CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La protection des identités numériques personnelles conduit à poser la question des limites des espaces virtuels dans lesquelles elles sont situées, en particulier dans les réseaux socionumériques (RSN). Ceux-ci sont des structures constituées de représentations d’individus ou de groupements d’individus reliées par différents types d’intérêt partagés. Tout individu, tout groupe, qu’il soit plus ou moins organisé, qu’il partage ou non un bien commun, peut créer ou participer à un ou plusieurs espaces. Les individus sont les nœuds de ce réseau et les relations en sont leurs échanges.

Rapprocher réseaux socionumériques et frontières

2Que sait-on de l’existence possible de leurs frontières ? En premier lieu, des observations évoquent cette possibilité à deux niveaux :

  • à un niveau macro. De récents travaux de cartographie des réseaux numériques mettent en évidence la notion d’espace d’exercice et corollairement des limites de ceux-ci. Une carte mondiale de Facebook[1] met en évidence des zones d’échanges intensifs dépassant les frontières des États en Amérique du Nord, en Amérique centrale, en Europe de l’Ouest et centrale, dans le Proche-Orient, sur le sous-continent Indien, au Japon et en Australie. La Chine, une grande partie de la Russie sont exclues. La Tunisie et l’Égypte sont des foyers isolés sur le continent africain. Les réseaux socionumériques auraient ainsi des sortes de frontières globales que délimitent les échanges intensifs ;
  • à un niveau méso. Plusieurs applications logicielles à un compte sur Facebook – telles que Touchgraph, My Friend Map, My Friendship Circle, etc. – permettent au titulaire d’un compte de visualiser les relations entre son compte et d’autres titulaires de comptes. Pour un compte donné, le graphe met en évidence les « amis » du titulaire, les réseaux auxquels ils appartiennent et les cliques sociales dont ils relèvent. On voit aussi qui est central dans un groupe donné et quelles personnes relient deux groupes.
Venons-en à la notion classique de frontière. C’est une ligne imaginaire continue qui sépare – on parle par exemple d’un incident de frontière – et qui relie – on évoque alors le poste de douane, l’octroi autrefois. Elle dépend étroitement de la vision institutionnelle. Par exemple, si l’Europe de Bruxelles s’arrête à la Pologne, elle est voisine du Japon dans la logique du Conseil de l’Europe. En effet, seul un bras de mer sépare celui-ci de la Sibérie, qui relève de la Russie, européenne au sens de l’institution de Strasbourg.

3Rapprocher réseaux socionumériques et frontières conduit à analyser les relations qu’entretiennent ces notions. La méthode adoptée ici est remontante, partant des outils dont tout utilisateur dispose pour délimiter l’étendue de son action. À cette fin, examinons le niveau micro, au niveau de l’utilisateur d’un compte.

Délimiter un contour de compte

4L’utilisateur doit tenir compte des outils constitutifs d’un réseau socionumérique et, en particulier, de ceux qui lui permettent de délimiter l’étendue de son action, de ses amis et de ses suiveurs.

5Les réseaux socionumériques présentent les caractéristiques suivantes :

  • ils relèvent d’un modèle et d’une technologie de communication (message de 140 caractères sur Twitter) ;
  • ils contiennent un ensemble de paramètres permettant à tout titulaire d’un compte, individu ou institution, de gérer son propre réseau d’informations et de gens qu’il y associe, des liens et des listes qu’il expose sur l’écran de celui-ci ;
  • ils définissent des listes : de noms (d’amis, pour Facebook), d’items d’échange (préférences, messages, photos, affichage sur un « mur », etc.) ;
  • et des liens avec d’autres groupes, d’autres sites. Chaque espace est propre à un internaute ; s’il a des relations avec d’autres espaces, elles sont explicites.
En ce qui concerne la délimitation de l’étendue d’action, il est possible de créer un compte fermé. Cette faculté suggère la possibilité d’une frontière au niveau micro. Sur Facebook par exemple, le titulaire d’un compte a le loisir d’en définir les propriétés à partir de l’entrée Home/Custom. Les paramètres de ce contrôle sont les suivants :
  • le protocole de connexion aux personnes autorisées ;
  • le contrôle de ce qui arrive quand des « amis » collent une étiquette (tag) au titulaire du compte ou sur ses messages ;
  • le contrôle de ce qui est partagé : applications, jeux, sites ;
  • la limite d’accès aux murs et messages antérieurs ;
  • la gestion des gens et des applications bloqués.
Il existe aussi un autre type d’espace, ouvert, accessible par la fonction accueil dans un groupe où celui qui sollicite l’entrée s’est déjà manifesté. Des informations immédiates y sont données sur les actions : avoir un nouvel « ami », avoir utilisé Touchgraph, par exemple, mais une autorisation de prélever ces informations est préalablement demandée.

