifs et responsables, d’améliorer leurs coopérations en répondant aux menaces et défis communs dans l’espace de l’information, et de s’assurer que les technologies de l’information et de la communication, incluant les réseaux, doivent être utilisées uniquement au profit du développement économique et social et du bien-être du peuple, avec l’objectif de maintenir la stabilité internationale et la sécurité [7].

18Cette dernière phrase est en parfait écho avec les instructions individuelles et collectives mise en avant par le gouvernement chinois. Ce panorama présente le projet chinois d’un Internet souverain et illustre les évolutions des frontières dans tous les secteurs. Objet juridique appliqué à un territoire physique, les limites deviennent des réseaux à la fois connectés et à surveiller. Il en est ainsi des douanes dans l’espace Schengen ou des relations entre villes globales selon Saskia Sassen. Nous proposons de dire que c’est l’ensemble des réseaux superposés qui constitue les limites et frontières actuelles. Bien entendu, cette image n’épuise pas le sujet et dans de nombreux domaines, il reste des éléments matériels et physiques pour continuer à délimiter.

Notes

  • [1]
    Voir à ce propos le site <www.greatfirewallofchina.org> qui permet de tester si un site est accessible en Chine continentale ou non. Le projet est dirigé par une association installée aux Pays-Bas.
  • [2]
    « China : 1,3 million websites shut in 2010 », BBC News, 13 juil. 2011. Voir : <http://www.bbc.co.uk/news/world-asiapacific-14138267>, consulté le 17/04/2012.
  • [3]
    Consulté le site <www.lawinfochina.com>, consulté le 17/04/2012.
  • [4]
    Voir <ciirc.china.cn>, consulté le 17/04/2012 (traduction par nos soins).
  • [5]
    « Directives from the ministry of Truth : July 5-September 28, 2011 », China Digital Times, 20 oct. 2011. Voir l’article en ligne <chinadigitaltimes.net/2011/10/directives-from-the-ministryof-truth-july-5-september-28-2011/> (consulté le 17/04/2012, traduction par nos soins). « From the Central Propaganda Department : Regarding Shanghai Metro crash, all media outlets are to only release news from authorities. Do not send reporters to conduct interviews, release comments, or re-post news gathered from cyberspace. No scrolling news or live broadcasting is allowed. Strengthen control over microblogs. Do not irresponsibly release unreliable statements. »
  • [6]
    <www.chinainternetwatch.com>, consulté le 17/04/2012.
  • [7]
    Assemblée générale des Nations unies, 66e session, Ref A/66/359 (traduction par nos soins) : « The purpose of the present code is to identify the rights and responsibilities of States in information space, promote their constructive and responsible behaviours and enhance their cooperation in addressing the common threats and challenges in information space, as to ensure that information and communications technologies, including networks, are to be solely used to benefit social and economic development and people’s well-being, with the objective of maintaining international stability and security. »
Français

La Grande Muraille de Chine construite face au monde « barbare » est à la fois un mythe et une réalité. Loin d’être une barrière, elle est multiple et s’inscrit aujourd’hui comme un symbole de la Chine. Quelques siècles plus tard, le régime chinois reste lui-même en ayant construit pour Internet une autre muraille constituée de cinq dispositifs : contrôle technique, régulation juridique, pressions sociales, entreprises nationales et, enfin, influence à l’international.

Mots-clés

  • Internet
  • Chine
  • muraille
  • réseaux
  • normes
  • intelligence économique

Références bibliographiques

  • Anderson, N., « Russia, China, Tajikistan Propose UN “Code of Conduct” for the ‘Net », Ars Technica, 20 sept. 2011. En ligne sur <arstechnica.com/tech-policy/news/2011/09/russia-china-tajikistan-propose-un-code-of-conduct-for-the-net.ars>, consulté le 17/04/2012.
  • Arifon, O., « Pékin, ville internationale, images et perceptions », publié en chinois dans Beijing Social Science, no 195, oct. 2010, p. 43-47.
  • Chin, J., « Top Chinese Propaganda Official Puts Pressure on Microblogs », China Real Time Report, 15 octobre 2011. En ligne sur <blogs.wsj.com/chinarealtime/2011/10/15/sina-weibo-top-chinese-propaganda-official-puts-pressure-on-microblogs>, consulté le 17/04/2012.
  • En ligneColomb, D., « La relation équivoque de la Chine avec Internet », in Mattelart, T. (dir.), La Mondialisation des médias contre la censure, Paris/Bruxelles, Ina/De Boeck, 2002, p. 279-294.
  • Jan, M., La Grande Muraille de Chine, Paris, Payot, 2003.
  • En ligneMacKinnon, R., « China’s Censorship 2.0 : How Companies Censor Bloggers », First Monday, vol. 14, no 2, 2 févr. 2009, revue en ligne. L’article peut être consulté à cette adresse : <firstmonday.org/article/view/2378/2089>, consulté le 17/04/2012.
  • Nocetti, J., « “Digital Kremlin” : Power and the Internet in Russia », Russie.Nei.Visions, no 59, avr. 2011.
  • Reporters sans frontières, « Les onze commandements du net chinois », 26 septembre 2005, en ligne sur <fr.rsf.org/chine-les-11-commandements-du-net-26-09-2005,15139.html>, consulté le 17/04/2012.
  • Shen, G., « China’s Internet Policy », conférence The Virtual World of China – Internet & Society, European Institute of Asian Studies, Bruxelles, 26 oct. 2011.
Olivier Arifon
Olivier Arifon est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université libre de Bruxelles. Il a travaillé huit années comme formateur dans le secteur privé et deux années comme attaché de coopération universitaire pour le ministère des Affaires étrangères. Depuis 15 ans, il enseigne plusieurs approches de la communication, comme l’intelligence économique, l’influence et le lobbying. Ses recherches portent sur les liens entre Internet, normes et crédibilité, société civile et Internet, dans une perspective comparée entre Chine, Asie et Europe.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48338
Pour citer cet article
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