Trois niveaux de délimitation

6La question des limites se pose alors pour les trois niveaux que nous venons de passer en revue. Dans ces trois cas, la notion d’organisation en réseau est incontournable :

  • au niveau macro, la cartographie est définie par le trafic des réseaux qui délimitent de grands espaces sur le planisphère avec des espaces de fortes concentrations et des liens distants entre ceux-ci. Ici, si frontière il y a, elle ne peut être que le réseau lui-même.
  • au niveau méso, la cartographie établie par Touchgraph sur un compte Facebook met en évidence les comptes avec lesquels il entretient une relation. Ici aussi, la seule organisation qui délimite l’espace est le réseau lui-même ;
  • au niveau micro, les éléments déclarés par le titulaire, accessibles ou non, sont également des listes, gérés par une organisation en réseau et des listes d’interdiction.
En quoi ces réseaux constituent-ils des frontières ? Comment s’opère la symbiose entre réseau et frontière ?

De la frontière ligne à la frontière-réseau

7Trois caractéristiques de la notion de frontière seront retenues ici, relatives à l’identité, à la fonction d’échange et à l’organisation en réseau.

Frontière, constitutive d’identité

8Une première caractéristique de la frontière est de définir une identité, que ce soit en biologie la peau pour un être vivant ou bien en géographie, la ligne continue qui circonscrit un État. Les animaux eux-mêmes passent leur temps à délimiter leur territoire avec des marques physiques, notamment des odeurs, qui matérialisent la relation entre identité et territoire. Sur Facebook, les éléments constituant l’identité sont les nom et prénom, le mail, le mot de passe, les réseaux, les comptes liés, l’anglais, critères auxquels s’ajoute le profil, déterminant central dans l’ensemble des réseaux, Facebook, Linkedin, Flickr, par exemple.

Frontière, lieu d’échange

9Une seconde caractéristique est que la frontière constitue un lieu d’échange et de passage entre son intérieur et l’extérieur. C’est déjà le cas pour la cellule qui n’autorise que sélectivement le passage de molécules. Dans les réseaux socionumériques, comme nous l’avons vu plus haut, le titulaire d’un compte Facebook a le loisir de caractériser les limites de son réseau.

La « frontière-réseau »

10La troisième caractéristique mérite un plus long développement. Elle a à voir avec un changement sensible dans la conception même de la notion de frontière, car elle opère la jonction entre réseau et frontière. Nous faisons ici l’hypothèse que cette jonction convient à la notion de réseau numérique. Selon les géographes, la notion de frontière a sensiblement changé notamment avec les deux évolutions suivantes [2] :

11La première est que des frontières sont devenues mobiles et ne s’arrêtent plus aux frontières traditionnelles. En France par exemple, on rencontre depuis une trentaine d’années des barrages de douane dans les endroits les plus inattendus : routes de campagne, banlieues, etc. Autre exemple avec le cas d’un trafic de drogue :

12

La douane camerounaise saisit 141,5 kg de cocaïne pure le 7 juillet 2011. Afin de démanteler le vaste réseau, la police camerounaise a travaillé en étroite collaboration avec les douanes camerounaise et internationale, ainsi que Interpol, pour effectuer cette saisie record de 141,5 kg de cocaïne le 7 juillet 2011. La police camerounaise doit la réussite de cette opération à la collaboration internationale. Selon la police, la surveillance a été renforcée dans les ports de Lomé au Togo et de Lagos au Nigeria, traditionnels lieux de transit de la drogue en provenance d’Amérique du Sud et à destination des pays de l’Union européenne. Les trafiquants, ont alors décidé de passer par le port de Douala, où la surveillance est plus « lâche ». Il a donc fallu une longue traque et la collaboration de « la quasi-totalité des forces de sécuritaires locales et internationales », ainsi que l’interpellation d’une quarantaine de personnes pour mettre la main sur le cerveau local du trafic [3].

13Ici, la frontière ne délimite plus un espace fixe de contrôle, mais une aire à géométrie variable qui dépasse largement la base géographique.

14La seconde évolution est que la frontière ainsi conçue fonctionne en réseau. Dans l’exemple qui vient d’être cité, une coopération en réseau a été mise en place entre douanes africaines, douanes d’Amérique du Sud et douanes d’Europe. L’hypothèse est ici que la frontière sous sa nouvelle forme est un espace distinct de celui d’un État, finalisé sur un objectif et contrôlé par des institutions.

15Les critères d’identité, de mobilité et de réseau s’appliquent aux trois cas macro, méso, micro dont il a été question plus haut. La mobilité est constante du fait des logiciels de gestion qui ne cessent d’explorer les messages pour offrir de nouvelles possibilités de liens, ce qui oblige le titulaire du compte à contrôler ses effectifs, à faire des choix et à effectuer éventuellement des affichages sur son « mur ». Dorénavant, il y a donc lieu de distinguer les deux acceptions du terme frontière : l’espace géographique traditionnel entouré d’une ligne continue et la frontière-réseau. La frontière-réseau, virtuelle, ignore la première, même si celle-ci est un mur. Seul l’arrêt d’Internet, comme cela s’est passé en Égypte au printemps dernier, peut la mettre en défaut.

La frontière-réseau délimite un espace virtuel

16À ses deux extrêmes, l’espace virtuel créé se rapproche, selon Milhad Doueihi (2011), du modèle de la cité grecque et de celui de la cité romaine. Le modèle grec se caractérise par un point d’entrée commun, un contrôle de l’accès en fonction d’une série de critères et un ensemble de règles qui régissent le groupe. Dans ce modèle, précise Doueihi en évoquant Benveniste, l’entité fondamentale est la polis athénienne. La citoyenneté y suppose une « identité intimement liée à un espace marqué ». À l’opposé, le modèle romain est relationnel : c’est « l’association entre des individus et leurs relations mutuelles qui définissent la civitas ». Le premier est sélectif, le second, associatif. Relève de ce second type Twitter quand il sert avec les live tweets à informer et à augmenter le public susceptible de participer à un événement, festival ou manifestation, par exemple.

17En conclusion partielle, nous admettrons que les trois niveaux spatiaux d’un réseau numérique respectent les critères d’identité avec la notion de profil, de mobilité et de frontière-réseau.

18Si la frontière-réseau organise les échanges d’un ensemble de participants, elle n’en crée pas pour autant une communauté. Pour qu’il y ait communauté, il faut qu’un bien commun y soit mis en partage. Ce bien commun est souvent difficile à identifier, soit parce qu’il est porté par des acteurs très contrastés, ce qui fut le cas pour le Printemps arabe, soit parce qu’il est éphémère. Wikileaks n’a semble-t-il pas engendré de communauté, sinon un ensemble de soutiens à son action.

Frontière-réseau, murs et frontières

19Les données numériques qui nous sont attachées nous sont inconnues de même que leur nombre et les espaces où elles sont stockées. En 2007, selon une enquête de ComScore, Yahoo recueillait déjà chaque mois sur ses sites 110 milliards d’informations, soit une moyenne de 811 par internaute [4]. Nous manquons de notions opératoires pour les identifier et tout simplement pour en parler. L’enjeu est double : premièrement, pouvoir accéder à ces données, les traiter, les vérifier et éventuellement les supprimer. Le second enjeu est d’ordre politique : l’opacité actuelle de ces pratiques de stockage interdit une véritable régulation de la protection de la personne. À cet égard, l’hypothèse de la frontière gérée en réseau est intéressante à tester car c’est une notion dynamique fondée sur l’interaction et contrôlable par l’individu. Celui-ci peut « garder » la main sur ses données ou la reprendre, s’il l’a perdue. Cette notion, si elle prouve sa maniabilité, peut avoir d’autres applications que les réseaux socionumériques.

20Chaque espace de données produites par interaction, géré par le titulaire d’un compte, constitue alors une frontière du second type, une frontière-réseau à géométrie variable qui enveloppe les partenaires, qui contrôle et qui gère. Les frontières-réseaux sont instrumentées pour des objectifs personnels, entrepreneuriaux, sociaux ou politiques à des fins de constitution de groupes, d’information, de détournement. Que deviennent alors les frontières classiques (ces frontières linéaires étant du premier type) sous l’éclairage de la frontière-réseau ? Trois aspects de la vie en société sont examinés ici, relevant de la sphère privée de l’individu, de la sphère professionnelle et de la géopolitique.

La sphère privée

21Internet a spectaculairement favorisé l’explosion de celle-ci, aux deux sens du terme. Au sens d’hypertrophie : les sites personnels et les blogs avaient déjà donné un coup d’accélérateur à l’exposition de soi (Tisseron, 2008) ; les réseaux sociaux ont accru le mouvement par l’établissement d’un nombre souvent considérable d’amis ; par l’exposition du quotidien sur le « mur », sous forme de textes, de photos et de commentaires. Au sens d’éclatement des frontières : par un affichage de soi quant à son physique, à ses états d’âme, à ses impressions dans le monde du travail, pour ne citer que ceux-là, qui relevaient autrefois de la sphère de l’intimité. Si une des motivations fortes de cette exposition de soi est la recherche de la considération par autrui pour consolider l’estime de soi, on est alors dans une problématique de construction ou de consolidation du lien social.

22Une pratique, semble-t-il fréquente, d’internautes sur les réseaux sociaux est une sorte de « fenêtre sur cour », pour reprendre le titre d’un film d’Alfred Hitchcock : regarder constamment ce qui se passe sur l’écran, sur le « mur », sans intervenir (Perriault, 2009). Cette pratique manifeste le sentiment d’appartenir à un groupe dont on suit le quotidien pas à pas. Dans la plupart des cas, ces groupes ne sont pas des communautés, car un bien commun n’y est pas défini. Ce peuvent être des communautés de pratique lorsqu’elles possèdent un référentiel d’action commun, un répertoire partagé et une mémoire.

23Ces deux exemples montrent des effets paradoxaux de frontière. D’un côté, les réseaux socionumériques font exploser l’enveloppe (la frontière) de la sphère privée et la fragilisent ; de l’autre, ils rassurent sur l’appartenance à un groupe dont la frontière (le réseau et son mode de fonctionnement) n’est pas mise en cause.

La vie professionnelle

24Les réseaux sociaux véhiculent en très grand nombre des échanges sur la vie dans l’entreprise, les opinions sur les cadres, des informations stratégiques notamment. Cela indique que ceux qui les pratiquent ne discernent pas clairement deux choses : 1) ce qui peut se dire sur cet espace et ce qui ne peut pas s’y exprimer ; 2) ce qui relève de la sphère privée et de l’activité en entreprise (Breduillieard et Cordelier, 2011). Cette confusion – encore un problème de frontières ! – est arrivée à un point tel que de plus en plus d’entreprises font signer à leurs employés une charte de confidentialité, sous peine d’exclusion.

25Cette confusion semble liée à deux facteurs :

  • à l’incertitude quant à la nature de l’espace dans lesquels opèrent les réseaux socionumériques : est-il privé ou public ou hybride ? ;
  • au statut hybride, lui aussi, de l’internaute qui est à la fois émetteur et récepteur.
D’où l’hypothèse que, dans ce va-et-vient de statuts, il ne repère pas clairement les passages incessants de ces frontières, au cours des échanges, entre sphère publique et sphère privée, entre sphère privée et sphère professionnelle. Certes, dans la vie courante, nous sommes émetteurs et récepteurs, mais ces fonctions sont « situées » dans des contextes. La communication électronique efface ces contextes, ce qui explique les cas fréquents de messages indiscrets entre protagonistes relevant d’organisations concurrentes (Breduillieard et Cordelier, 2011).

26La frontière-réseau ne protège pas la sphère privée. Un tribunal britannique vient de confirmer le renvoi d’un de ses employés par la société Apple parce qu’il avait tenu des propos négatifs à son égard sur son compte privé Facebook[5]. Cela d’autant plus que ce réseau revendique la propriété des informations que publient les utilisateurs. De qui la frontière-réseau organisant et protégeant les données est-elle la propriété ? Ceci reste un problème juridique à traiter, puisque Facebook considère être propriétaire de toutes ces données.

Aspects géopolitiques

27La notion de frontière-réseau est en fait bien plus ancienne que les réseaux numériques et qu’Internet. Les minorités ethniques et religieuses la pratiquent depuis toujours, en fixant le nombre de participants au réseau et en imposant des conditions drastiques d’accès.

28Arrêtons-nous sur un cas de frontière-réseau permis par Internet au début des années 2000 dans le Sud-Caucase ; dans cette région, plusieurs pays ont des frontières physiques strictement verrouillées (de l’ouest à l’est : la Turquie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan). Entre l’Arménie et la Turquie, les barbelés s’y doublent d’un verrou symbolique, la question du génocide arménien. L’Azerbaïdjan est allié à la Turquie.

29Lors d’une mission en 2003, nous découvrons avec étonnement qu’en janvier de cette année-là, un protocole de coopération a été signé par dix-huit villes de ces trois pays, auxquelles s’ajoutent des villes de Géorgie, située au nord. Un Forum des cités provinciales du Sud-Caucase est ainsi créé, rassemblant celles-ci pour la coopération en cas d’urgence, notamment en cas de tremblement de terre [6]. Sur le terrain, nos entretiens avec les promoteurs arméniens [7] du projet rapportent que les signataires utilisent Internet pour échanger des informations essentielles à l’activité économique, notamment l’échange des mercuriales des produits agricoles que ces pays vendent à la Russie, leur voisine immédiate. Cette opération présente bien les traits d’une frontière-réseau : réseau, identité et mobilité (virtuelle) y sont présents. La dynamique de l’échange ainsi instauré conduisit bientôt les protagonistes des quatre pays à se rencontrer physiquement, tantôt à Bakou, à Istanbul ou à Tbilissi. Ils correspondent toujours aujourd’hui régulièrement par Internet en russe et en arménien.

30En 2003, une ONG spécialisée dans la prévention des conflits, International Alert, réussit à faire travailler ensemble les sept pays totalement ou partiellement belligérants : Arménie, Azerbaïdjan, Abkhazie, Géorgie, Nagorny Karabakh, Ossétie du Sud, Turquie, à la rédaction d’un ouvrage collectif : From War Economies to Peace Economies in the South Caucasus, présenté en France à l’Institut européen de Défense en 2005 [8]. Sans que les positions conflictuelles des pays du Sud-Caucase aient été depuis lors clairement abandonnées, les relations turco-arméniennes se sont détendues : reportages de journalistes turcs en Arménie, visite du président turc pour un match de football à Erevan en 2011, etc. Par l’accord de 2003, les dix-huit villes ont constitué un réseau frontière. Les composantes en sont la charte de 2003, la liste des villes, la liste des items : informations, mercuriales, échanges de courriels notamment, la liste des liens de coopération et la liste des opérateurs impliqués. À souligner, la production de l’ouvrage collectif cité plus haut, résultant de la collaboration d’abord virtuelle puis progressivement matérielle au sein de l’espace créé par cette frontière-réseau. La mobilité, d’abord virtuelle, s’est progressivement traduite par des déplacements et rencontres physiques suscités par sa mise en œuvre et son fonctionnement.

31Autre exemple, ce qu’il est convenu d’appeler le Printemps arabe a mis en évidence l’utilité des réseaux frontières activés par les réseaux socionumériques. Ils ont permis non seulement l’inclusion de populations opprimées par des vagues d’agrégations successives à des réseaux dont elles élargissaient les frontières, mais aussi d’alliés disséminés un peu partout dans le monde (le réseau Anonymous, par exemple). La métaphore d’archipel vient à l’esprit, une sorte d’archipel virtuel dont la géographie reste, semble-t-il, un problème théorique à résoudre.

32Un bon exemple de la mobilité – de la plasticité, devrait-on dire – du réseau frontière réside dans la façon dont a été contourné le blocage d’Internet pendant la révolution égyptienne. Devant l’impossibilité d’utiliser les réseaux socionumériques dans le pays, Google, SayNow et Twitter ont passé un accord permettant aux Égyptiens d’envoyer des messages vocaux sans utiliser le Web. Le mode opératoire était le suivant :

  • adresser des messages vocaux par téléphone à trois numéros situés à l’étranger ;
  • écouter les messages sur les mêmes numéros.
Le réseau frontière s’est ici réorganisé en fonction de contraintes qui bloquaient son fonctionnement par changement de protocole technologique.

Représentation graphique à propos du Printemps arabe

33Les travaux sur la représentation graphique permettent de visualiser les espaces propres à chaque détenteur de groupe. L’informaticien anglais Kovas Boguta, directeur de la firme Infoharmoni a construit un diagramme montrant les échanges sur Twitter pendant la révolution égyptienne [9]. Chaque cercle représente un individu ou une institution. Les tweets en arabe (en rouge) concernaient la population locale, les bleus (en anglais) s’adressaient aux journalistes internationaux et les mauves étaient rédigés dans les deux langues. Plus le cercle représentant chaque compte est grand, plus les lecteurs des messages envoyés les ont répercutés. Le plus grand émetteur, représenté par le plus grand cercle, en est Wael Ghonim, une figure du mouvement. Les comptes sont placés par l’auteur selon le nombre décroissant d’échanges [10]. Cette grappe de frontières-réseaux s’est superposée aux frontières géographiques, idéologiques et politiques.

34L’examen de l’hypothèse d’une frontière-réseau montre que celle-ci a comme ossature une organisation gérée par le titulaire du compte qui agrège les partenaires, gère les contacts, et fait circuler l’information. Cette frontière-réseau est paramétrable. Elle peut être fermée et sélective ou bien ouverte et permissive. Si elle permet de surmonter les frontières physiques, elle est elle-même fragile car aisément franchissable. Dans trois domaines, celui de la vie privée, de la vie professionnelle et de la géopolitique, les frontières-réseaux peuvent servir à des contournements et à des franchissements d’obstacles par superposition d’un nouvel espace frontalier hybride qui déborde ici les limites institutionnelles et les blocages des frontières terrestres. L’analyse de cette question devrait se poursuivre notamment par l’examen des acteurs et instruments : passeurs (gatekeepers) et objets frontière, notion travaillée par Patrice Flichy. L’outil réseau socionumérique serait en train, c’est l’hypothèse à laquelle cet article aboutit, de créer des multitudes, espaces hybrides engendrés par des acteurs humains et institutionnels, dont l’étude aussi bien sociologique, politique que géographique appelle la création de nouvelles notions opératoires.

35La pratique de tels outils a en outre la fonction pédagogique d’apprendre à gérer un réseau virtuel et à en maîtriser les limites. Des centaines de millions d’individus sont en effet en train d’apprendre par autodidaxie à organiser leur relationnel avec cet outil conceptuel. Il y a là une hypothèse à explorer de l’empreinte culturelle que laisseront les réseaux socionumériques chez leurs utilisateurs.

36L’ensemble des espaces de centaines de millions d’usagers sur un même réseau numérique est une réalité aujourd’hui visualisable comme une carte de géographie décrivant frontières et liens.

Notes

  • [1]
    R. Barth, K. Lemm, D. Liedtke, F. Ochmann, U. Schönert et B. Platsch, « Das Zeitalter des Schwarms », Stern, no 22, 25 mai 2011.
  • [2]
    Anne-Laure Amilhat-Szary et Frédéric Giraut, Les Frontières mobiles/The Mobile Borders, XIes rencontres du réseau BRIT/XIth BRIT conférence, université de Genève avec l’université Joseph Fourier de Grenoble et le CNRS - UMR Pacte, 6-9 sept. 2011. En ligne sur <http://www.pacte.cnrs.fr/spip.php?article2543>, consulté le 02/04/2012.
  • [3]
    Voir l’article « Trafic de drogue : 141 kg de cocaïne saisis à Douala » sur le site Mboa News, en ligne sur <http://www.news.mboa.info/societe/fr/societe/rubrique/64064-trafic-dedrogue-141-kg-de-cocaine-saisis-a-douala.html>, consulté le 02/04/2012.
  • [4]
    Enquête publiée par le New York Times le 10 mars 2008 (Source : Bruno Salgues) en ligne sur <http://www.nytimes.com/2008/03/10/technology/10privacy.html?_r=2&pagewanted=1&hp>, consulté le 02/04/2012.
  • [5]
    « Apple licencie un employé qui l’avait critiqué sur Facebook », 01net, 3 nov. 2011. Source : <http://www.01net.com/editorial/545776/apple-licencie-un-employe-qui-l-and-039-avaitcritique-sur-facebook/>, consulté le 07/05/2012.
  • [6]
    Le tremblement de terre de 1989 à Gumri (Arménie) avait fait 50 000 victimes.
  • [7]
    Aghavni Karakhanian et Artush Mkrtchyan, « The Role of Economic Cooperation in the Settlement of Conflicts in the South Caucasus », in Economy and Conflict Research Group on the South Caucasus, From War Economies to Peace Economies in the South Caucasus, Pensord, International Alert, 2004.
  • [8]
  • [9]
    Source : <http://kovasboguta.com/1/post/2011/02/first-post.html>, consulté le 07/05/2012.
  • [10]
    R. Barth, K. Lemm, D. Liedtke, F. Ochmann, U. Schönert et B. Platsch, « Das Zeitalter des Schwarms », op. cit.
Français

Tout titulaire d’un compte dans un réseau socionumérique organise et gère son propre réseau de relations. De récents travaux en géographie considèrent que certaines frontières sont elles-mêmes aujourd’hui des réseaux. L’hypothèse explorée ici est que ces réseaux de relations sont en même temps des frontières. Cette « frontière-réseau » délimite un espace virtuel, est flexible, de géométrie et perméabilité variables, mais présente une faible capacité de protection. Par contre, elle permet le dépassement des frontières traditionnelles et peut jouer un rôle stratégique dans des conflits. Des exemples d’application en sont donnés dans les domaines de la vie privée et professionnelle et de la géopolitique.

Mots-clés

  • réseau socionumérique
  • compte personnel
  • science géographique
  • frontière-réseau
  • flexibilité
  • rôle stratégique
  • vie privée
  • vie professionnelle
  • géopolitique

Références bibliographiques

  • Breduillieard, P. et Cordelier, B., « Conditions de performativité des chartes d’utilisation des médias socio-numériques en entreprise », In-formation et communications organisationnelles : entre normes et formes, Actes d’un colloque international, université de Rennes 2, 8 et 9 sept. 2011.
  • Doueihi, M., La Grande Conversion numérique, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2011.
  • En lignePerriault, J., « Traces (numériques) personnelles, incertitude, lien social », Hermès, no 53, 2009, p. 13-20.
  • Tisseron, T., Virtuel mon amour, Paris, Albin Michel, 2008.
Jacques Perriault
Jacques Perriault est professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. Ses travaux portent sur les dispositifs de communication numériques pour l’accès au savoir, sur la communication et sur les systèmes d’information en cas de catastrophe, et sur la place du numérique dans la construction des régulations et de la démocratie. Depuis 2007, il est conseiller à l’Institut des sciences de la communication du CNRS et membre de son conseil scientifique. Il a récemment dirigé avec Céline Vaguer La Norme numérique. Savoir en ligne et Internet (CNRS éditions, 2011).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48337
Pour citer cet article
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